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dogmes avec lesquels saint Augustin et les protestants construisent leur théorie de la grâce et de la prédestination, et il rejette cette théorie. Mais il y a dans cette inconséquence l'instinct d'une croyance plus vraie que celle de la grâce gratuite et de la prédestination, c'est la reconnaissance de la liberté et du mérite de l'homme. Le protestantisme aussi conduit à la liberté, mais il ne trouve qu'un moyen d'affranchir l'homme, c'est de l'anéantir devant Dieu. Il faut aller plus loin que les catholiques et les protestants, il faut reconnaitre l'homme libre devant Dieu et par suite libre devant les hommes telle est la doctrine de la philosophie.

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Les tendances contraires du catholicisme, de la réforme et de la philosophie sont en germe dans les débats qui agitèrent le neuvième siècle. Peu de personnes connaissent aujourd'hui le nom de Scot; il en est moins encore qui ont entendu parler d'un moine appelé Gottschalk; cependant les discussions auxquelles ils furent mêlés conservent toujours leur importance, car il s'agit d'une question qui intéressera les hommes aussi longtemps que l'humanité existera, de leurs rapports avec Dieu. La doctrine de Gottschalk est au fond celle de saint Augustin; mais avec la hardiesse d'esprit qui caractérise les penseurs allemands, il pousse ses principes jusque dans leurs dernières conséquences. Il admet une double prédestination: les élus sont prédestinés au salut éternel, les réprouvés, à la mort éternelle. Les ennemis de Gottschalk concluaient de là que, dans sa pensée, Dieu prédestinait les réprouvés au péché ; mais sa propre confession atteste qu'il entendait la prédestinalion dans le sens qu'y attache saint Augustin. Il ne dissimulait pas du reste que Dieu n'avait pas voulu sauver tous les hommes, et il en concluait que Jésus-Christ n'était mort que pour les élus. Cela est très logique : comment croire en effet que Jésus-Christ ait voulu mourir pour des damnés, qu'il savait prédestinés à l'enfer? (1)

On le voit, Gottschalk est un précurseur de Luther et de Calvin; s'il ne détruit pas la liberté humaine, il l'affaiblit; mais en anéantissant l'homme devant Dieu, il l'affranchit devant l'Église. A ceux

(1) Hincmar, De prædestinatione, c. 5, 27 (Op., T. I, p. 26, ss.). — Natalis Alexander, Historia Ecclesiastica, T. VI, p. 278.

qui croiraient que nous attachons trop d'importance aux sentiments d'un moine obscur, nous rappellerons que son nom devint un drapeau dans les querelles sur la grâce qui agitèrent le monde théologique après la réformation. Il fut en butte aux attaques passionnées des jésuites (1) et défendu avec chaleur par les calvinistes et les jansénistes (2). De son vivant, le malheureux Gottschalk eut le sort de ceux qui sont les sentinelles perdues d'une doctrine; victimes dévouées à la vérité, ils périssent, tandis que leurs successeurs plus heureux recueillent une gloire éternelle, tout en ignorant le plus souvent le nom des soldats obscurs qui les ont précédés sur le champ de bataille des idées. Donnons un souvenir au pauvre moine qui fut condamné, emprisonné et maltraité brutalement (3), pour avoir soutenu au neuvième siècle la doctrine qui fit au seizième le succès des réformateurs.

Il y a dans l'ignoble traitement infligé à Gottschalk une vraie passion de théologien ; est-ce à dire que ses ennemis aient été hostiles à la doctrine de saint Augustin, qu'ils aient été partisans de Pélage? On aimerait à le croire, pour s'expliquer l'ardeur de leur haine ; mais il n'en est rien. Ceux qui se mêlèrent aux discussions sur la grâce au neuvième siècle, ont tous pour point de départ les mêmes dogmes : le péché originel, la grâce et la prédestination. Les adversaires de Gottschalk n'hésitent pas à admettre que les enfants non baptisés et les infidèles qui n'ont pu connaître JésusChrist, sont damnés la justice de Dieu est sauve, dit Amolon, archevêque de Lyon, parce qu'ils sont damnés à cause du péché originel (*). Sur quoi portait donc le différend? Sur quelques points

(4) Le jésuite Cellot (Historia Gotteschalci, p. 1, 23) appelle Gottschalk un monstre, un tison de discordes, etc.

(2) Urserius, Gotteschalci historia. — Manguini, Veterum auctorum, qui sæculo nono de prædestinatione scripserunt, opera (le tome II traite de Gottschalk). — Jansenius, Augustin., T. I, L. I, c. 23.

(3) Liber de tribus Epistolis, c. 24 (Bibliotheca Maxima Patrum, T. XV, p. 679): « Flagellis et cædibus fertur atrocissime et absque ulla misericordia pene usque ad mortem dilaceratus. >>

(4) Amulonis Epist. ad Gotteschalcum (Bibliotheca Maxima Patrum, T. XIV, p. 334).

qui découlaient des principes reconnus par tous. Gottschalk, doué de cette rigueur qui distingue les hommes à fortes convictions, ne reculait devant aucune conséquence, quelque mal sonnante qu'elle parût, tandis que ces conséquences choquaient des esprits moins logiques, mais plus humains. Ils se révoltaient contre la proposition que Dieu ne veut pas sauver les réprouvés et que Jésus-Christ n'est pas mort pour eux; ils disaient que cette doctrine aboutissait à dire que Dieu avait créé les hommes pour se donner le plaisir de les damner. Il y a chez les adversaires de Gottschalk des instincts que la philosophie ne désavouerait pas. Ce qui rend la doctrine de la prédestination si affreuse, c'est qu'elle implique que l'homme pèche et par suite périt fatalement, par suite de la faute d'Adam qui ne lui est certes pas imputable. Le diacre Florus enseigne que tous les hommes se trouvent dans la position d'Adam, qu'ils pèchent sans y être poussés ni contraints, qu'il a dépendu des réprouvés de se sauver et que les élus ne sont pas sauvés nécessairement (1).

Le mouvement vers une doctrine plus humaine et plus vraie que celle de saint Augustin, continua pendant le moyen-âge. C'est ce que les protestants appellent le pélagianisme des scolastiques. Les réformés reprochent avec raison à l'Église d'être inconséquente: elle n'admet ni la grâce de saint Augustin ni le libre arbitre de Pélage. Il appartenait à la philosophie de revendiquer la vraie liberté. Elle eut son organe dans les débats théologiques du neuvième siècle, c'est Scot Érigène.

No 2. Scot Érigène.

Charles le Chauve appela Jean Scot à intervenir dans les discussions sur la grâce; il espérait que la parole du philosophe calme. rait les passions religieuses. Grande fut son erreur : ce fut comme de l'huile jetée sur le feu. Il y eut un soulèvement général contre le téméraire penseur qui osait revendiquer la liberté humaine: « O esprit infecté de venin! s'écria l'évêque Prudence, ô monstre horrible, ô serpent né de la race des vipères! » (2) L'Église de

(1) Florus, adv. Joann. Scotum (Bibliotheca Maxima Patrum, T. XV, p 85). (2) Bibliotheca Maxima Patrum, T. XV, p. 520, 526, 570.

Lyon le traita de misérable insensé, d'hérétique incorrigible (1). Deux conciles du neuvième siècle le condamnèrent, et en 1225 le pape ordonna de livrer ses ouvrages aux flammes » (2). Le mot de panthéisme n'est pas prononcé dans ces invectives; les théologiens ne se rendaient pas un compte très-clair des doctrines du philosophe, mais ils sentaient instinctivement qu'elles ruinaient la religion chrétienne. De là leur colère. De nos jours, le philosophe du neuvième siècle a trouvé des défenseurs jusqu'au sein de l'Église romaine. Les Allemands ont beau être orthodoxes; il y a chez les mieux pensants un levain de panthéisme qui leur fait voir avec indulgence des égarements qu'ils ne sont pas loin de partager (3). Mais les zélés protestent contre la réhabilitation d'un hérétique condamné par l'Église ; ils flétrissent Scot comme le patriarche des panthéistes de l'Occident ('). Il est aussi le patriarche des libres penseurs; nous le revendiquons à ce titre.

« Je ne suis pas tellement épouvanté de l'autorité, dit Jean Scot, je ne redoute pas tellement la furie des esprits peu intelligents, que j'hésite à proclamer hautement les choses que démêle clairement et démontre avec certitude la raison »(5). D'où vient ce libre penseur dans un siècle qui touche aux plus profondes ténèbres du moyenâge? C'est un rayon de la philosophie grecque qui l'a éclairé, un pâle rayon (6); mais il suffit de boire à la source de l'antiquité, fùtelle troublée, pour que la pensée s'affranchisse. Scot est un homme de la renaissance au neuvième siècle; c'est dire qu'il y a en lui bien des contradictions. Néanmoins la libre pensée l'emporte en définitive: «L'autorité, dit-il, est dérivée de la raison, nullement la raison de l'autorité. Toute autorité qui n'est pas avouée par la raison est sans valeur. La raison au contraire, invinciblement appuyée sur sa

(1) Conciles de Valence de 855, et de Langres de 859 (Natalis Alexander, Hist. Eccl., T. VI, p. 363).

(2) Mansi, T. XXII, p. 4214.

(3) Staudenmaier, Joh. Scot Erigena und die Wissenschaft seiner Zeit, 1834. (4) Möller, Johannes Scotus Erigena und seine Irrthümer, 1844.

(5) Scot., De divisione naturæ, lib. I, p. 39.

(6) Scot a traduit du grec les ouvrages du faux Denys l'Areopagite.

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propre force, n'a besoin de la confirmation d'aucune autorité » (1). Quelle est la vraie doctrine de Scot Erigène? Les uns le proclaclament panthéiste, les autres disent que son panthéisme ne consiste que dans les formes dont il revêt sa pensée. Nous croyons cette dernière opinion plus vraie, plus équitable. Si l'on s'en tient à des phrases détachées, il est certain que l'on doit ranger Scot parmi les panthéistes (2). Mais avant de condamner un penseur, il faut examiner sa doctrine dans son ensemble; s'il repousse les erreurs qui caractérisent le panthéisme, on peut dire qu'il est inconséquent, on ne peut plus dire qu'il est panthéiste. Tel fut Jean Scot. Le panthéisme détruit la liberté; cependant le premier reproche que notre philosophe fait à la doctrine augustinienne, c'est qu'elle anéantit le libre arbitre (3).

La même inconséquence se trouve dans ses opinions théologiques. Comme chrétien il admet le péché originel, mais il répudie les croyances qui en dérivent; c'est donc comme s'il n'y croyait pas. Les partisans rigoureux du dogme chrétien nient hardiment la liberté. Scot en prend la défense: «Dieu, dit-il, a créé l'homme libre, la liberté est donc de son essence; or ce qui est substantiel ne peut pas périr. Ainsi tenons pour certain que tout péché est l'effet du libre arbitre; que toute peine nous est infligée pour avoir mal usé de notre liberté » (^). Saint Augustin et ses disciples enseignent une prédestination plus ou moins absolue; Scot repousse la prédestination comme une folie; d'après lui, les notions de prescience et de prédestination ne peuvent pas s'appliquer à Dieu, parce que l'idée du temps n'existe pas pour l'Etre éternel. Il est impossible, dit encore Scot, que Dieu prévoie le mal, et y prédestine, car le mal n'a aucune existence réelle (5). Le péché originel et l'enfer sont deux articles de foi qui paraissent inséparables; toutefois le philosophe du neuvième siècle enseigne le salut final de tous les êtres :

(1) Scot., De divisione naturæ, 1. IV, p. 84, traduction de Guizot. (2) Ibid., I, 3; II, 2; III, 18.

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Moeller, Scotus Erigena, p. 46, 47, 52, 84, 85.

(3) Scot., De prædestinatione, c. 4.

(4) Ibid., c. 6.

(5) Ibid., c. VII, § 9; c. IX, § 5; c. X, § 3.

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