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Au treizième siècle le génie guerrier qui avait inspiré les croisades fit place à l'esprit commerçant; on vit les croisés eux-mêmes, laissant là la ville sainte, s'établir à Constantinople, la ville du luxe et des plaisirs. C'était un signe des temps. L'amour des richesses et des jouissances matérielles ne date pas du dix-neuvième siècle, comme le disent les louangeurs du passé; écoutons un prédicateur du moyen-âge : « Qui aime aujourd'hui la pauvreté, à l'exemple des apôtres, à l'exemple de Jésus-Christ lui-même? Qui ne recherche pas les richesses de tout son pouvoir? Les chrétiens sont pires que les païens; car en poursuivant le lucre avec tant d'âpreté, ils violent la loi de Dieu. Ce ne sont plus les vilains, ce sont les comtes et les barons qui se font commerçants. Quelle folie! Exposer son corps et son âme pour recueillir cette boue que l'on appelle de l'or » ('). Saint Bonaventure avait raison de se plaindre, car les tendances matérielles de la société annonçaient la mort du monachisme. Les moines maudissent la matière et font profession de la mépriser, parce que Satan est le prince du monde; tandis que la société laïque exploite la matière comme source de richesses et instrument de son développement. Quelle est la vie réellement sainte, celle des religieux oisifs ou celle des travailleurs? Aujourd'hui la question est décidée en dernier ressort, en dépit des clameurs inintelligentes de quelques fanatiques. Au moyen-âge il fallait une grande hardiesse pour proclamer que la vie laïque était aussi sainte que la vie religieuse. Un poëte osa le premier avancer cette proposition téméraire, Jean de Meung, le courageux adversaire du monachisme et de l'hypocrisie cléricale (2).

Une fois la vie laïque reconnue sainte, le monachisme n'a plus de raison d'être. Pourquoi fuirait-on un monde où l'on peut faire son salut en travaillant, pour aller vivre d'une vie d'oisiveté et d'ennui derrière les murs d'un cloître? Dès le treizième siècle, on prédit l'abolition des monastères. Les poëtes, ces prophètes de l'avenir, se firent les organes des sentiments qui germaient dans la société laïque. Un minnesinger (3), dans un chant sur le retour de

(1) S. Bonaventura, Sermo de Sanctis (Op., T. III, p. 224, 231, 236). (2) Roman de la Rose, v. 11610, ss. (T. II, p. 163).

(3) Regenbogen, dans Von der Hardt, Minnesinger, T. IV, p. 637.

Frédéric Barberousse, dit que l'empereur détruira les couvents, que les religieux se marieront avec les religieuses, et qu'ils cultiveront les terres et les vignes. La suppression des templiers fit une vive impression sur les esprits : le temps approche, dit un poëte anglais, où il en sera de même de tous les ordres ('). Chose singulière ! le monachisme trouva ses plus rudes adversaires dans le sein des monastères. Au seizième siècle, ce fut un moine qui donna le coup de mort au monachisme; dès le quinzième, un moine dit que le monde irait beaucoup mieux s'il n'y avait point de moines(2). Viennent ensuite les précurseurs de la réforme qui annoncent la prochaine révolution: Wiclef, loin de considérer la vie des religieux comme un état de perfection, y voit plutôt un obstacle à la pratique de la vraie religion du Christ; il va jusqu'à dire que ceux qui sont de la religion de saint Benoît ou de saint François, ne sont pas de la religion chrétienne (3). Il ne reste plus à Luther qu'à faire entendre sa voix puissante, pour que la mort monastique fasse place à la vie.

SII. Réaction contre le spiritualisme chrétien.

No 1. L'idéal chrétien. Le célibat.

Le spiritualisme chrétien n'est jamais entré dans la conscience générale; cela seul prouve qu'il est faux. S'il était l'expression de la vérité, il aurait dù ètre accepté comme but, quand même, à raison de sa hauteur, on s'en serait écarté en fait. Mais la société laïque a toujours eu de la vie une conception toute différente de celle qui découle du christianisme. Il en a été ainsi dès le moyenâge, à l'époque où l'influence des idées chrétiennes paraît absolue. On a vainement prétendu le contraire; nous n'avons qu'à mettre en présence l'idéal, tel que le concevaient les plus grands docteurs

(1) Warton, History of english poetry, T. II, p. 57, note.

(2) Du Méril, Poésies du moyen-âge, p. 140.

(3) Ces propositions se trouvent parmi celles que le concile de Londres condamna en 1382 (Mansi, T. XXVI, p. 695).

de l'Église, et l'idéal laïque, pour nous convaincre qu'il se faisait dans la société une réaction contre le spiritualisme chrétien, réaction de la vie véritable contre une fausse vie.

Le spiritualisme chrétien se concentre dans l'exaltation de la virginité. Au premier abord l'on pourrait croire que cette croyance domine dans la société laïque aussi bien que dans la théologie. La Vierge est la déesse du moyen-âge, et la femme est la divinité de la chevalerie: n'est-ce pas la même pensée sous des formes différentes? Interrogeons les docteurs les plus illustres du catholicisme; ils nous diront si le culte de la Vierge a influé sur l'idée qu'ils se faisaient de la femme et de sa mission. Nous avons dit ailleurs que le christianisme, tout en relevant la condition de la femme, lui garda rancune, parce qu'il imputait la chute d'Adam à la mère du genre humain ('). Ce préjugé respire dans le ton dédaigneux avec lequel les Pères de l'Église parlent des filles d'Eve. Les docteurs du treizième siècle ont-ils un langage plus respectueux, expression d'un sentiment plus juste? Saint Bonaventure a recueilli dans les Pères les plus hostiles à la femme les témoignages qui lui sont le plus contraires, et en leur donnant place dans un ouvrage théologique, il leur a presque attribué l'autorité d'un dogme. « Qu'est-ce que la femme? s'écrie saint Chrysostome. L'ennemie de l'amitié, une peine inévitable, un mal notoire, une tentation naturelle, un péril domestique; les plus belles ne sont que des sépulcres blanchis. >> Saint Jérôme est encore plus aigre, plus brutal : « La femme est la porte du diable, la voie de l'iniquité, la morsure du scorpion » (2). Au lieu de s'adoucir, le langage des docteurs chrétiens devient tous les jours plus injurieux; on dirait qu'ils veulent protester par la dureté de leurs reproches contre le culte idolâtrique que le monde rend aux grâces de la tentatrice : « La femme, dit Hugues de Saint Victor, est la cause du mal, le principe de la faute, le foyer du péché; elle a séduit l'homme dans le paradis, elle le séduit encore sur la terre, et elle l'entraînera dans le gouffre de l'enter» (). Ces sentiments n'étaient pas seulement ceux des mys

(4) Études sur le christianisme.

(2) S. Bonaventura, Pharetræ, 1, 8 (T. VI, p. 108).

(3) Hugo de Sancto Victore, de nuptiis, I, 2. - Les auteurs de l'Histoire lilté

tiques, des exaltés; Vincent de Beauvais, esprit sans originalité, nous apprend quelle était l'opinion commune des scolastiques : «La femme est un doux poison qui donne la mort éternelle, c'est une torche de Satan, la porte par laquelle entre le diable »(1). Il ne restait plus qu'à faire de la femme trompée par l'esprit malin le complice du démon; cette injure ne lui fut pas épargnée. Un évêque qui a fait une étude spéciale de la démonologie, Guillaume d'Auvergne, remarque que les démons apparaissent toujours sous la forme d'une femme, tandis que les bons anges prennent la forme d'un homme (2).

Nous faisons honneur aujourd'hui au christianisme de l'esprit d'égalité qu'il a répandu dans le monde; peut-être dans notre impartialité excessive, attribuons-nous à la religion une gloire qui ne lui appartient pas. Il est certain que les plus illustres docteurs du moyen-âge, d'accord avec les Pères de l'Église, considèrent la femme comme un être inférieur à l'homme. De tous les philosophes de l'antiquité, Aristote s'exprime avec le plus de mépris sur la femme; dans son orgueil d'homme, il voit presque en elle une monstruosité: « La nature, dit-il, tend toujours à engendrer des mâles; ce n'est que par impuissance ou par accident qu'elle produit une femme. » Saint Thomas répète cet outrage (5); il ajoute que l'homme est le type de la perfection et la femme le type de l'imperfection ('). Ceci n'est plus une réminiscence de l'antiquité païenne, une erreur d'Aristote acceptée trop complaisamment par ses disciples catholiques; le docteur angélique trouve la confirmation de sa doctrine dans l'Écriture Sainte, dans la Révélation: « C'est pour marquer la prééminence de l'homme, que la femme a été faite de lui; quant à l'homme, créé à l'image de Dieu, il est le principe de tout le

raire (T. XIII, p. 500) attribuent cet ouvrage à Hugues de Foulloi, prieur de S. Laur.

(1) Vincentius Bellovacensis, Speculum Morale, lib. III, dist. 5, de fugienda societate mulierum (p. 1396).

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(3) S. Thomas, Summa theologica, P. I, qu. 92, art. 1.

(4) S. Thomas, Commentar. in Libr. Job, c. 1, lect. 1 (Op., T. XIII, p. 100 : "Mares comparantur ad feminas, sicut perfectum ad imperfectum.

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genre humain, comme Dieu est le principe de tout l'univers. » L'inégalité de la femme est tellement radicale dans l'opinion des penseurs chrétiens, qu'ils la transportent jusque dans le paradis : « Même sans le péché la femme aurait été assujettie à l'homme, parce que, dit saint Thomas, l'homme a naturellement plus de raison. » L'inégalité n'est donc pas la suite de la chute; elle est l'œuvre du Créateur. Quelle est en définitive la mission de la femme? La Genèse dit qu'il n'est pas bon à l'homme d'être seul. En commentant ces paroles, saint Augustin demande pourquoi Dieu a donné la femme comme aide à l'homme. Il ne trouve d'autre but que la procréation, « de même que la terre est nécessaire pour que la semence produise les plantes.» « Ce n'est pas pour aider l'homme dans son travail, ajoute le père latin, car évidemment un homme serait d'un meilleur secours; c'est encore beaucoup moins pour le consoler est-ce que deux amis ne conviendraient pas mieux pour la vie commune que l'homme et la femme? » Saint Thomas reproduit les paroles blessantes du Père de l'Église (').

Faut-il répondre à ces injures, que l'on serait tenté de qualifier d'impertinences, si ce n'était la gravité des hommes qui s'en sont rendus coupables? Nous ne prendrons pas la peine de les réfuter; la conscience moderne répond pour nous : « Non, la femme n'est pas un terrain dans lequel on sème, elle est la compagne de l'homme et sans elle l'homme est un être incomplet. » Au lieu de récriminer contre saint Augustin et saint Thomas, nous aimons mieux constater les progrès que l'esprit humain accomplit sous la main de Dieu. Voilà de grands génies, les plus grands du christianisme, qui énoncent sur la nature de la femme et sa mission des idées qu'ils disent conformes à la Révélation; cependant cette prétendue vérité n'est qu'un préjugé chrétien, repoussé aujourd'hui par ceux-là mêmes qui proclament toujours la vérité absolue de la Révélation. Il y a donc, quoi qu'en disent les détracteurs moroses de l'humanité, progrès dans le domaine des idées et des sentiments. Saint Augustin et saint Thomas, s'ils revenaient sur cette terre, n'enseigneraient plus ce qu'ils ont enseigné. L'idéal a changé; il n'est plus

(1) S. Thomas, Summa theologica, P. I, qu. 92, art. 1.

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