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régit aussi les hommes, et elle les aurait régis, même si Adam n'avait pas infecté sa postérité du péché originel ('). Il ne faut donc pas croire que la pénible marche du genre humain vers la perfection soit une suite de la chute (2). A la vérité toutes choses étaient parfaites dans le principe de la création; mais il n'en est ainsi que des œuvres sorties directement de la main du Créateur. Tout ce qui naît dans le monde une fois créé, est soumis à la condition d'un lent développement; tout part de l'imperfection pour arriver à la perfection. Cela se voit dans les plantes et les arbres, dans les animaux et dans tout ce qui a vie : c'est une loi générale, à laquelle l'homme est également soumis (*).

Voilà l'idée du progrès fondée sur la nature même de l'homme et sur l'essence de la création. Reste à en faire l'application aux diverses manifestations de la vie. Saint Thomas ne fait aucune difficulté de l'appliquer aux sciences et aux institutions civiles : « Il est naturel à la raison humaine, dit-il, de parvenir par degrés de l'imparfait au parfait. Ainsi les premiers philosophes enseignèrent des choses imparfaites, qui furent plus tard exposées d'une manière plus parfaite par ceux qui les suivirent. » Il en est de même des sciences pratiques : les premières inventions furent défectueuses sous beaucoup de rapports; plus tard, on les corrigea et on les perfectionna» (4). La foi aussi est-elle progressive? Hugues de Saint Victor fait une réponse qui en apparence nie le progrès dans le domaine de la religion et qui au fond l'affirme : « Il faut distinguer, dit-il, entre la foi et l'intelligence de la foi; la foi est toujours identique, mais de même qu'elle diffère d'un individu à l'autre, suivant leur capacité intellectuelle, de même elle croît dans les divers

judicium augeri potest, quando fixi et immobiles erunt in eo quod sciunt, ut nec plus nec minus scire possint. >>

(1) Hugonis Summa, lib. I, Part. VI, c. 14 :« Cognitioni, si in obedientia homo perstitisset, per subsequentem revelationem plurimum addendum fuit. »

(2) Hugonis Summa, lib. I, Part. VI, c. 26 : « Nequaquam pro vitio humanæ naturæ deputandum est, si in principio suo a perfecto inchoata per subsequentem propagationem a modico ad majora et meliora proficiat. »

(3) Hugonis Summa, ib. : « A modico universa incipiunt, ac deinde paulatim per incrementa ordine ad perfectionem evadunt. »

(4) Summa theologica, Secunda secundæ, quæst. 97, art. 1.

âges du genre humain (1). » Dire que l'intelligence de la foi change et se développe, c'est dire que la foi elle-même va en progressant, car la foi n'existe pour nous que pour autant que nous la comprenons; la foi dont nous n'avons pas l'intelligence est pour nous comme si elle n'existait pas. Ce que Hugues de Saint Victor dit de la foi qui a précédé la venue du Christ, le prouve à l'évidence. Si la foi a toujours été la même, la croyance en Jésus-Christ a dû précéder l'Incarnation; mais où trouver cette croyance avant et même après la Loi Ancienne? « On croyait à un Dieu créateur, dit notre docteur, on espérait de lui le salut et la rédemption »(2). Suffit-il donc de croire qu'on sera sauvé, pour que l'on soit censé croire en JésusChrist? Qui ne voit que ces subtilités n'ont été imaginées que pour concilier l'immutabilité prétendue de la foi chrétienne avec les changements réels qui se font dans la foi? Saint Thomas aboutit au même résultat. Il prétend aussi que la foi a toujours été la même : il est vrai que les dogmes ont augmenté en nombre, mais peu importe, dit-il, ils préexistaient en essence, car toute la doctrine chrétienne se trouve en germe dans les croyances primitives (3). Nous demanderons s'il est bien vrai de dire que les dogmes formulés à partir du christianisme étaient connus sous la Loi Ancienne, parce qu'ils étaient renfermés implicitement dans la première révélation? C'est une nouvelle subtilité à laquelle nous répondrons par les paroles mêmes de saint Thomas. La vérité est une et immuable, cela est de toute évidence, mais à l'égard de qui? « A l'égard de Dieu seul, dit l'illustre docteur; à l'égard des hommes, il est certain qu'elle varie; en effet elle prend la couleur de notre intelligence qui est

(1) Hugonis de Sancto Victore, De Sacramentis, lib. I, Part. X, c. 6 : « Sicut in uno eodemque tempore secundum capacitatem diversorum fidem differentem agnoscimus, ita quoque per successionem temporum ab initio incrementis quibusdam auctam in ipsis fidelibus non dubitemus... Crevit itaque per tempora fides, ut major esset, sed mutata non est, ut alia esset. »

(2) Hugonis de Sancto Victore, De Sacramentis, I, 10, 7.

(3) Secunda Secundæ, quæst. 1, art. 7 : « Quantum ad substantiam articulorum fidei, non est factum eorum augmentum per temporum successionem... Sed quantum ad explicationem crevit numerus articulorum, quia quædam explicite cognita sunt a posterioribus, quæ a prioribus non cognoscebantur nisi implicite.»>

variable et imparfaite » (1). Cela suppose que la foi varie d'après les lumières de la raison; la révélation elle-même doit donc être variable et progressive, car elle s'adresse à des êtres imparfaits, mais perfectibles.

Ici nous rentrons dans le cercle d'idées de saint Augustin. Il y a progrès évident de la Loi Ancienne à la Loi Nouvelle : la Loi de Moïse était bonne, dit saint Thomas, mais elle n'était pas parfaite, car la grâce lui manquait (2). Les docteurs du moyen-âge ne cherchent pas le progrès réalisé par Jésus-Christ dans la charité, la fraternité, l'égalité; cet ordre d'idées leur est complètement étranger. C'est l'établissement successif des sacrements qui à leurs yeux manifeste un progrès visible dans le développement religieux de l'humanité, depuis la création jusqu'à Jésus-Christ. Pourquoi les sacrements n'ont-ils pas été institués dès le principe, puisque le salut des hommes en dépend? Hugues de Saint Victor répond que les sacrements sont l'expression de la foi, qu'ils devaient donc être obscurs quand la foi était obscure. Voilà pourquoi on ne trouve dans les premiers temps que le sacrifice; vint ensuite la circoncision, enfin le baptême (5). Ainsi la Loi Ancienne a institué un sacrement, et l'Évangile l'a remplacé par de nouveaux sacrements. Qu'est-ce à dire? La révélation divine serait-elle en contradiction avec ellemême ? y aurait-il deux vérités, l'une pour les Juifs, l'autre pour les chrétiens?«< Non, disent nos docteurs, la vérité est une, mais la révélation s'en fait progressivement: à mesure que la venue du Sauveur approchait, la connaissance de la vérité augmentait; dès lors les signes du salut devaient changer, pour manifester visiblement l'accroissement de la grâce ("). Les sacrements de la Loi Naturelle étaient l'ombre de la vérité; ceux de la Loi de Moïse en étaient l'image; ceux que Jésus-Christ a institués en sont le corps. Cela n'empêche pas les uns d'être la préparation des autres » (3).

(1) «Veritas divini intellectûs est immutabilis, veritas autem intellectûs nostri mutabilis est » (Summa theologica, Prima, quæst. XVI, art. 8).

(2) Summa theologica, Prima Secundæ, quæst. 97, art. 1.

(3) Hugonis de Sancto Victore Summa IV, 1; de Sacrament., lib. I, P.VIII, c. 42. (4) Hugonis de Sancto Victore De Sacram., I, XI, 6. contra Gentes, IV, 57 (Op., T. IX, p. 493).

(5) Hugonis De Sacram., I, XI, 6; I, XII, 3.

S. Thom., Summa

Le passage de la Loi Ancienne à la Loi Nouvelle fait naître une question à laquelle saint Augustin a déjà répondu : pourquoi la Loi Nouvelle n'a-t-elle pas été donnée aux hommes dès la création du monde? Saint Thomas fait la même réponse que le Père de l'Église : «L'Évangile n'a pas été prêché aux premiers hommes, parce qu'il renferme la loi parfaite; or, la perfection ne peut pas exister dès l'origine des choses (1). En comparant la Loi de Moïse à celle de JésusChrist, la première paraît relativement imparfaite; mais si l'on met la Loi Ancienne en regard des besoins du peuple pour lequel elle a été révélée, elle sera relativement parfaite (2). Cela n'empêche pas la Loi plus parfaite du Christ d'être en germe dans la Loi imparfaite de Moïse, comme l'arbre est en germe dans la semence » (3). Voilà donc saint Thomas qui considère la révélation divine comme étant tout ensemble parfaite et imparfaite. Qu'en diront les défenseurs modernes de l'orthodoxie? Ils accusent les philosophes qui nient la vérité absolue, d'approuver l'erreur comme la vérité; accuseront-ils aussi le grand docteur du moyen-âge de confondre dans une même approbation le vrai et le faux?

Saint Thomas dit que le progrès religieux s'arrête à l'Évangile (1). Des chrétiens ne peuvent pas parler autrement, puisque dans leur croyance la vérité ne se révèle que par une communication directe et miraculeuse de la divinité; il faudrait donc une troisième révélation pour qu'il y eût une transformation de la foi. Mais la négation d'un progrès futur n'est qu'apparente; elle n'a d'autre raison que la nécessité de sauver la révélation. Au fond, la religion chrétienne elle-même est progressive, quelle que soit l'horreur des orthodoxes pour le progrès. Hugues de Saint Victor et saint Thomas disent

(1) S. Thoma Summa Theologica, Prima Secundæ, quæst. 106, art. 3: « Non enim aliquid ad perfectum adducitur statim a principio, sed quodam temporalis successionis ordine, sicut aliquis prius fit puer, et postmodum vir. »

(2) S. Thoma Summa Theologica, Prima Secundæ, quæst. 98, art. 2 : « Nihil prohibet aliquid non esse perfectum simpliciter, quod tamen est perfectum secundum tempus...; ita præcepta quæ pueris dantur, sunt quidem perfecta secundum conditionem eorum quibus dantur, etsi non sint perfecta simpliciter : et talia fuerunt præcepta Legis. »

(3) S. Thoma Summa theologica, Prima Secundæ, quæst. 107, art. 3. (4) Ibid., quæst. 106, art. 4.

avec une profonde vérité que l'intelligence de la foi varie, qu'elle va en augmentant avec le progrès général qui s'accomplit dans les sociétés humaines. Eh bien, par là ils reconnaissent le progrès qu'ils semblaient nier. En veut-on la preuve par la théologie chrétienne? Le dogme fondamental de la grâce a toujours existé, disent les catholiques; soit. Mais que l'on compare la croyance telle que saint Augustin l'a formulée avec celle des scolastiques et des Jésuites, l'on trouvera qu'il y a une différence du tout au tout; le nom seul est resté. Quant à l'idée, elle s'est modifiée au point que la doctrine qui prévaut aujourd'hui est la négation de celle qui était professée par saint Augustin.

No 2. Roger Bacon.

Ainsi la philosophie du moyen-âge, bien qu'elle nie le progrès religieux à partir du christianisme, le reconnaît implicitement. Toutefois, il faut l'avouer, il n'y a aucune aspiration vers l'avenir chez les scolastiques; la transformation du dogme qui s'opère insensiblement se fait à l'insu même de ceux qui en sont les organes; tout en s'éloignant de saint Augustin, ils croient être ses fidèles disciples. Un seul philosophe, grand parmi les plus grands, a toujours le regard tourné vers l'avenir, c'est Roger Bacon. Il mérite une place dans des Études consacrées à suivre la loi du progrès dans le développement de l'humanité.

Les docteurs scolastiques sont tous dominés par l'autorité de la tradition. Bacon leur reproche cet engouement pour le passé : « C'est une chaîne, dit-il, qui emprisonne la pensée dans un cercle toujours le même, et qui empêche le perfectionnement de la science. En effet, supposons que les philosophes se soient trompés, nous nous tromperons à leur suite, si nous leur accordons une aveugle confiance. Or, les plus sages peuvent se tromper, à raison de l'imperfection humaine. Au lieu donc de nous en tenir à ce que les anciens ont dit, par la seule raison que cela vient des anciens, il faudrait plutôt le rejeter pour cette même raison » (1). Ce n'est pas que Bacon

(4) Roger. Bacon., Opus Majus, P. I, c. 1, p. 2.

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