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repousse l'autorité du passé; le dogme du progrès qui est son point de départ implique que le passé est le germe du présent, comme le présent est le germe de l'avenir. L'Église avait proscrit Aristote : Bacon prend sa défense: « Il ne faut pas, dit-il, condamner les ouvrages d'Aristote, ni ceux d'Averroès, à cause des erreurs qui s'y trouvent, car l'imperfection est inséparable de la science: aussi nous modernes, nous approuvons ces livres, mais nous repoussons les erreurs que nous y découvrons »> (1). Voilà bien la méthode de la philosophie du progrès : elle conduit à approuver et à désapprouver la même chose. Est-ce confondre le vrai et le faux, comme disent les catholiques de nos jours? Nous répondrons avec Roger Bacon : «Nous acceptons ce qu'Aristote a dit de vrai et nous répudions ce qu'il a dit de faux. » Sans doute, le champ est ouvert à l'erreur, mais telle est la condition de la nature humaine. Bacon lui-même en offre un singulier exemple. Il dit que c'est une erreur manifeste de croire que tout péché puisse être expié dans la vie future et que tout pécheur parvienne au salut. Ce que Bacon flétrit comme une erreur manifeste est considéré aujourd'hui par les libres penseurs comme une vérité manifeste : c'est l'illustre philosophe qui s'est trompé; mais le principe qui l'inspire nous console de ses égarements.

Ce que Bacon dit d'Aristote, il le dit aussi des apôtres et des Pères de l'Église : « Saint Paul contredit saint Pierre. Saint Jérôme avoue qu'il s'est trompé plus d'une fois en traduisant l'Écriture. Saint Augustin a fait un livre de Rétractations. Les docteurs catholiques contredisent en bien des points ce qu'ont dit les saints Pères.» Quelle est la conclusion de Bacon?« Nous ne devons point notre adhésion à tout ce que nous entendons, et à tout ce que nous lisons; c'est au contraire un devoir pour nous d'examiner avec la plus sévère attention les opinions de nos prédécesseurs, afin d'y ajouter ce qui leur manque et de corriger ce qui est faux et erroné, toutefois avec modestie et convenance. Car la vérité s'accroît toujours avec la grâce de Dieu. Il est vrai que l'homme n'arrive jamais à la perfection ni à une certitude absolue, mais il va

(4) Bacon., Opus Majus, P. I, c. 9, p. 14.

toujours en se perfectionnant; c'est pour cela qu'il ne faut pas suivre aveuglément les anciens, car s'ils revivaient, ils corrigeraient eux-mêmes ce qu'ils ont dit et ils changeraient d'opinion sur bien des choses. De même les savants ignorent maintenant ce que les moindres écoliers sauront un jour »(1).

Comment un moine a-t-il pu, dans ce qu'on appelle la nuit du moyen-âge, concevoir cette haute idée de la perfectibilité? L'étude des sciences physiques lui fit deviner les étonnantes découvertes qui de nos jours changent la face du monde, et la puissance de l'homme sur la nature lui donna des espérances infinies pour les progrès futurs de l'esprit humain. Mais les génies les plus aventureux ne s'affranchissent pas entièrement des liens de leur époque. Bacon partageait les préjugés de son temps sur la théologie. L'Écriture contient à ses yeux toute la sagesse, puisqu'elle vient de Dieu; donc la philosophie, qui vient des hommes, doit lui être subordonnée. Il va jusqu'à dire qu'elle n'est que ténèbres et qu'elle conduit à l'aveuglement (3). Ces préoccupations théologiques ont fait tomber le docteur du progrès dans des erreurs qui forment un singulier contraste avec sa doctrine. La croyance de la perfectibilité conduit à une largeur de sentiments que n'ont pas les esprits emprisonnés dans un dogme exclusif. Bacon loue les philosophes anciens; il dit « qu'ils ont été les précurseurs de l'Évangile, que Dieu les a illuminés pour préparer les âmes à la foi » (3). On croirait d'après cela qu'il doit admettre que ces philosophes seront sauvés; cependant il n'hésite pas à les damner, parce que, « ayant connu Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu » ('). Disons de Bacon ce que le grand homme disait de ses devanciers s'il vivait aujourd'hui, il penserait autrement. Il y a pour chaque âge de l'humanité un certain ordre de vérités qu'il ne peut dépasser, de même que l'enfance ne peut avoir

:

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(1) Bacon., Opus Majus, p. 17. Cf. p 9, 10, 14, 15. · Traité des OEuvres secrètes de la nature, ch. 7.

(2) Opus Majus, p. 42, 23.

(3) « Ut eorum persuasionibus mundus disponeretur ad fidem » (Opus Majus, p. 39).

(4) Opus Majus, p. 39, 37.

les idées de l'àge mùr; mais l'enfant en grandissant rejette les préjugés de ses premières années; de même l'humanité en avançant en âge, rejette les croyances de sa jeunesse. Gloire à ceux qui, comme Bacon, lui ont montré la voie dans laquelle elle doit marcher!

S II. Le règne du Saint Esprit et l'Évangile Éternel.

Bacon ne songea pas à appliquer l'idée du progrès à la religion. Ce n'est pas par la philosophie que cette croyance pénétra dans les esprits, c'est par une voie que l'Écriture Sainte elle-même paraissait ouvrir. Quand nous disons que l'Écriture semble laisser une ouverture à une révélation progressive, nous ne prétendons pas que le progrès dans le domaine religieux soit conciliable avec la foi orthodoxe. Ceux qui ont cru trouver dans les livres sacrés un point d'appui à leurs espérances, ont toujours été traités d'hérétiques par l'Église. D'après le dogme catholique, Jésus-Christ a révélé toute la vérité; dès lors il ne peut être question d'une nouvelle révélation divine, bien moins encore d'une révélation progressive par l'organe de l'humanité. Cette dernière conception est la négation de la révélation, telle que la doctrine chrétienne l'entend. C'est donc avec raison que l'Église a repoussé l'idée d'un christianisme progressif comme une hérésie. Mais ce qu'il importe de constater, c'est que cette hérésie est une hérésie chrétienne : elle a ses racines dans des passages du Nouveau Testament, elle est inspirée par des sentiments et des préjugés chrétiens.

En apparence l'histoire des sectes du moyen-âge est contraire à ce que nous disons. L'idée d'une religion nouvelle, plus parfaite que le christianisme, se rencontre pour la première fois au treizième siècle dans une école philosophique. Amaury de Chartres et ses disciples professaient le panthéisme le plus absolu, et ils admettaient une manifestation successive de la vérité. Prenant pour point de départ la Trinité chrétienne, ils disaient que Dieu le Père était l'auteur de la première révélation et Jésus-Christ de la seconde ; ils croyaient qu'il y en aurait une troisième, celle du Saint Esprit. Ils rapportaient donc la dernière révélation à Dieu, mais elle devait se

faire par une inspiration intérieure de l'homme qui rendrait inutiles les sacrements extérieurs ('). Ainsi le dogme d'une religion progressive est enseigné par des penseurs panthéistes; est-ce à dire que ce soit une erreur propre au panthéisme? Les catholiques le disent; ils tiennent à confondre dans une même réprobation la croyance du progrès qui menace l'édifice ruiné de l'Eglise, et le panthéisme que la conscience générale repousse. La tactique est habile, mais ce n'est qu'une tactique. L'idée du progrès suppose que l'homme se perfectionne sans cesse sous l'inspiration de Dieu; elle implique donc la reconnaissance de l'individualité humaine et de sa permanence, tandis que le panthéisme, absorbant l'homme en Dieu ou Dieu dans l'homme, aboutit à nier l'immortalité de l'individu. Voilà pour la théorie. L'histoire ne favorise pas davantage le système des catholiques. La doctrine d'une religion progressive ne date pas du treizième siècle, elle remonte aux premiers temps du christianisme; elle a eu pour organe un Père de l'Église, celui de tous qui est le plus antipathique au panthéisme, Tertullien. Au moyen-âge elle trouva des partisans, non parmi les philosophes, mais parmi les rêveurs mystiques qui s'inspiraient de l'Apocalypse. Tant qu'elle n'eut d'autres défenseurs que quelques docteurs réalistes, elle passa inaperçue; c'est à peine si les contemporains s'occupèrent des théories religieuses d'Amaury; elles n'acquirent de l'importance que lorsque l'abbé Joachim s'en empara; or l'abbé Joachim, célébré par le Dante comme un prophète (2), est presque vénéré comme un saint. Le nom que prit la doctrine, en passant aux frères mineurs, l'Évangile Éternel, est un nom chrétien; les erreurs mêmes qui la caractérisent avaient leur source dans des préjugés chrétiens. Tout est donc chrétien dans la première forme que revêt l'idée d'une religion perfectible. Suivons les destinées de cette croyance; il n'y en a pas de plus importante dans l'histoire de l'humanité, car le dogme

(1) Concilium Paris., a. 1210 (Martene, Thesaurus, T. IV, p. 164).- Rigordus, De Gestis Philippi Augusti (Duchène, Scriptor. rerum Gallicarum, T. V, p. 50). (2) Dante, Paradiso, c. XII, p. 140. Trithemius, Chronic. Hirsaugiens., ad a. 1197, p. 487 : « Ut propheta suo tempore habitus. »

d'une révélation progressive est appelé à remplacer la révélation chrétienne.

L'abbé Joachim avait-il connaissance de l'hérésie de Montan et de la défection de Tertullien? Nous l'ignorons; en tout cas, il n'avait pas conscience du lien qui rattachait sa doctrine à celle d'un hérésiarque. Cependant l'hérésie de Tertullien et les rêveries de l'abbé Joachim ont la même racine; l'un et l'autre s'appuyent sur des textes de l'Ecriture pour justifier l'espérance d'une innovation religieuse : « L'Évangile de saint Jean attribue l'Ancienne Loi au Père, et la Nouvelle au Fils (1). La Loi du Fils de Dieu sera-telle la dernière? Non, puisque saint Paul déclare qu'elle est imparfaite, et quand la perfection sera venue, dit-il, alors ce qui est imparfait sera aboli (*). Qui révélera cette religion parfaite? JésusChrist nous dit que ce sera le Paraclet, le Consolateur, le Saint Esprit »(5). Il y a encore un autre point de contact entre l'abbé du douzième siècle et l'hérétique du troisième. Tertullien poussait le spiritualisme chrétien jusqu'à l'excès; l'Église dont il se sépara, lui paraissait une Église charnelle au point de vue idéal où il se plaçait. Joachim avait bien plus de raison de flétrir l'Église de Rome : il l'accuse d'exploiter le monde au profit de sa cupidité; il l'accuse de faire de la religion métier et marchandise ('). Était-ce là l'Église que Jésus-Christ avait voulu fonder? Joachim ne pouvait le croire : de là sa réaction contre l'Église extérieure, riche, corrompue; de là sa croyance à une Église purement spirituelle. La forme que prirent ces espérances était empruntée aux profondeurs de la théologie chrétienne.

L'abbé Joachim prend son point de départ dans la Trinité : « Dans l'Ancienne Loi, dit-il, Dieu le Père s'est manifesté comme Tout-Puissant, par des miracles; dans la Nouvelle Loi, le Fils de Dieu a révélé sa sagesse; il y aura un troisième âge dans lequel régnera la charité. L'abbé Joachim se complaît dans ces

(4) C'est ainsi que l'abbé Joachim interprétait ces paroles de Jésus-Christ (saint Jean, V, 17): « Mon Père agit jusqu'à présent, et j'agis aussi. »

(2) Saint Paul, I Corinth., XIII, 9, 10.

(3) Saint Jean, XVI, 7.

(4) Commentaire sur le prophète Jérémie, p. 61.

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