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elle ne connaît qu'un intérêt, celui de son autorité et de son influence; à cet intérêt, elle sacrifie tout, même la justice. Non, il n'y a pas d'intérêt, quelque grand qu'on le suppose, qui soit au-dessus du droit, car là où le droit est sciemment violé, il n'y a plus de société possible. C'est cependant à cette énormité qu'aboutit le droit divin de l'Église!

No 3. La juridiction ecclésiastique.

I. Principe de la juridiction.

En se plaçant au point de vue du catholicisme, on comprend que l'Église possède des biens, puisque ceux qui enseignent ont droit à la subsistance; on comprend qu'elle soit exempte des charges qui pèsent sur la propriété, puisque ses biens sont le patrimoine des pauvres; on comprend encore que ses ministres ne soient pas soumis à des tribunaux laïques, puisqu'en un certain sens ce serait soumettre l'esprit à la matière; mais on comprend plus difficilement comment l'Église a pu prétendre à exercer une juridiction. Cependant ce pouvoir, quelqu'exorbitant qu'il soit, résulte aussi bien que tous les priviléges des clercs, de l'idée de l'Église la juridiction ecclésiastique est un droit divin.

L'église gallicane était privilégiée au moyen-âge, parmi toutes les églises de la chrétienté; sa juridiction avait une étendue que l'on ne connaissait pas ailleurs. Dans la première moitié du quatorzième siècle, Philippe de Valois reçut des plaintes contre les usurpations des juges ecclésiastiques. De son côté, le clergé se plaignait des empiétements des hommes de loi. Le roi convoqua les prélats pour entendre leur défense. L'église gallicane va nous dire quel est le fondement religieux de la juridiction ecclésiastique. Cinq archevêques et quinze évêques comparurent devant le roi de France. Un légiste, Pierre de Cugnières, porta la parole au nom de l'État. L'archevêque de Sens et l'évêque d'Autun soutinrent que la juridiction de l'Église était de droit divin. Nous leur laissons la parole : « De

puis la création jusqu'au déluge, Dieu gouverna directement le monde par le ministère des anges. A partir de Noë jusqu'à Moïse, les patriarches exercèrent tout ensemble le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Les lois que Dieu donna aux Juifs par l'organe de Moïse donnent expressément aux prêtres le droit de juger entre la lèpre et la lèpre, entre le sang et le sang, entre la cause et la cause, ce qui comprend les deux juridictions. » Il semble plus difficile de trouver des textes dans l'Évangile à l'appui d'une prétention temporelle; mais les textes n'ont jamais fait défaut à l'ambition de l'Église Jésus-Christ fut roi et prêtre, non-seulement comme Fils de Dieu, mais comme homme; lui-même dit que toute puissance lui a été donnée et dans le ciel et sur la terre. Cette puissance, il l'a déléguée à saint Pierre et à ses successeurs, en donnant aux apôtres un pouvoir absolu de lier et de délier. » Après le droit divin, les défenseurs de l'Église invoquèrent le droit naturel : « Celui qui est le plus proche de Dieu est le plus capable de juger, puisque Dieu est la source de toute justice; or, les clercs sont les élus de Dieu. Personne ne contestera à l'Église le pouvoir sur les choses spirituelles; or, ces choses sont le but de l'homme, les choses temporelles ne sont qu'un moyen; l'Église ayant compétence exclusive quant à la fin, doit avoir compétence sur tout ce qui y conduit. C'est comme l'accessoire qui suit le principal. >>

Fondée sur la parole de Dieu et la raison, la juridiction ecclésiastique avait toute l'autorité d'un dogme. Aussi ne voit-on pas que Pierre de Cugnières l'ait attaquée dans son principe. Les légistes étaient trop prudents pour combattre de face la puissance redoutable de l'Eglise; ils préféraient, et c'était nécessité, la voie détournée de la ruse et de la chicane. Ils voulaient bien reconnaître la juridiction ecclésiastique, mais ils accusaient les juges d'église d'empiéter sur la juridiction civile. Et en vérité, les évêques qui parlèrent devant le roi de France, leur donnèrent beau jeu. Bertrandi, docteur en droit, évêque d'Autun, et plus tard cardinal, nous apprendra jusqu'où allaient les prétentions du clergé. L'évêque jurisconsulte distingue les matières personnelles des matières réelles « Personne, dit-il, ne conteste que tout chrétien ne soit

soumis à la juridiction spirituelle de l'Église. Or par cela seul que l'Église a une compétence absolue en matière spirituelle, elle est compétente dans les causes personnelles; en effet il y a toujours un élément spirituel dans ces procès: l'on peut même dire qu'il s'y mėle un péché, puisque l'une des parties au moins soutient une cause injuste; dès lors l'Église a le droit d'intervenir.» Cette singulière argumentation avait pour elle l'autorité d'Innocent III. Notre évêque est plus réservé pour ce qui concerne les actions réelles; il abandonne le droit divin pour s'en tenir aux coutumes. C'était une inconséquence évidente, car le péché intervient en matière réelle comme en matière personnelle; celui qui réclame ou retient injustement un héritage est-il moins coupable que celui qui demande le payement de ce qui ne lui est pas dù, ou qui refuse de payer ce qu'il doit? Si l'Église ne faisait pas valoir son droit divin dans les causes réelles, c'était par prudence, comme l'insinue Bertrandi ces affaires étaient presque exclusivement féodales, et les barons n'étaient pas d'humeur à se laisser juger par les clercs. Outre cette juridiction directe, déjà assez étendue, l'Église prétendait encore avoir une suprématie sur les tribunaux laïques, toujours en vertu de son pouvoir spirituel : « La juridiction spirituelle, dit Bertrandi, a pour dernière fin le salut, tandis que la juridiction temporelle n'a rapport qu'aux biens de la vie présente; or ces biens doivent être ordonnés suivant la fin de l'homme, donc la justice séculière est soumise à l'Église.» Cette influence indirecte prêtait à l'envahissement plus encore que l'action directe; elle anéantissait en quelque sorte la juridiction laïque, car elle lui enlevait ce qui constitue son essence, la souveraineté.

L'Église ne tendait à rien moins qu'à s'emparer de toute la juridiction. La doctrine du péché et de la suprématie de l'ordre spirituel l'aurait conduite à ce but, si le but avait pu être atteint. Déjà la réalité semblait n'être pas très-loin de l'idéal. Cependant l'idéal était irréalisable. Les faits prouvent que même au moyen-âge, alors que l'Église avait une moralité et une science plus grandes que la société laïque, elle s'acquitta très-mal de la tâche que les circonstances lui avaient imposée. C'est que l'Église n'était pas appelée à

décider des procès, mais à guider les hommes dans la voie du salut; ce qui ne l'empêcha pas de défendre sa juridiction avec une ténacité incroyable, comme si la foi avait été en cause. Aujourd'hui elle ne songe même plus à réclamer ce droit divin. Que faut-il donc penser de son immutabilité? Il n'y a qu'une chose qui soit immuable dans l'Église, c'est son ambition; celle-là durera aussi longtemps qu'elle pourra parler au nom de Dieu.

II. Les abus de la juridiction.

Nous ne contestons pas qu'à une certaine époque l'Église ne fût plus digne d'exercer la juridiction que la société laïque; mais il est tout aussi certain que la juridiction ecclésiastique fut la source d'effroyables abus. Ces abus, nous le croyons, avaient leur origine première dans l'incompétence de l'Église elle devait s'acquitter mal d'une tâche qui n'était pas la sienne. Il est vrai qu'on s'attendrait à la voir pécher par excès de charité; les faits nous forcent à porter contre elle une accusation toute contraire. L'exercice de la justice touche aux passions les plus vives, souvent les plus mauvaises de l'homme; en se mêlant parmi les gens à procès, les clercs prirent leurs allures. La charité fit place à la cupidité; le clergé profitant des vices des plaideurs, les nourrit, au lieu de les réprimer; il excita la cupidité pour l'exploiter. En faisant ce grave reproche à l'Église, nous ne sommes que l'écho des plaintes sorties de son propre sein. Écoutons Pierre de Blois : « Les officiaux des évêques sont des sangsues qui rendent entre les mains de leur maître le sang des justiciables qu'ils ont bu... Leurs fonctions consistent à susciter des procès, à empêcher les transactions, à étouffer la vérité, à favoriser le mensonge. Leur unique soin est de faire argent de tout; ils vendent la justice... Pour dire tout en un mot, les officiaux, fils de l'avarice, esclaves de Mammon, se vendent euxmêmes au diable; leur ministère est le plus sûr moyen d'encourir la damnation éternelle. » On pourrait croire que cette violente philippique n'est pas l'expression de la vérité; mais les témoignages abondent pour confirmer les accusations de l'évêque de

Blois. Dès le douzième siècle, les fonctions d'official étaient tellement décriées, qu'un homme d'honneur n'osait pas les remplir.

Si tels étaient les juges, que devait être la justice? La juridiction ecclésiastique se donnait pour mission de bannir les roueries des gens de loi, pour faire régner la paix et la concorde parmi les chrétiens. Est-elle restée fidèle à cette haute ambition? Si l'on écrivait l'histoire de la chicane, l'Église y occuperait une large place; il serait facile de prouver, les conciles à la main, qu'il n'y a pas de ruse de procureur, pas de finesse de la cupidité, pas de pratique de faussaire qui ne puisse s'autoriser de l'exemple de la justice ecclésiastique. Il est vrai que les chicanes sont inséparables de la justice; mais dans les tribunaux ecclésiastiques, cet abus était plus choquant n'étaient-ils pas établis dans un esprit de charité, pour prévenir les procès? Cependant, au lieu de favoriser l'arbitrage, ils allaient jusqu'à infliger une amende aux parties qui transigeaient, comme si la concorde était un délit. Au moyen-âge la justice était une source de revenus. L'Église, qui parle toujours de charité, aurait du répudier ce honteux trafic; mais l'influence de l'exemple et l'esprit de domination l'emportèrent. C'était allumer l'avarice et donner une couleur légale à ses excès. Les juges ecclésiastiques ne se bornaient pas à exploiter la justice, ils la vendaient. Nous pourrions citer des conciles sans nombre qui le constatent. Mais à quoi bon? Peut-on s'étonner de la vénalité des juges inférieurs, quand la cour du pape donnait l'exemple? Dès le onzième siècle, un évêque, Rathier de Vérone, s'écrie : « Rome est à vendre! » Ceci n'est pas une boutade d'un homme trop sévère; d'innombrables témoignages confirment son accusation, et ils viennent, non des ennemis de la papauté, mais de ses plus chauds partisans. Jean de Salisbury dit des légats pontificaux : « Vous décidez les affaires les plus importantes par égard pour les personnes, ou par motif d'intérêt; avec des juges comme vous, l'innocence doit périr, tandis que l'iniquité puissante triomphe. »

La juridiction est une des armes les plus redoutables dont l'Église se soit servie pour dominer la société. Elle parlait au nom de la charité et elle agissait dans l'intérêt de sa puissance. Que l'exemple

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