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intrépides raisonneurs : « Si le jeune est une perfection, disaient-ils, il en faut conclure que tout usage d'un aliment est une imperfection, un vice, ce qui est absurde »('). Décidément le christianisme, qui est une religion de l'autre monde, une religion qui détruit la vie, devenait une religion de ce monde, une religion de la nature.

Telle était l'immense portée des questions qui se débattaient entre l'Université et les ordres mendiants. Qui fut vainqueur? En apparence les dominicains : après quarante bulles pontificales, appuyées sur l'autorité de Louis IX, l'Université fut forcée de céder. Mais Guillaume de Saint Amour avait pour lui la vérité, or la vérité a beau être proscrite; elle a un appui plus fort que les papes et les rois, car elle est de Dieu. A la fin du treizième siècle, un docteur illustre reprit le débat et le soumit au tribunal de la raison. Henri de Gand n'hésite pas à repousser la mendicité comme idéal de la vie. Il avoue que Jésus-Christ a vécu pauvre ; mais est-ce à dire qu'il ait voulu faire de la pauvreté le type de la perfection? << S'il a consenti à recevoir des aumônes au lieu de travailler, c'est par condescendance pour la faiblesse humaine; la vraie perfection c'est la conduite de saint Paul qui enseignait et prèchait, tout en se nourrissant du produit de son travail »(2). Voilà donc l'idéal de saint François, l'idéal évangélique, répudié avant la fin du siècle où l'ordre des mineurs fut institué. Ce n'est pas tout. Henri de Gand, en comparant la vie des clercs séculiers avec celle des clercs réguliers, donne la préférence à la vie séculière. Il admet en théorie que la vie contemplative est supérieure à la vie active, mais il la relègue dans le paradis : « Dans notre existence terrestre, dit-il, il faut surtout considérer l'utilité commune; donc la vie active, qui profite aux autres, l'emporte sur la vie contemplative qui est solitaire et pour ainsi dire égoïste. » La conséquence est évidente: la vie des clercs séculiers est plus parfaite que celle des moines. La vie monastique n'est qu'une voie pour arriver à la perfection, tandis que les clercs doivent être parfaits, pour être à la hauteur de leur mission. Henri de Gand renverse la fameuse antithèse consa

(1) S. Bonaventura, Apologia Pauperum (T. VII, p. 399).
(2) Henricus Gandavensis, Quodlib. XIII, 17 (T. II, p. 333.)

crée par les conciles : « Si les clercs peuvent embrasser la vie religieuse, et si cette vie est déclarée meilleure, ce n'est pas à dire qu'elle soit plus parfaite en elle-même : c'est au contraire par faiblesse qu'un clerc quitte la vie active, exposée à plus de séductions; pour les faibles, en effet, la vie monastique est meilleure, parce qu'elle les met à l'abri des tentations du monde. Mais si l'on considère la vie religieuse en elle-même, elle est sans contredit inférieure à la vie séculière. Les clercs ont ce qu'il y a de mieux dans la vie contemplative, la charité; les moines ont seulement la connaissance. Veut-on savoir laquelle est supérieure? Voyez Jésus-Christ: sa vie a été active plutôt que contemplative. Peu importe après cela que les clercs ne fassent pas vœu de pauvreté, les apôtres ont-ils fait des vœux? La perfection ne consiste pas dans la pauvreté extérieure, mais dans la pauvreté spirituelle; Jésus-Christ n'a pas dit : heureux les gueux et les mendiants! il a dit heureux les pauvres d'esprit ! » (1)

Ces sentiments prirent racine dans les esprits et entrèrent dans la conscience générale. La décadence des ordres monastiques n'était pas faite pour rendre faveur aux doctrines de saint Anselme et de saint Bernard. Au concile de Constance, un moine dominicain soutint que ceux-là seuls étaient dans l'état de perfection qui faisaient les trois vœux d'obéissance, de chasteté et de pauvreté (2). C'étaient les vieilles prétentions du monachisme. Gerson les combattit avec vivacité et même avec quelque aigreur. Il ne cache pas le peu d'estime qu'il professe pour la prétendue perfection des moines : << Laissons les débats sur la perfection aux Pharisiens, dit-il, et avouons que tout état dans lequel on pratique la religion chrétienne est un état parfait; Dieu n'est pas seulement le Dieu des moines, il est le Dieu des séculiers de toute profession. Aussi trouve-t-on dans toutes les conditions des personnes qui sont obéissantes, chastes et pauvres d'esprit, qui le sont même plus que beaucoup de ceux qui vivent dans les monastères »(3).

(1) Henricus Gandavensis, Quodlib. XII, 27 (T. II, p. 269-272); XII, 29 (T. II p. 279-281).

p. 106.

(2) Von der Hardt, Concilium Constantiense, T. III,
(3) Gerson, Op., T. I, p. 467–474; T. III, p. 437-440; T. II, p..682.

La conséquence logique de cette doctrine, c'est l'égalité de la vie laïque et de la vie religieuse. L'illustre chancelier n'osa pas aller aussi loin; il défendit le célibat et soutint qu'il était supérieur au mariage. C'était une inconséquence : la perfection monastique une fois ruinée, on aboutit nécessairement à la sainteté de la vie laïque. On comprend cette inconséquence chez le théologien à qui l'on attribue l'Imitation de Jésus-Christ. Mais les principes font leur chemin malgré les défaillances des hommes. Les sentiments qui inspiraient Gerson, quand il représentait la vie monastique comme un état d'imperfection, avaient germé dans la société laïque; plus conséquente que les docteurs, la société civile repoussa et le monachisme et le célibat.

No 2. La vie laïque et le monachisme.

Au point de vue chrétien, il y a une opposition radicale entre la vie des laïques et la vie des clercs, dont le monachisme est la plus haute expression. L'opposition est née du spiritualisme chrétien, qui confond le monde avec l'empire du démon, qui considère la nature humaine comme profondément viciée par le péché originel, qui ne voit de chance de salut que dans le mépris du monde et dans l'abdication des biens qui nous y attachent. L'idée chrétienne est fausse. Le monde n'est pas le domaine de Satan, il est le théâtre et l'instrument que Dieu a donné à notre activité : la nature n'est pas viciée, elle est sainte; l'imperfection de la créature et les défaillances qui en résultent sont le seul péché qui nous infecte à notre naissance; mais si l'homme est imparfait, il est aussi perfectible, et c'est le développement le plus large de toutes ses facultés qui est précisément le but que Dieu lui a assigné; or, ce but, il ne peut le remplir que dans le monde, en exploitant la nature et non en la maudissant, en s'unissant à ses semblables et non en les fuyant. Il n'y a donc pas deux vies opposées, contraires; il n'y a qu'une vie, c'est la vie qui est en harmonie avec les lois de notre organisation, lois qui viennent de Dieu; c'est la vie réelle, tandis que le monachisme est une vie factice, imaginaire, impossible. La réalité devait l'emporter sur l'illusion et la fiction.

Il est si vrai que le monachisme est en contradiction avec les lois éternelles de la nature, qu'il n'a jamais été pris au sérieux, sauf par quelques hommes exceptionnels; pour la masse des moines, la vie du cloître était une position que les uns recherchaient par oisiveté, d'autres par nécessité : presque tous conservèrent derrière les murs du couvent les goûts et les passions de la vie du monde. L'auteur de l'Imitation de Jésus-Christ l'avoue : « Le plus grand nombre, dit-il, écoutent le monde de préférence à Dieu : ils aiment mieux suivre les désirs de la chair que la volonté divine. » Les saints eux-mêmes, malgré tous leurs efforts, ne parvenaient pas à oublier le monde; écoutons les plaintes douloureuses de l'Imitation: « Je voudrais m'attacher aux choses du ciel, et mes passions me replongent dans celles de la terre... Oh! combien je souffre en moi lorsque, méditant les choses du ciel, celles de la terre viennent en foule se présenter à moi durant ma prière! Mon Dieu, faites briller votre foudre et dissipez ces visions de la chair » (1). Nous comprenons ces élans d'une âme pieuse, mais nous ne pouvons nous associer aux aspirations désordonnées qu'ils impliquent. La vie monastique, prise comme règle pour de grandes sociétés d'hommes ou de femmes, est une vie impossible. L'incompatibilité du monachisme avec les exigences de la réalité se produit à chaque pas et dans toutes les manifestations de la vie.

Sous le régime féodal, époque de la grande splendeur du monachisme, c'est l'amour des combats et des aventures qui règne dans la société laïque. Il ne saurait y avoir d'opposition plus radicale que celle qui sépare le guerrier et le moine. Elle éclate avec une naïveté singulière dans les Chansons de Geste. Les héros de ces poèmes finissent parfois leur existence agitée dans un monastère; mais les allures de la vie chevaleresque forment un contraste comique avec les devoirs de leur nouvelle profession. Rainouart n'avait jamais mis le pied dans une église; que l'on juge de son étonnement quand il entre au cloître. Il se laisse raser, tondre, encapuchonner; mais quand l'abbé lui recommande de jeuner quatre jours de la semaine, de porter une haire sur son corps,

(1) Imitation de Jésus-Christ, III, 3, 3, III, 48,

4. 5.

et d'aller chaque nuit prier à matines, le chevalier n'y tient plus; il dit à l'abbé qu'il ment, il jure qu'il mangera, quoiqu'on fasse, de gros chapons et de bon gibier; il proteste qu'il chantera à sa guise, et aussi souvent qu'il en aura envie ('). Les préceptes moraux du christianisme n'étaient pas plus du goût des chevaliers que l'ascétisme des couvents. Guillaume au court nez, devenu moine, était la terreur de la communauté : il mangeait comme six, il aimait à boire, et quand il avait trop bu, ce qui lui arrivait souvent, malheur aux religieux qu'il rencontrait sur son chemin ! Pour se débarrasser de cet hôte redoutable, l'abbé le charge d'aller chercher du poisson; il le prévient qu'en passant par une forêt il rencontrera des voleurs qui chercheront à lui enlever l'argent ou les denrées du couvent. Fort bien, dit Guillaume, je saurai me défendre, je vais prendre mes armes. »> - «Non pas, dit l'abbé, la Règle de saint Benoît nous interdit expressément l'usage du glaive. » — «< Mais s'ils m'attaquent? »- « Vous les prierez, au nom de Dieu, de vous épargner. » «S'ils demandent ma pelisse, ma chemise, mes bottes, mes chaussons? >> « Il faut tout leur donner mon fils, répond l'abbé. « Maudite soit votre règle! s'écrie Guillaume, j'aime mieux celle des chevaliers; ils combattent les Turcs, et sont souvent baptisés dans leur sang, tandis que vous ne faites rien que boire et manger, chanter et dormir » (2).

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Faut-il s'étonner si la vie religieuse parut aux hommes du siècle le contraire de la vie, c'est-à-dire la mort? Les moines eux-mêmes ne se disaient-ils pas morts au monde? Qu'est-ce que ces cadavres vivants dont la vie est une mort? Une existence absurde et qui implique contradiction. Dès le douzième siècle, la vie réelle était préférée à la mort des moines; c'est un abbé qui nous le dit : « Les hommes suivent la voie large des plaisirs, de préférence à la voie étroite du cloître; ils appellent le goût du monde sagesse, et son mépris sottise; la terre qui n'est qu'une prison est pour eux la patrie; la vie actuelle qui est la mort est pour eux la véritable vie » (3).

(1) Histoire littéraire de la France, T. XXII, p. 540.

(2) Ibid., p. 522, s.

(3) Eccard., libellus de sacra expeditione hierosolomitana (du XIIe siècle)' Prologue, dans Martene, Amplissima Collectio, T. V, p. 513.

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