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contenter de l'apparence, pourvu qu'on évite le scandale. Quel est donc ce grand intérêt qui fait sacrifier les principes de la morale à un homme comme Gerson?« Il vaut mieux, dit-il, que nous ayons des prêtres incontinents que de ne pas avoir de prêtres de deux maux il faut choisir le moindre »(1). Ainsi, dans la pensée de Gerson, le célibat est inséparable de la prêtrise. Nous croyons qu'il a raison, au point de vue chrétien. Mais les paroles de Gerson n'en sont pas moins la condamnation la plus éclatante du célibat et de l'Église. Non, l'on ne peut pas, dans l'intérêt de la hiérarchie catholique, imposer une loi qui engendre nécessairement l'immoralité; périsse plutôt l'Église! Et si l'idéal de l'Église est lié indissolubleblement au christianisme, périsse encore le christianisme! car la morale domine les formes changeantes des religions.

No 2. L'idéal laïque.

La société laïque condamne le célibat; elle repousse donc les conseils évangéliques, et elle s'éloigne, sans le savoir, du christianisme. Si elle ne veut pas de la virginité, quel est donc son idéal? Il existe en germe dans les aspirations du moyen-âge, mais encore enveloppé de nuages, obscurci par les passions, altéré par la faiblesse humaine. Une seule chose est évidente, c'est que la société laïque a devant elle un type de perfection qui diffère du tout au tout de la perfection chrétienne. Les docteurs scolastiques ravalent la femme; ils la méprisent, ils lui prodiguent l'injure et l'outrage, ils font de l'amour une passion animale, presque diabolique. La chevalerie divinise la femme; elle glorifie l'amour, elle ne vit que par l'amour; on dirait que le monde chevaleresque n'est fait que pour l'amour.

Cependant, par une singulière illusion, on a rapporté le principe de l'amour chevaleresque au christianisme. Les analogies ne sont

(1) « De duobus malis minus est incontinentes tolerare sacerdotes quam nullos habere. » Gerson, T. II, p. 617. Cf. Id., T. III, p. 947 et 932.

qu'apparentes : la chevalerie, bien que l'Église ait tenté de s'en emparer, est dans son essence hostile à la doctrine chrétienne ('), et l'opposition existe surtout dans l'idée que le christianisme et la chevalerie se font de la femme et de l'amour. On peut dire sans exagération que la religion chrétienne n'a pas eu la moindre influence sur les sentiments de la société féodale, en ce qui concerne les relations des deux sexes. En veut-on la preuve? Si l'idéal chrétien avait dû se manifester quelque part, c'eût été dans la poésie qui vit d'idéal. Eh bien! il n'y a pas une ombre de sentiments chrétiens chez les troubadours. Tous préfèrent l'amour de leur dame au paradis; ils déclarent tout net qu'ils ne voudraient pas être au ciel, si c'était sous condition de ne pas aimer la femme qu'ils adorent » (*). Les plus religieux des poëtes du moyen-âge, les Minnesinger, disent également qu'ils préfèrent les joies de l'amour au bonheur du paradis (3). Ils ne se doutaient pas qu'ils commettaient un vrai sacrilège. S'ils ne s'en doutaient pas, c'est qu'au fond leur conception de la vie n'était pas chrétienne; elle était en tout l'opposé du christianisme.

Un historien qui a fait des études profondes sur le moyen-âge dit que l'amour chevaleresque a son principe dans la féodalité (*). Il est certain que les relations de l'amour imitèrent les relations féodales. Le cérémonial de l'union du chevalier et de sa dame était l'image du contrat qui intervenait entre le vassal et son suzerain. A genoux devant sa dame, et les mains jointes entre les siennes, le chevalier se dévouait tout entier à elle, et lui jurait de la servir fidèlement jusqu'à sa mort. La dame de son côté déclarait accepter ses services et lui engageait les plus tendres affections de

(4) C'est l'avis d'un écrivain qui a fait une profonde étude de la poésie chevaleresque (Von der Hagen, Minnesinger, T. IV, p. 395).

(2) Deudes de Prades (Millot, Histoire des troubadours, T. I, p. 320), Boniface Calloo (Histoire littéraire de la France, T. XIX, p. 587). D'autres troubadours s'expriment encore d'une manière plus crue (Raynouard, Choix de poésies, T. III, Appendice; Guinguené, T. I, p. 407).

(3) Von der Hagen, Minnesinger, T. I, p. 327.

(4) Hallam, Histoire de la littérature, T. I, p. 130.

son cœur; en signe de l'union qui s'établissait entre eux, elle lui présentait un anneau et puis le relevait en lui donnant un baiser ('). Il ne faut pas s'étonner de ces analogies. La chevalerie avec tous ses instincts, ses sentiments et ses aspirations, est une expression de la féodalité; son idéal de l'amour doit donc avoir ses racines dans l'esprit féodal. Or, qu'est-ce que cet esprit, sinon le génie germanique, tel qu'il se développa sous l'influence de la conquête? C'est dans les forêts de la Germanie que Montesquieu a cherché les racines du chêne féodal qui couvrait l'Europe au moyen-âge; c'est aussi là qu'il faut chercher la source de l'amour chevaleresque.Nous avons dit ailleurs (2) que les Germains avaient un véritable culte pour la femme. Inutile d'ajouter que ces sentiments étaient étrangers aux anciens; ils l'étaient aussi, quoiqu'on dise, aux Arabes; l'amour sensuel d'une race chez laquelle règne la polygamie, n'a rien de commun avec l'exaltation, pure dans son principe, du chevalier. La poésie chevaleresque a pour la femme la vénération que professaient les Germains. L'amour est le principal mobile des actions du chevalier. Tout chevalier a sa dame, pour l'amour de laquelle il est continuellement en quête de gloire et d'aventures. La femme tient la place de Dieu : l'amour chevaleresque, c'est la divinisation de la femme.

Nous voilà dans un monde bien différent du monde chrétien. Qui croirait que les troubadours et les minnesinger sont contemporains des saint Bonaventure et des saint Thomas? Leurs idées sont tellement opposées, qu'on les dirait séparés par l'immensité des siècles. Les docteurs chrétiens rabaissent la femme jusqu'à en faire un instrument de production, tandis que les poëtes ne chantent que la femme et son excellence; le nom même des minnesinger marque quel est l'objet unique de leur poésie: ils sont les chantres de l'amour. C'est dans les poëtes allemands qu'il faut chercher les vrais sentiments du moyen-âge sur la femme; ils ont conservé l'inspiration des vieux Germains; si leurs croyances religieuses ne leur

(1) Fauriel, Histoire de la poésie provençale, T. I, p. 503. (2) Voyez mes Études sur les Barbares et le Catholicisme.

permettent pas de diviniser la femme, ils la représentent au moins comme le chef-d'œuvre de Dieu, ils ne trouvent pas d'accents dignes de célébrer sa perfection ('). L'opposition entre les théologiens et les poëtes est parfois ouverte. Les premiers gardent rancune à Ève, et ne lui pardonnent pas d'avoir entraîné Adam dans sa chute; les poëtes prennent sa défense: « Ce n'est pas Eve, disent-ils, qui a perdu le genre humain, c'est Adam; c'est au contraire à Eve que nous devons notre salut, car c'est d'elle qu'est né le Sauveur » (2). L'opposition est encore bien plus grande dans les sentiments des théologiens et des poëtes sur l'amour. Les plus modérés des docteurs chrétiens voient dans l'amour un effet de la concupiscence; ils le flétrissent ou le déplorent comme une manifestation de notre nature viciée par le péché. Écoutons les troubadours : « L'amour est le principe suprême de toute vertu, de tout mérite moral et de toute gloire. Il améliore les meilleurs, dit Raimbaud de Vaqueiras, et il donne de la valeur aux plus mauvais » (3). Dira-t-on que c'est là l'amour platonique qui inspira le Dante et Pétrarque, que, s'il n'est pas d'origine chrétienne, il est du moins spiritualiste comme le christianisme? Le nom même que les troubadours donnent au sentiment qui inspire le chevalier prouve que nous sommes loin du spiritualisme chrétien : c'est la joy, c'est-à-dire l'exaltation heureuse du charme de la vie, qui se manifeste par le courage guerrier, le goût aventureux des périls et la courtoisie (*). Les chrétiens fuient la femme et l'amour, comme une occasion certaine de péché; ils cherchent à tuer l'instinct qui porte l'homme à aimer; leur idéal c'est de faire de notre existence une anticipation de la mort. Pour les troubadours, l'amour est la vie : « Il est déjà mort, dit Bernard de Ventadour, celui qui ne sent point en son cœur quelque douceur à aimer. A quoi sert de vivre sans amour? Ah! puisse Dieu ne m'être jamais si courroucé, qu'il me laisse vivre un mois, un jour,

(1) Reinmar von Zweter, dans Von der Hagen, Minnes., T. II, p. 183, no 34. (2) Jakob van Maerlant, dans Jonckbloet, Geschiedenis der middennederlandsche dichtkunst, T. III, p. 122.

(3) Fauriel, Histoire de la poésie des troubadours, T. I, p. 499; T. II, p. 64. (4) Fauriel, ib., T. I, p. 499-501.

après celui où je n'aurai plus d'amour... Il est bien homme de vie abjecte, celui qui ne vit point en joie, qui ne tourne point à l'amour son cœur et ses désirs, lorsque tout s'abandonne à la joie, lorsque tout résonne de chants amoureux, les prés, les vergers, les bruyères, les plaines et les bocages » (1).

On nous dira: folie de poëtes! Comment croire qu'une société chrétienne ait méconnu les premiers devoirs de la religion au point de se livrer tout entière à un sentiment que le christianisme condamne? comment croire qu'une société guerrière ait passé son temps à rêver et à chanter l'amour? Cela paraît en effet peu probable, et cependant cela est. Le christianisme était à la vérité la religion dominante, mais il n'avait pas pénétré dans les mœurs; quant à la guerre, on oublie que la chevalerie, loin de faire obstacle à l'amour, voyait dans l'amour le mobile de ses exploits. Après tout, les faits sont là, incontestables. Un grand écrivain a dit que la littérature est l'expression de la société; cela est vrai, au moins en ce sens, qu'il doit y avoir entre les sentiments chantés par la poésie et ceux qui règnent dans la société assez de rapport pour que celleci comprenne les poëtes. Or, conçoit-on que les troubadours eussent célébré l'amour comme le principe de la vie, comme la source de toutes les vertus, si les chevaliers auxquels ils s'adressaient avaient partagé les opinions des docteurs chrétiens sur l'amour terrestre? Cela est impossible. Aussi l'histoire confirme-t-elle ce que la nature des choses fait supposer; ce n'étaient pas seulement les poëtes, mais tous les hommes appartenant aux classes élevées qui regardaient l'amour comme l'affaire la plus sérieuse de la vie. Nous emprunterons quelques traits à un des meilleurs historiens du moyen-âge : « En 1284, dit Villani, il se forma une riche et noble compagnie qui avait à sa tête un chef, dit le seigneur de l'amour, et qui ne songeait à autre chose qu'à jeux, divertissements et danses, avec dames et chevaliers. » Cinq ans plus tard, d'autres fêtes furent célébrées, toujours animées du même esprit de galanterie : « Il se

(1) Fauriel, Histoire de la poésie provençale, T. II, p. 26, 36. Choix de poésies des troubadours, T. III, p. 45.

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