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III.

L'Église n'est pas propriétaire; dépositaire des aumones des fidèles, elle en doit faire la distribution aux pauvres. Comment a-t-elle rempli cette mission? Ceci est un point essentiel. Si une expérience séculaire atteste que la destination des biens eccclésiastiques est accompagnée d'abus inévitables, la société ne doit-elle pas intervenir pour y mettre fin? Nous ne contestons pas la charité de l'Église; mais rappelons-nous qu'elle la faisait sur un patrimoine qui n'était pas à elle; à vrai dire, ce n'était pas le clergé qui exerçait la bienfaisance, c'étaient les donateurs qui distribuaient leurs aumônes par son intermédiaire; si dans cette distribution il n'y a pas de garanties pour prévenir l'infidélité, le but des donateurs n'est pas rempli; or ces garanties n'existaient pas et elles étaient impossibles. Les abus étaient inévitables, sans qu'il y eût un moyen d'y porter remède.

A peine l'Église est-elle reconnue par l'État et capable de posséder, que des plaintes s'élèvent contre le luxe et le déréglement des clercs. Nous n'entendons pas faire le procès à la moralité du clergé, nous savons que la vertu se cache et que le vice se montre à découvert; nous voulons seulement constater que dès que l'Église possède des richesses, elle en abuse. Au témoignage de Grégoire de Naziance, il y avait déjà au quatrième siècle des prélats qui dissipaient le patrimoine des pauvres en dépenses superflues, qui aimaient mieux imiter le faste des grands de l'empire que l'humilité des apôtres. Saint Jérôme fait entendre les mêmes doléances dans la chrétienté latine : « Les évêques, dit-il, prêchent la pauvreté et ils ne respirent que l'amour des plaisirs; ils disputent aux princes du siècle le prix de la magnificence et ils l'emportent sur eux en achetant du patrimoine des pauvres ce que les plus riches n'osent acheter pour leur table. » Ce qui prouve que les saints Pères n'exagéraient point, c'est que les conciles furent obligés de rappeler aux clercs que ceux qui donnaient à l'Église avaient l'intention de racheter leurs péchés et non de favoriser les délices des ecclésiastiques.

L'invasion des Barbares eut une funeste influence sur l'esprit du

clergé, en ce sens qu'il considéra les terres de l'Église comme des bénéfices dont il avait la libre disposition. Agobard nous dira ce que les clercs faisaient au neuvième siècle du patrimoine des pauvres : « Les évêques et les abbés dépensent en chiens et en chevaux, en officiers et en valets, en festins scandaleux et en réunions profanes ce qui n'a été donné à l'Église que pour l'entretien des indigents. » Le sixième concile de Paris déplora la conduite des prélats qui se faisaient gloire de ce qui aurait dû les couvrir de confusion à leurs yeux, la dignité de l'épiscopat consistait dans une vaine ostentation de somptuosités profanes. Le concile leur proposa l'exemple des saints Pères; nous allons voir avec quel fruit. L'esprit de la féodalité envahit l'Église; c'était un esprit d'appropriation et de rude égoïsme, et non un esprit de dévouement et de charité. Nous avons l'embarras du choix parmi les nombreux témoignages de cette époque nous citerons les noms les plus considérables. Saint Damien ne cesse de censurer avec une âpre sévérité, l'incroyable profusion qui se faisait des biens de l'Église dans les palais des cardinaux et des évêques, pendant que les pauvres, dont les prélats étaient les économes, gémissaient dans la misère. Saint Bernard dit à toute occasion que les dignités ecclésiastiques n'étaient recherchées que pour en dépenser les revenus en vanités et en superfluités. Les clercs ne craignaient pas de retenir pour eux les biens qu'ils devaient distribuer aux pauvres. L'abbé de Clairvaux s'élève avec une juste indignation contre ces spoliateurs et ces sacriléges. Tel était l'usage que les prélats faisaient du bien des pauvres au douzième et au treizième siècle. Au quatorzième s'ouvre le déclin de l'Église du moyen-âge, et ce n'est pas aux époques de décadence qu'il faut chercher la charité et l'abnégation. Écoutons Clémangis: « Les évêques passent la journée à la chasse, dans les festins et les jeux, et la nuit dans les bras des filles. Les chanoines ne songent qu'à leur ventre, comme des porcs d'Épicure. Tous ceux qui ont peur du travail prennent la tonsure, et se plongent ensuite dans l'orgie et la crapule. » Que devenait le patrimoine des pauvres au milieu de cette corruption? Il servait à nourrir le luxe et la débauche des clercs. C'est un prédicateur qui le dit au concile de Constance, en face des coupables.

En vain dira-t-on que l'abus ne prouve pas contre le droit; quand l'abus se confond avec le droit, alors le droit n'est plus un droit. L'Église était chargée de distribuer aux pauvres les biens que les fidèles lui donnaient pour cet usage; mais comme en même temps elle avait le droit de vivre de ce patrimoine, le droit l'emportait à chaque instant sur le devoir. Qu'auraient dit les saint Chrysostome, les saint Augustin, s'ils avaient rencontré un évêque du moyen-âge? Le concile général de Latran, de 1179, voulant mettre un terme au luxe excessif des prélats, statua que les archevêques dans leurs visites auraient tout au plus quarante ou cinquante chevaux, les cardinaux vingt-cinq, les évêques vingt ou trente, les archidiacres sept, les doyens et leurs inférieurs deux. Tel était le luxe légal. Est-ce là ce que saint Jérôme appelait le strict nécessaire?

Le luxe n'était pas le plus grand vice des bénéficiers; on pourrait dire plutôt que c'était la cupidité. Mais ici encore la force des choses entraînait le clergé. Vainement le spiritualisme chrétien lui disait d'abdiquer la propriété et tout esprit individuel; la nature humaine l'emporta sur une loi qui la viole. Les clercs avaient une famille, trop souvent une concubine et des enfants; les biens des pauvres servaient à nourrir et à établir les fruits d'unions adultérines. Un abbé de Farfa dota sept filles et trois fils des biens du monastère; les moines, imitant son exemple, vivaient hors du monastère avec leurs maitresses, pour mieux dire avec leurs femmes, car ils se mariaient publiquement, en volant du reste tout ce qu'ils pouvaient des biens du monastère. Ces scandales n'étaient pas de rares exceptions. Il y a toute une législation sur les concubines et les enfants des clercs; elle a pour but de prévenir que les biens de l'Église ne passent en leurs mains.

Nous n'avons encore rien dit de l'emploi légal des biens ecclésiastiques, s'il peut être question de légalité dans une matière où l'on ne rencontre que des abus. Pendant tout le moyen-âge, les richesses du clergé furent exploitées par la cour de Rome dans un but d'ambition et parfois de cupidité. A l'époque de leur lutte avec les Hohenstaufen, les papes imposèrent dimes sur dimes à l'Église d'Angleterre. Le clergé anglican rappela aux vicaires du Christ que ses biens étaient le patrimoine des pauvres, que les canons en

avaient réglé l'usage, et qu'on n'y voyait point que l'on dût s'en servir pour faire la guerre à des chrétiens. Le pieux Thomassin blâme ces plaintes mieux valait, dit-il, employer les biens de l'Église aux guerres soutenues dans l'intérêt de la chrétienté, que de les dépenser en luxe et en bonne chère. Nous dirons que l'un n'est pas plus juste que l'autre. Il y avait donc abus jusque dans l'emploi relativement légitime des biens ecclésiastiques, et contre cet abus il n'y avait aucune garantie possible. Le pape concentrait en lui la souveraine puissance; personne, disent les canonistes, ne pouvait lui demander: pourquoi fais-tu cela?

Maintenant nous comprendrons la réaction qui se fit contre les richesses de l'Église. Elle prit souvent la forme de la violence, de la spoliation, de la chicane; elle était souvent aveugle comme l'instinct. Nous condamnerons la force brutale et la mauvaise foi partout où nous les rencontrerons, mais cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître le bien que Dieu sait tirer du mal.

N° 2. Réaction contre les richesses de l'Église.

Depuis l'invasion des Barbares jusqu'au seizième siècle, il ne s'est passé pour ainsi dire aucun jour sans spoliation. On se fait une singulière illusion sur l'esprit de piété de ces temps reculés; à voir l'énorme quantité de terres qui furent données à l'Église, on pourrait croire que l'époque barbare était une époque chrétienne par excellence. Il n'en est rien. Les vainqueurs de Rome avaient les superstitions du christianisme; ils n'en avaient pas les vertus; ils enrichissaient l'Église, tantôt par une politique de conquérant, tantôt par crainte de l'enfer; mais la crainte n'empêchait pas l'envie et même un sentiment plus hostile, la haine.

Les prétextes ne manquaient pas pour dépouiller l'Église, parfois même il y avait nécessité publique. Comme les impôts étaient tombés en désuétude, la seule richesse des rois consistait en terres; c'est par des concessions bénéficiaires qu'ils s'attachaient leurs vassaux; mais à force de donner aux morts, il ne resta rien pour les vivants. Charles Martel fut obligé de reprendre à l'Église une

grande partie de ses biens pour les donner aux leudes qu'il conduisit contre les Arabes; cette spoliation fut l'instrument de la délivrance de l'Europe. Après avoir dépouillé l'Église, les Carlovingiens l'enrichirent de nouveau. Les richesses du clergé excitèrent l'envie des grands laïques. Chose remarquable, l'idée de la sécularisation, si odieuse au clergé, n'est pas due aux protestants, ni aux libres penseurs; elle remonte à une époque où la foi chrétienne dominait d'une manière absolue. Dès le neuvième siècle, les laïques voulurent s'emparer des biens ecclésiastiques, en ne laissant aux clercs que ce qu'il leur fallait pour vivre. La tentative était prématurée. Enlever ses biens au clergé à la veille de la féodalité, c'était le mettre à la merci de la force, sans aucune garantie pour son existence. L'influence était au prix de la possession du sol; l'Église devait être riche pour être puissante, et elle devait être puissante pour remplir sa mission.

Cependant la sécularisation, si elle ne se fit pas légalement, se faisait en quelque sorte chaque jour par la violence. La féodalité commença la lutte de l'État contre l'Église, lutte brutale, sans aucun respect du droit. Mais la force fut ici bienfaisante comme ailleurs la guerre. Si les barons n'avaient pas dépouillé l'Église au fur et à mesure qu'elle envahissait les terres et la souveraineté, elle aurait fini par absorber complètement la société laïque. Ceci n'est pas une supposition pour excuser l'abus de la force; les témoignages des clercs mêmes attestent que la féodalité n'était pas sans inquiétude sur les richesses excessives du clergé. Un moine écrivit au douzième siècle un ouvrage sur l'honneur de l'Église; il y combat << ceux qui disaient : l'on fait tant de donations à l'Église, qu'à peine il restera quelque chose pour l'État. » L'épiscopat essaya en vain de se mettre à l'abri du pillage, en lançant ses foudres contre les sacriléges qui osaient toucher à des biens consacrés à Dieu; les plaintes lamentables des conciles prouvent que les anathèmes étaient impuissants à la protéger. Au treizième siècle l'Église d'Allemagne fut littéralement au pillage; les conciles ne parlent que d'incendies, de rapines, de violences commises au préjudice da clergé; celui de Brême de 1266 caractérise le droit du plus fort dans ces termes énergiques : « Voler l'Église s'appelle faire preuve

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