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ternaires; il les exprime sous les formes les plus variées : « Le règne du Père est marqué par la puissance, la crainte et la foi; le règne du Fils par l'humilité, la vérité et la sagesse; celui du Saint Esprit sera caractérisé par l'amour, la joie et la liberté. Les deux premières Lois étaient attachées à la lettre d'une Ecriture, la troisième sera spirituelle. Dans le premier âge, les hommes vivaient selon la chair; dans le second, ils vécurent dans un état qui tient le milieu entre la chair et l'esprit; dans le dernier, qui durera jusqu'à la fin du monde, ils vivront uniquement selon l'esprit. Joachim disait encore que le premier état était celui des personnes mariées, le second celui des clercs, et que le troisième serait celui des moines ('). Cette succession d'âges, sous l'influence des trois personnes de la Trinité, fait le fond de toutes les théories religieuses qui se produisirent au moyen-âge, si l'on peut appeler théories des conceptions mystiques nées de l'opposition du spiritualisme chrétien contre une Église qui n'avait plus rien de spirituel que le nom.

L'idéal de Joachim sembla se réaliser au treizième siècle dans les ordres mendiants. Les disciples de saint François n'étaient-ils pas les spirituels par excellence? Un orgueil démesuré ne tarda pas à se développer au sein d'une société d'hommes qui s'appelaient les petits, les humbles, les mineurs; peu s'en fallut qu'ils n'égalassent saint François à Jésus-Christ : c'était faire de lui un révélateur, et de sa religion une religion nouvelle. Ils s'appliquèrent les vagues prophéties de l'abbé Joachim sur les spirituels et le dernier âge, celui de l'Esprit. Ces vues ambitieuses se firent jour dans un ouvrage qui porte le titre d'Introduction sur l'Evangile Éternel, et qui est comme la prophétie d'une ère nouvelle de l'humanité. Quel est l'auteur de ce mystérieux livre? Le hardi adversaire des mendiants, Guillaume de Saint Amour, le dénonça comme l'œuvre des frères mineurs. Ce n'était pas un moine obscur qui avait dévoilé les secrets de l'ordre, c'était le général même, Jean de Parme (2).

(1) Concordiæ, lib. II, tractat. I, c. 5 (Acta Sanctorum, Maji, T.VII, p. 142, ss.). Concile d'Arles, de 1260 (Mansi, T. XXIII, p. 4002).

(2) Cette opinion, avancée par Nicolas Eymeric dans son Directorium Inquisitorum, est adoptée par Daunou, Histoire littéraire, T. XX, p. 33-35.

Le mot d'Evangile Éternel, qui joue un si grand rôle dans l'histoire des espérances de l'humanité, se trouve dans l'Apocalypse de saint Jean. Ce fut l'abbé Joachim qui s'en servit le premier pour caractériser l'âge religieux qu'il prophétisa. L'expression et l'idée eurent un immense retentissement lorsqu'un ordre puissant se les appropria. Au fond la doctrine de l'Evangile Éternel de Jean de Parme est celle de Joachim dont elle porte le nom ('): « La Loi évangélique est imparfaite, ainsi que l'Ancienne Loi; elles seront remplacées par l'Évangile du Saint Esprit qui réalisera la perfection.» Pour marquer la supériorité de l'Évangile Éternel, Jean de Parme se servait de diverses comparaisons : « La Loi de Moïse avait la clarté des étoiles, l'Évangile de Jésus-Christ a la lumière de la lune, l'Évangile Éternel aura l'éclat du soleil. » Il comparait encore l'Ancien Testament au Sanctuaire, le Nouveau au Saint, l'Évangile Éternel au Saint des Saints. En quoi consistera cette perfection? La réponse révèle les illusions et l'orgueil de l'ordre des mineurs : «Jésus-Christ et ses apôtres n'ont pas vécu de la vie parfaite, car leur vie était active; la vie active doit faire place à la vie contemplative. Ce dernier âge sera inauguré par un ordre plus saint que tous les autres » (2). L'Évangile Éternel fut condamné par le pape, ce qui ne l'empêcha pas d'être accueilli par les esprits spéculatifs et mystiques. Le concile d'Arles nous apprend que les lettres écrivirent des commentaires sur l'Évangile Éternel, et que leurs livres se répandirent dans toute la chrétienté (3). Les mineurs désavouèrent leur général; mais les doctrines de Jean de Parme étaient liées par des liens trop intimes avec les aspirations de l'ordre, pour qu'elles fussent désertées; l'orgueil, cette passion dominante du monachisme, trouvait sa

(1) Doctrina Joachim, quam conditor libri (Introductorii) Evangelium Æternum nominavit » (Ricobaldus Ferrariensis, dans Eccard., Corpus hist. medii ævi, T. I, p. 1218).

(2) D'Argentré, Collectio judiciorum, T. I, p. 163, ss. hist., T. II, p. 849, ss.

Eccardus, Corpus

(3) Concile d'Arles, de 1260 (Mansi, T. XXIII, p. 1004): « Plurimi litterati bujusmodi phantasiis eatenus occupati et illecti, ut plurima super illis commentaria facta descripserint et de manu ad manum dando circumferentes, ad exter nas transfuderint nationes. >>

satisfaction dans l'ambitieuse prophétie d'un nouvel âge, où les disciples de saint François joueraient le premier rôle. Voilà plus de mobiles qu'il n'en fallait pour maintenir l'autorité de l'Évangile Éternel au sein des mineurs. A la fin du treizième siècle, Pierre d'Olive se fit l'organe de ces vœux et de ces espérances. Il n'y a rien de nouveau dans sa doctrine : c'est toujours le spiritualisme qui l'inspire par opposition contre l'Église extérieure. Mais l'opposition devient plus âpre: Rome est décidément pour Pierre d'Olive, comme pour les hérétiques, « l'Église charnelle, la Babylone impure, la grande prostituée». Saint François a inauguré le règne de l'Église spirituelle qui s'élèvera sur les ruines de la Babylone adultère, de même que « l'humble Esther fut couronnée à la place de l'altière Vasti. » Ici reparaît la théorie des trois âges de Joachim: seulement la différence entre le catholicisme et le dernier åge est plus considérable : « Une nouvelle Église se formera, comme il s'en forma une au premier avénement de Jésus-Christ, quand la synagogue fut rejetée » (1).

Le spiritualisme des frères mineurs finit par devenir suspect à l'Église, et l'Église avait raison de s'en effrayer, car c'était la source de leur orgueil tout ensemble et de leur sourde guerre contre Rome. Au quatorzième siècle, la papauté entra en lutte ouverte contre les cordeliers. Les plus passionnés n'hésitèrent pas à se mettre en révolte contre le Saint-Siége. Mais l'ordre ne pouvait pas les suivre : c'eût été se suicider. A la fin les spirituels se séparèrent de l'Église et formèrent une secte connue sous le nom de Fratricels. Les Fratricels recueillirent l'héritage des doctrines si chères aux moines mendiants et aux âmes contemplatives. Pierre d'Olive cut son école; ses disciples le révérèrent comme un saint, comme un apôtre; ils transportèrent à leur petite secte les prétentions de l'ordre de saint François : c'était eux qui devaient renouveler l'Église, et comme l'Église orthodoxe persécutait les Fratricels, ils s'en vengèrent en enseignant que dans le dernier âge qui allait s'ouvrir l'Église romaine serait réprouvée, de même que la synagogue l'avait été pour avoir crucifié Jésus-Christ (2).

(1) P. Olivi Postilla supra Apocalypsi (Baluze, Miscellan., T. I, p. 213–267). (2) Limborch, Liber Sententiarum, p. 306, ss.

L'idée de l'Évangile Éternel avait ses racines dans le spiritualisme évangélique; tant que les sentiments chrétiens furent vivaces, de nouvelles hérésies surgirent pour défendre la doctrine d'un âge religieux qui serait purement spirituel. Tels furent les Apostoliques, qui eurent l'ambition de remplacer les ordres mendiants, en poussant encore plus loin qu'eux la pauvreté et l'humilité. Leur haine contre Rome était la même; leurs espérances religieuses étaient identiques au fond, bien que différentes dans la forme. Ils distinguaient quatre âges dans le christianisme; ils ne réprouvaient pas le passé, ils le légitimaient au contraire par les circonstances où l'Église s'était trouvée; mais l'Église ayant dégénéré dans chacun de ces états, un nouvel âge était devenu nécessaire. Les Apostoliques croyaient que le quatrième âge serait le dernier; ils ne réfléchissaient pas que si l'Église avait dégénéré, eux dégénéreraient à leur tour, que partant le progrès religieux ne pouvait pas s'arrêter à leur secte (1).

L'idée d'une religion progressive ne périt pas avec les Apostoliques; on la rencontre, mais toujours à l'état d'hérésie, jusqu'à la veille de la réforme (2). Il faut qu'il y ait dans ces espérances si tenaces autre chose que des rêveries apocalyptiques, pour qu'elles se renouvellent toujours. Quelle est donc la valeur de cet Évangile Éternel, de cette religion du Saint Esprit, de cet âge de saint Jean, que les esprits spéculatifs ne cessent de prédire depuis le douzième siècle? Un historien dont le génie poétique sympathise avec le mysticisme, a pris ces prophéties au sérieux; Mr Michelet y voit presque le dernier mot de l'humanité (3). C'est attacher trop d'importance aux révélations de l'abbé Joachim. Comme doctrine, elles n'ont aucune valeur. On ne peut pas même dire que l'idée de la perfectibilité y domine, car les partisans de l'Évangile Éternel arrê

(1) Sur la doctrine des Apostoliques, voyez Historia Dulcini, dans Muratori, Scriptores, T. IX, p. 425, ss.

(2) En 1459, un chanoine de Parme fut condamné à l'emprisonnement, pour avoir enseigné que le christianisme serait remplacé par une religion nouvelle, de même que la Loi de Moïse avait fait place à celle de Jésus-Christ (Raynald., ad a. 4459, § 31).

(3) Michelet, la Renaissance, Introduction, p. 65.

taient le progrès à leur secte, de même que l'Eglise orthodoxe prétendait immobiliser l'humanité dans le catholicisme. Y avait-il au moins un progrès dans le nouvel âge religieux rêvé par les sectaires? Les écrivains protestants disent que l'Évangile Éternel était un christianisme spirituel, opposé au christianisme extérieur que l'on appelle catholicisme (1). Mais qu'était-ce que ce christianisme spirituel? Une religion impossible, car elle voulait remplacer la vie active par la vie contemplative. Cette tendance anti-sociale qui existe déjà chez l'abbé Joachim, prit une nouvelle force quand les frères mineurs adoptèrent l'Évangile Éternel. Pour eux, la religion parfaite se confondait avec la règle de leur ordre : l'idéal religieux de l'humanité aurait donc consisté à transformer tous les hommes en moines mendiants! Ces exagérations du spiritualisme chrétien furent encore dépassées, lorsque les Fratricels et les Apostoliques s'emparèrent de l'idée de l'Évangile Éternel. C'est le propre des petites sectes de pousser l'exagération à l'extrême. Les Apostoliques ne trouvèrent pas la perfection des mineurs assez parfaite; ils voulurent renchérir sur la mendicité, et réduire toute l'existence à une existence spirituelle. Qu'est-ce en définitive que cet idéal, sinon la destruction de l'humanité?

Il faut faire abstraction de la forme que l'idée de l'Évangile Éternel revêtit au moyen-âge, si on veut la rattacher aux aspirations de l'humanité moderne. Joachim protestait qu'il ne voulait pas de nouvelle religion; à ses yeux l'Evangile Éternel était toujours le christianisme, mais le christianisme spirituel (2). Guillaume de Saint Amour accuse les mineurs d'avoir enseigné que l'Évangile serait remplacé par une loi plus parfaite (3). Il est difficile de croire que telle ait été leur doctrine, car les Fratricels et les Apostoliques, qui héritèrent des croyances religieuses de l'ordre de saint François et qui les exagérèrent, disaient comme l'abbé Joachim que le dernier âge ne serait que l'accomplissement du christianisme. Toutefois l'idée d'une religion progressive se trouve au fond des

(4) Neander, Geschichte der christlichen Religion, T. V, 1, p. 840, ss. (2) Joachim, In Apocalipsim, p. 13.

(3) Guil. de Sancto Amore, De periculis novissimorum temporum, c. 8.

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