Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

La théorie de Marsile est une critique profonde de la doctrine chrétienne. Rousseau l'a formulée au dix-huitième siècle dans ces paroles fameuses : « Il est résulté de cette double puissance (de l'État et de l'Église) un perpétuel conflit de juridiction; on n'a jamais pu venir à bout de savoir auquel du maître ou du prêtre on était obligé d'obéir. Le christianisme rompt l'unité sociale, en donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries. » Marsile rétablit l'unité. Il ne reconnaît aucun pouvoir à l'Église, car le pouvoir n'est autre chose que la souveraineté; or l'Église ne peut avoir une part quelconque dans la puissance souveraine, sans ruiner la souveraineté de l'État. Cependant le docteur de Padoue vivait à une époque essentiellement chrétienne; s'il n'avait parlé qu'au nom de l'Etat, il aurait trouvé peu d'écho dans les esprits. Il fait ce qu'avait déjà fait Occam; il s'arme du spiritualisme de l'Église pour combattre ses prétentions: « L'Église ne peut renier l'humilité sans renier le Fils de Dieu qui est venu l'enseigner et la pratiquer... C'est donc un devoir pour les successeurs des apôtres de professer cette même loi d'humilité; ils doivent surtout l'enseigner par leur exemple comme Notre Seigneur l'a fait. Or conçoit-on que celui qui exerce l'autorité souveraine, prêche la pauvreté et le mépris du monde, lui qui doit gouverner le monde et imposer par la puissance? Conçoit-on que le juge prêche le pardon des injures, lui qui doit punir le coupable, alors même que l'offensé lui aurait pardonné? Comment donc concilier l'humilité évangélique avec le pouvoir temporel revendiqué par l'Église?» L'idée de pouvoir est incompatible avec l'essence même de la religion « En effet, le pouvoir implique la coaction; or, religion et force sont deux idées qui s'excluent l'une l'autre. La religion n'agit que par la persuation, la violence est impuissante à convaincre. L'autorité de coaction n'appartient qu'à l'État; quand même il voudrait la déléguer à l'Église, celle-ci ne pourrait pas s'en servir puisqu'elle ne peut agir par la force. »

Nous ne savons si Marsile est resté chrétien, en tout cas c'est un chrétien évangélique; il oppose à chaque instant les paroles de l'Écriture à la doctrine du catholicisme : « Jésus-Christ dit que son

règne n'est pas de ce monde. Le royaume qu'il prêche est le royaume des cieux; si son royaume avait été terrestre, il aurait prononcé des peines temporelles comme les juges; en disant que son royaume n'est pas de ce monde, Jésus-Christ abdique toute espèce de souveraineté. Pour qu'il n'y ait aucun doute sur sa mission, il refuse la royauté que le peuple vient lui offrir, toujours, comme le disent les saints Pères, parce que son royaume est spirituel. C'est pour la même raison qu'il ne veut point faire l'office de juge; s'il avait entendu exercer le pouvoir temporel que l'Église réclame en son nom, son droit comme son devoir eût été de juger les différends qu'on lui soumettait. Non-seulement il n'agit pas comme souverain, il paye le tribut à César. Jésus-Christ reconnaît encore l'autorité séculière et s'y soumet, dans l'acte le plus important de sa vie : il accepte la juridiction de Pilate, il en consacre la légitimité, et déclare par son exemple que les clercs sont assujettis à la puissance civile. Le Christ aurait-il donné à ses apôtres un pouvoir auquel il ne prétendait pas lui-même? Ses paroles encore une fois prouvent le contraire; il dit à toute occasion à ses disciples qu'ils ne sont pas appelés à dominer, que l'empire appartient aux princes de la terre. Les apôtres agissent dans le même esprit. Saint Paul, le plus grand de tous, veut que les fidèles ne s'occupent que des choses spirituelles. L'Église ne peut donc avoir aucune espèce de puissance temporelle. » Marsile répond ensuite aux singulières raisons que les théologiens puisaient dans les livres saints pour y appuyer la domination temporelle de l'Église : « En donnant à ses apôtres les clefs du royaume des cieux, Jésus-Christ n'entendait certes pas leur déléguer une autorité temporelle, puisqu'il ne parle que du royaume spirituel. Si le Christ dit que toute puissance lui a été donnée et dans les cieux et sur la terre, c'est comme Fils de Dieu qu'il parle; il ne pouvait pas songer à communiquer sa toute-puissance divine à l'Eglise, car c'eût été transformer des hommes en Dieu. L'Église ne peut pas davantage se prévaloir de l'empire miraculeux que Jésus-Christ exerce parfois sur la nature; il agit alors comme Dieu, dans le but de confirmer la foi, et non dans la vue de déléguer son pouvoir à ses disciples. Quant

aux deux glaives que l'Église a si bien exploités au moyen-âge, ils ne se rapportent qu'aux fonctions de pasteur. Enfin la comparaison de l'âme et du corps, dont le clergé prétendait faire un titre de domination, est sans valeur aucune; en supposant même que le ministère spirituel ait une plus haute dignité que les offices séculiers, cela ne prouverait pas que ceux-ci sont subordonnés au premier ce sont deux ordres de fonctions différentes.

Que devient la liberté de l'Église dans cette doctrine? Le clergé fondait sa liberté sur son caractère spirituel; à l'entendre, tout ce qui la touchait de près ou de loin participait de ce caractère et échappait par suite à l'action du pouvoir civil. Marsile demande si les biens de la terre changent de nature parce qu'ils sont possédés par des clercs? si les actes juridiques ont un caractère différent selon qu'un laïque ou un clerc y intervient? si le meurtre, le vol, l'adultère deviennent des crimes spirituels, parce qu'un clerc les commet? C'est l'essence de l'acte qui détermine ses effets, et non la qualité de la personne qui le pose; les actes séculiers, bien qu'ils intéressent le clergé, restent donc des actes civils, partant ils sont de la compétence de l'État. La loi, expression de la volonté générale, s'applique à tous les membres de la société; la qualité du justiciable n'est pas une cause d'exemption; le prêtre aussi bien que l'agriculteur doit subir la peine qu'il a méritée; tout ce qui résulte de sa qualité de clerc c'est une aggravation de son délit. Si l'Église ne jouit pas de l'immunité, beaucoup moins encore a-t-elle une juridiction. Marsile ne lui reconnaît même aucun patrimoine proprement dit : « Le clergé, dit-il, n'a droit qu'au nécessaire, comme le dit saint Paul, et l'apôtre explique en quoi consiste le nécessaire; ce sont les vêtements et la nourriture. Les fidèles doivent fournir ces nécessités de la vie au clergé, mais seulement d'après le droit divin; les clercs ne peuvent recourir à la contrainte sans violer le précepte de l'Évangile qui leur commande de donner leurs manteaux à ceux qui enleveraient leurs tuniques. Quant aux immenses possessions de l'Église, l'État en a la disposition; à plus forte raison peut-il les soumettre à des impôts. » C'est cette doctrine qui a surtout excité la colère de l'Église contre Marsile toucher à ses biens

est à ses yeux la pire des hérésies. Jean XXII fulmina une bulle contre le hardi docteur. La haine de la papauté est un titre de gloire pour Marsile; personne ne l'a mieux méritée, car il est plus que le précurseur de Luther, il est le précurseur de la révolution.

IV. Les gallicans et les légistes.

Les doctrines de Marsile se répandirent dans toute la chrétienté; elles trouvèrent des amis partout où l'Église avait des adversaires, et il n'y avait pas un seul pays où il n'y eût lutte entre le sacerdoce et l'État. Depuis la rude guerre que Philippe le Bel fit à la papauté, le clergé gallican prit parti pour la royauté contre les papes; mais tout en résistant aux prétentions du Saint-Siége, il était loin d'abonder dans les sentiments de Marsile. Les ouvrages du docteur de Padoue furent cependant traduits en français. Grand fut le scandale; l'opinion publique accusait un théologien de Sorbonne de cette espèce d'apostasie. Le pape ordonna une enquête; la Sorbonne fut trouvée innocente, mais les idées du politique italien n'en pénétrèrent pas moins dans les esprits; elles devinrent bientôt, à la hardiesse près, le domaine commun de tous ceux qui par conviction ou par intérêt combattaient la domination temporelle de l'Église.

La traduction française de Marsile fut faite en 1376. Vers le même temps parut le Songe du Vergier; c'est une composition originale pour la forme, mais le fond est emprunté aux écrits d'Occam et de Marsile; seulement l'audace du philosophe anglais et du docteur italien est tempérée par la prudence gallicane. L'écrivain français glorifie à chaque page la dignité du siége apostolique, mais ne nous laissons pas tromper par des paroles ces ménagements pour la papauté sont une autre manière de l'attaquer; on ne place l'éminence de son pouvoir spirituel si haut, que pour lui enlever tout pouvoir temporel. Cette tactique se montre à découvert dans le traité de Raoul de Praelles, conseiller et maître des requêtes de Charles V, sur la puissance pontificale et impériale. Il est loin d'être aussi cassant que le dialecticien Occam ou l'audacieux Marsile; il

célèbre la dignité du pouvoir spirituel, comme le Songe du Vergier, mais il n'y a plus à se méprendre sur ses intentions, il a soin de dire sa pensée. Après avoir rapporté les paroles de Jésus-Christ sur les clefs du royaume des cieux, l'auteur s'écrie : « Voici que la plus grande chose et la plus haute que l'on peut penser en cette vie est octroyée divinement au pape. Quelles choses donc demande-t-il encore? Ne semble-t-il pas que avoir son œil à ces choses basses et corruptibles déroge à sa hautesse?» La conclusion de Raoul de Praelles est que l'Église ne peut avoir aucun pouvoir temporel.

Sous l'influence de ces idées nouvelles, la doctrine catholique sur les rapports de l'Église et de l'État fit place à la théorie des légistes. Pierre de Ferrières, écrivain du quinzième siècle, loin d'être respectueux pour l'Église, est dur et violent; on sent qu'il a pour lui la puissance de l'opinion publique. L'Église revendiquait les deux glaives, c'est-à-dire la souveraineté ; le légiste français réclame les deux glaives pour l'État, et il prétend qu'ils n'ont jamais cessé de lui appartenir : « Les empereurs, dit-il, concédaient les évêchés aussi bien que les fiefs, ils nommaient même les papes; ils ont ensuite accordé maint privilége aux clercs, dont ceux-ci ont abusé pour dépouiller leur maître, en ingrats qu'ils sont. Si donc l'Église exerce une juridiction, un pouvoir temporel, c'est une usurpation, usurpation aussi ridicule qu'absurde de la part d'un clergé qui affiche le mépris du monde. Il est vrai qu'il couvre ses envahissements du voile de la religion, mais la foi n'est qu'un prétexte pour légitimer son ambition; c'est un filet pour spolier les laïques, une arme de guerre pour ruiner l'État. Les clercs ont si bien exploité la religion, qu'ils sont devenus les maîtres du monde. La domination de l'Église détruit l'État. Il n'y a qu'un souverain : si l'Église est souveraine, il n'y a plus d'État, les princes deviennent esclaves de l'Église : s'il y a un État, il doit être souverain, et par conséquent l'Église lui est subordonnée. »

En Allemagne, un légiste soutint vers le même temps les mêmes doctrines. Les écrivains protestants appellent Grégoire de Heimbourg le Luther de l'État; nous croyons que ce titre glorieux appartient à Marsile bien plus qu'au politique allemand. Celui-ci ne fait

« ZurückWeiter »