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SIII. Abélard.

Les libres penseurs que nous avons rencontrés jusqu'ici sont chrétiens tout ensemble et philosophes; chrétiens par l'influence du temps où ils vivaient, ils ne se doutent pas que leur philosophie détruit le christianisme. Il en est de même d'Abélard. L'Église l'a condamné. La censure, en tant qu'elle frappait ses tendances, était juste, car les principes philosophiques d'Abélard aboutissent à la négation du catholicisme. Mais la condamnation était injuste en tant qu'elle s'adressait aux intentions d'Abélard, car l'illustre docteur a toujours protesté de son orthodoxie: dans son Introduction à la Théologie, il dit que, s'il se trompe, il est prêt à rétracter ses erreurs (1): il écrit à Héloïse qu'Aristote ne le détournera pas du Christ dans son Apologie, il fait une profession de foi chrétienne (2). Abélard se croyait orthodoxe : il parle avec horreur des hérésies d'Origène (3), les hérétiques lui paraissent mille fois pires que les Gentils (). Le philosophe, accusé de rationalisme, est si loin de ne croire que ce qu'enseigne la raison, qu'il fait aux dialecticiens le même reproche que saint Bernard lui adressait (5). Dans le livre même que l'Église a condamné, Abelard se proposait de défendre la religion chrétienne contre ses adversaires (6).

Abelard s'est trompé, en voulant concilier la raison avec la foi révélée; bien d'autres après lui ont échoué dans une œuvre impossible. L'expérience a fini par profiter à la raison; elle a divorcé avec la foi, jusqu'à ce que la foi se mette d'accord avec la raison. Mais si Abelard entend mettre la raison au service de la foi, à quel titre le plaçons-nous parmi les libres penseurs? Comme défenseur

(1) Abaelardi Introductio ad Theologiam, Prologus, p. 974, 975.

(2) Abaelardi Opera, p. 308, 330, s.

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Supramodum abominandas hæreses » (Op., p. 1045).

(4) Ib. « Quis etiam hæreticos longe deteriores esse gentibus ignoret? »>

(5) Theologia christiana, lib. III (Martene, Thesaurus Anecdotorum, T. V, p. 1247): « Quod enim id solum recipiunt, quod eis ratio sua persuadet...

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(6) Abaelardi Introductio ad Theologiam, p. 1046, 1004, 1017. Cf. Theologia christiana, dans Martene, T. V, p. 1242.

de la raison. Saint Augustin part du principe que la foi précède l'intelligence; malgré toutes les transactions que l'Église est obligée de faire avec la raison, ce sentiment est nécessairement le sien. La raison, au contraire, dès qu'elle s'éveille, demande à comprendre pour croire. Abélard dit qu'étant appelé à enseigner la théologie, ses élèves lui demandèrent des arguments tirés de la philosophie, propres à satisfaire la raison; ils le supplièrent de les instruire, non à répéter ce qu'on leur apprenait, mais à le comprendre; car, disaient-ils, nul ne saurait croire sans avoir compris, et il est ridicule d'aller prêcher aux autres des choses que ne peuvent comprendre, ni celui qui les professe, ni ceux à qui il les enseigne (1). Le philosophe français était donc l'organe d'une révolution qui s'opérait dans l'esprit humain, quand il proclamait que l'intelligence précède la foi et que la foi doit reposer sur la raison. Si la raison ne peut pas discuter la foi, dit-il, comment pourra-t-on distinguer le vrai du faux? (2) Voilà bien le fondement du rationalisme. Peu importe, qu'Abélard ne soit pas rationaliste: dès que le germe d'une doctrine est déposé dans la conscience humaine, il se développe contre le gré même de ceux qui l'ont répandu sans en apercevoir la portée. Or, le rationalisme, placé en face de l'orthodoxie catholique, conduit nécessairement au doute et à l'incrédulité. En dépit des protestations d'Abélard et de sa bonne foi, cette tendance existe dans ses écrits. La voie de la sagesse, dit-il, c'est le doute (3). De là à l'incrédulite et à la négation du christianisme, il n'y a qu'un pas.

Quoique Abelard n'ait pas vu les conséquences auxquelles sa doctrine conduit, ses aspirations vers l'avenir percent néanmoins dans les explications philosophiques qu'il essaie de donner des dogmes du christianisme. Nous ne dirons rien de sa théorie de la Trinité la Trinité chrétienne consiste essentiellement dans la divinité du Verbe qui s'est fait chair; or l'incarnation est un miracle

(1) Abaelardi Historia calamitatum, c. 9, p. 20.

(2) Abaelardi Op., p. 1058.

(3) « Dubitando ad inquisitionem venimus; inquirendo veritatem percipimus >> (Sic et Non, p. 16, éd. de Cousin).

et quand la raison veut expliquer les miracles, elle doit aboutir à l'absurde; aussi tous ceux qui ont cherché un sens philosophique dans la Trinité, ont-ils été accusés d'hérésie. Abelard ne fut pas plus heureux, et en réalité, sa doctrine religieuse dépassait le christianisme. Tout le christianisme repose sur le mystère de l'incarnation et de la rédemption. La rédemption se lie au péché originel; c'est parce que l'humanité entière a péché en Adam et mérité la mort éternelle, que Dieu a dù envoyer son Fils pour la racheter. Une fois le péché originel admis, la rédemption et l'incarnation en découlent comme une conséquence nécessaire. Cependant Abélard accumule les objectious contre la rédemption; il ne comprend pas comment l'homme a pu être livré en proie au diable, par suite du péché d'Adam; il comprend moins encore comment la mort du Christ innocent a racheté le coupable de la mort. C'est dire qu'Abélard n'a pas une ferme croyance dans le péché originel. Aussi sa théorie de la rédemption n'a-t-elle de chrétien que le nom : « Le Fils de Dieu, dit-il, a pris la nature humaine pour nous enseigner la charité et par ses paroles et par son exemple ('). Ainsi la rédemption n'est plus qu'un enseignement; mais pour cela il ne faut pas le plus grand et le plus impossible des miracles, Dieu qui se fait homme il suffit que Dieu agisse par les voies naturelles de son influence sur les créatures. L'explication philosophique d'Abélard détruit implicitement le dogme chrétien et lui substitue un dogme nouveau qui n'est autre que celui de la philosophie moderne : la révélation permanente de Dieu par l'humanité prend la place de la révélation miraculeuse du christianisme.

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Cela est si vrai que, d'après Abélard, le Fils de Dieu n'a pas prêché de religion nouvelle il dit que la doctrine chrétienne est antérieure au christianisme. Les philossphes enseignaient l'immortalité de l'âme; Socrate et Platon disaient que Dieu est le souverain bien; l'humilité de Pythagore était presque l'humilité de l'Évangile; tous aimaient la sagesse, ils étaient donc chrétiens (*).

(1) Abaelardi Commentar. in Epist. ad Roman., lib. II (Op., p. 550-553) (2) Abaelardi Theologia christiana (Martene, Thesaurus, T. V, p. 1205, ss.):

Qui les a initiés à cette doctrine? Dieu a inspiré les philosophes, comme il a inspiré les prophètes ('). Qu'est-ce donc que le christianisme? Une réformation de la loi naturelle que les philosophes ont observée (3). Dans cet ordre d'idées, l'abîme que la théologie chrétienne creuse entre l'antiquité et l'Évangile est comblé : Abelard n'hésite pas à égaler les philosophes aux saints; il enseigne que les uns seront sauvés aussi bien que les autres. Citons les paroles du philosophe français, elles font un heureux contraste avec l'intolérance de l'Église : « Ne désespérez du salut de personne ayant, avant le Christ, vécu bien et purement. Et par quelle abstinence, par quelle continence, par quelles vertus se sont jadis signalés les philosophes!... Aucune raison ne nous force donc à douter du salut de ceux des Gentils qui, avant la venue du Sauveur, ont naturellement et sans loi écrite, fait selon l'apôtre ce que veut la loi » (3). Admettre le salut des philosophes qui n'ont pas connu le Christ, c'est croire que l'homme peut se sauver sans être chrétien, c'est dire que la vérité peut exister en dehors du christianisme, c'est faire de la révélation chrétienne un accident, un moment dans le développement de l'humanité, c'est nier en définitive l'incarnation et la rédemption. Abélard était loin d'aller jusque-là, mais il avait un adversaire redoutable qui d'instinct voyait le résultat final auquel aboutissait sa philosophie : « Les sympathies d'Abélard pour les païens trahissent ses tendances, dit saint Bernard; en se donnant tant de peine pour faire de Platon un chrétien, il prouve qu'il est lui-même païen »>().

Saint Bernard joue un rôle odieux dans ses débats avec Abélard. Les écrivains catholiques eux-mêmes avouent que toutes les accusations qu'il porta contre son adversaire étaient fausses (5). Les philosophes vont plus loin; ils lui reprochent tout ensemble une

Reperiemus ipsorum, tum vitam quam doctrinam maxime evangelicam perfectionem exprimere, et a religione christiana eos aut nihil aut parum recedere.>> (1) Abaelardi Introduct. ad Theologiam, I, 12 (Op., p. 996).

(2) Abaelardi Theologia christiana (Martene, Thesaurus, T. V, p. 1214). (3) Abaelardi Theol (ib., p. 1203-1205), traduction de Rémusat.

(4) Bernardi Epist. ad Innocent. (OEuvres d'Abélard, p. 284).

(5) Rémusat, Abélard, T. I, p. 248; T. II, p. 350.

violence passionnée et un art profond, une haine aveugle et une perfide habileté ('). Laissons là les tristes querelles de personnes, pour apprécier les doctrines. Saint Bernard a exagéré les erreurs d'Abélard, en les transformant en hérésies; mais au point de vue de l'orthodoxie, il devait réprouver le rationalisme du philosophe. A force de vouloir rendre raison de toutes choses, même de celles qui dépassent la raison, Abélard était conduit à ne plus croire que ce que la raison peut démontrer (2). Saint Bernard n'avait pas tort de le dénoncer comme l'inventeur d'une religion nouvelle, d'un nouvel Évangile ("); car il y avait entre les croyances du saint et celles du philosophe une différence aussi grande que celle qui sépare le catholicisme étroit du moyen-âge des aspirations de la philosophie moderne. Au fond la lutte existait entre la religion chrétienne et la philosophie, et on ne demandera certes pas à un Père de l'Église de déserter la foi divine pour prendre parti en faveur de la sagesse humaine. Mais quand on se place au point de vue de l'avenir, les choses prennent un autre aspect. C'est moins telle ou telle erreur d'un philosophe qui a été condamnée par saint Bernard et par les conciles, que la raison même : « L'esprit humain usurpe tout, s'écrie l'abbé de Clairvaux; il ne laisse plus rien à la foi» (). Or, celui qui repousse la raison en vertu de la foi, prononce l'arrêt de condamnation de sa foi. La religion au nom de laquelle saint Bernard réprouvait le nouvel Évangile d'Abélard, était cette orthodoxie haineuse qui, tout en prenant le nom superbe de religion universelle, voue l'immense majorité des hommes aux feux de l'enfer. La religion d'Abélard salue le bien et le beau partout où ils se produisent; elle ne damne personne, parce qu'elle se refuse à croire que Dieu ait créé les hommes pour les livrer à la mort éternelle. C'est la religion vraiment universelle, car elle accepte toutes les manifestations du sentiment religieux comme des aspirations divines. La religion d'Abélard est la religion de l'avenir.

(1) Rémusat, T. I, p. 228.

(2) S. Bernardi Epist. ad Pap. Innocent. (OEuvres d'Abélard, p. 277. 274). (3) S. Bernardi Epist. ad Innocent. (ib., p. 273).

(4) S. Bernardi Epist. 188 ad Cardinales.

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