Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

Les ordres mendiants faisaient de la mendicité l'idéal de la vie. Mais la mendicité a pour compagne inséparable l'oisiveté, et si tout le monde est oisif, qui cultivera la terre? de quoi les hommes vivront-ils? Il y eut des spirituels qui ne reculèrent pas devant les conséquences les plus absurdes de leur doctrine; ils disaient que « le travail corporel était un crime, qu'il fallait toujours prier, et que la terre porterait bien plus de fruits par la prière que par le labourage » (1). Saint Amour prit en main la cause de la société et du bon sens : « Le travail, dit-il, est la mission de l'homme; c'est la loi que Dieu lui a donnée en le créant dans l'état de perfection; c'est encore l'obligation qu'il lui a imposée après sa chute. Nous sommes naturellement tenus à faire les choses sans lesquelles le genre humain ne saurait subsister; or, il périrait sans le travail; donc nous sommes nés pour travailler » (2). Le docteur de Paris met à néant le mysticisme des mendiants, devant les exigences de la réalité : « La vie impose des devoirs, c'est l'action, c'est le développement des facultés de l'homme sous toutes ses faces remplir ses devoirs sociaux vaut mieux que de prier » (3). Que devenait l'idéal de la mendicité à ce point de vue? Saint Amour nie que JésusChrist et les apôtres aient mendié : « Si le Fils de Dieu nous dit de renoncer à nos biens, ce n'est pas pour que nous menions une vie oisive à charge de la société; autrement, les riches et les mendiants ne feraient que changer de rôle : les riches, devenus mendiants, prendraient la place des mendiants devenus riches. S'il y a perfection à quitter tout pour Jésus-Christ, c'est à condition de vivre ensuite de son travail. » Le docteur parisien conclut que la mendicité des hommes valides, loin d'être un idéal de perfection, est un délit (*).

On le voit, ce n'est plus une question universitaire, c'est l'opposition entre la vie séculière et la vie monastique; il s'agit de savoir si la vie telle que Dieu l'a faite est l'idéal, ou si c'est une vie factice

p. 319.

(4) Bulaeus, Historia Universitatis Parisiensis, T. III,
(2) Bonaventura, contra Guilielmum de Sancto Amore (T. VII, p. 373).
(3) Bulaeus, Historia Universitatis Parisiensis, T. III, p. 322.
(4) G. de Sancto Amore, De Periculis, c. 12, p. 32, 33.

qui détruit tous les instincts de la nature. Guillaume de Saint Amour avait conscience de la grandeur de sa cause; il disait, dans son ordre d'idées, qu'il y avait incompatibilité entre les clercs réguliers et les clercs séculiers (1). Ce qu'il disait, tout le clergé, toute la société le pensait. Le docteur de Paris n'était pas une sentinelle perdue; il était bien réellement l'organe de l'Université; dans une lettre adressée au pape, celle-ci l'appelle le défenseur de ses droits (2). Les lettrés se rangèrent à son avis (5). Ce qui prouve que le débat n'intéressait pas uniquement les clercs et les mendiants, c'est qu'il ne resta pas circonscrit dans les limites de l'école. Les poëtes célébrèrent le hardi adversaire des moines. Rutebeuf osa braver la puissance d'un ordre qui était tout ensemble roi et pape, et prendre le parti d'un homme persécuté à la fois par le pape et par le roi ('). La chanson était dès lors l'expression de l'opinion publique en France; la poésie populaire se mit de l'opposition; l'auteur du Roman de la Rose défendit Guillaume de Saint Amour comme le champion de la vérité contre l'hypocrisie (5). Le peuple même se souleva contre les frères prêcheurs: il les poursuivait d'injures, en les nommant hypocrites, flatteurs des princes et précurseurs de l'Antechrist (6).

Les sympathies des classes savantes et l'appui qu'il trouvait dans le peuple désignaient Guillaume de Saint Amour à la haine de l'Église. En vain avait-il défendu l'Évangile de Jésus-Christ contre l'Evangile Éternel des mineurs; sa défense impliquait la condamnation du monachisme, partant du christianisme historique. Le pape condamna le Livre des Périls comme « inique, abominable, exécrable » ; il ordonna de le brûler, en déclarant rebelle à l'Église

(1) Bulaeus, Hist. Univers. Paris., T. III, p. 287, 258 : « Ipsi Regulares, nos Sæculares, in uno officio conjungi non debemus... Nam cohærere non possunt, quibus sunt studia et vota diversa. »

(2) Bulaeus, ib., p. 290.

(5) Bulaeus, ib., p. 313.

(4) Rutebeuf, T. I, p. 464. Il prit la défense du docteur parisien dans une pièce intitulée De Maistre Guillaume de Saint Amour, p. 74.

(5) Roman de la Rose, v. 12127, ss. (T. II, p. 486). Comparez les vers 11912, ss. (6) Matth. Paris, ad a. 1256.

celui qui l'approuverait; il écrivit lettres sur lettres au roi de France, aux archevêques et aux évêques, afin d'assurer l'exécution de sa bulle. Plusieurs docteurs se rétractèrent pour conserver leurs bénéfices; Saint Amour demeura ferme, alors même que le souverain pontife l'eut exilé ('). Il avait les allures et le courage d'un réformateur. Ses ennemis l'accusèrent d'avoir prêché qu'il était prêt à subir la mort pour ses croyances; ils l'accusèrent d'avoir engagé ses auditeurs à ne jamais déserter la cause de la vérité (*). Cette accusation est le plus magnifique éloge que l'on puisse faire du docteur parisien. Il ne se rétracta jamais. Le pape se plaignit de ce que Guillaume refusait de donner le moindre signe de repentir, même au sein de la misère (3); ce que le saint Père appelait l'abime de l'obstination était le courage d'une conviction qui ne cédait ni aux menaces ni aux séductions du siége apostolique. La papauté n'effrayait pas le hardi philosophe; il vivait cependant dans le siècle où le puissant Frédéric de Hohenstaufen fut déposé par Innocent IV. Saint Amour, loin de se soumettre, osa attaquer la puissance pontificale dans son essence, en faisant appel à un concile général ('). On peut dire que dans l'ordre civil, le docteur français fut le précurseur de Luther; car sa doctrine tendait à sanctifier la vie laïque et par suite à séculariser l'État. Les dominicains ne s'y trompèrent pas; quand au dix-septième siècle on imprima ses ouvrages, ils obtinrent un arrêt du conseil privé du roi qui défendit de les débiter, à peine de la vie (5).

Cependant Guillaume de Saint Amour trouva des adversaires redoutables. Saint Thomas et saint Bonaventure prirent la défense du monachisme. Leur apologie présente autant d'intérêt que l'attaque et révèle mieux encore l'importance du débat. Les adversaires des ordres mendiants ne se rendaient peut-être pas compte de la portée de leurs critiques, tandis que les apologistes dévoilèrent le

(1) Bulaeus, Hist. Univ. Paris., T. III, p. 311, ss., 342, ss.

(2) Bulaeus, ib., T. III, p. 324.

(3) Bulaeus, ib., p. 348, 354.

(4) «Non est veritus ponere os in cœlum contra Sedis Apostolicæ potestatem » (Bulacus, ib., p. 354, 324).

(5) Histoire littéraire de la France, T. XXI, p. 468, note.

dernier but auquel ils tendaient; nous allons voir que le christianisme même était en jeu.

Quel est l'idéal de la perfection chrétienne?« Il ne saurait y avoir de doute sur ce point, dit saint Thomas. Jésus-Christ dit que c'est la pauvreté, le mépris et l'abandon du monde ('). Il choisit une mère pauvre, une patrie plus pauvre encore, pour nous montrer le chemin de la perfection dès son berceau. Aurait-il renié comme homme l'enseignement qu'il donna par sa naissance? Il déclare qu'il n'avait pas de lieu où reposer sa tête. Que répond-il à ceux qui lui demandent la voie de la perfection? « Si vous voulez être parfaits, allez et vendez tout ce que vous avez, distribuez-le aux pauvres, et suivez-moi. » Il défend à ses disciples de posséder ni or ni argent, à plus forte raison des terres. Qui oserait nier que les conseils évangéliques sont l'expression de la perfection chrétienne? Ce n'est pas seulement à ses apôtres que Jésus-Christ recommande la pauvreté; il l'exalte sans cesse, au point qu'on pourrait la considérer comme la condition du salut : faut-il rappeler aux riches les terribles paroles qui attestent combien il leur est difficile d'entrer dans le royaume des cieux? »(2) Tel est l'idéal chrétien. C'est pour le pratiquer que saint François et saint Dominique ont établi de nouvelles religions. Que font donc ceux qui les poursuivent de leur haine, sinon attaquer le christianisme (5) ? Saint Thomas n'hésite pas à traiter ses adversaires d'hérétiques : << Ils sont pires, dit-il, que Jovinien et Vigilance; ils ne se contentent pas d'égaler ni même de préférer les richesses à la pauvreté, ils condamnent la pauvreté d'une manière absolue. Que deviennent alors les conseils évangéliques? »(*) Saint Thomas avait raison. Il est vrai qu'en apparence les mineurs et les dominicains étaient seuls en cause, mais la force des choses conduisit les enne

p. 104).

(1) S. Thomas, Opusc. XVII, c. 1 (Op., T. XVII, (2) S. Thomas, Opusc. XVII, c. 15 (T. XVII, p. 443); Opusc. XIX, c. 6 (ib., p. 144).

(3) S. Thomas, Opusc. XVII, c. 4, p. 105 : « Evangelica et apostolica consilia, quantum in ipsis est, reddentes inania. »

(1) S. Thomas, Opusc. XIX, c. 6 (T. XVII, p. 140).

mis des ordres mendiants à combattre l'institution même du monachisme et par conséquent le christianisme traditionnel.

On le voit par l'apologie de saint Bonaventure; il est obligé de prouver que la vie monastique est la vie parfaite. Le saint docteur est presque honteux de le faire; après avoir rapporté les témoignages unanimes des Pères de l'Église et des conciles, il s'écrie: << Si quelqu'un soutient le contraire, il ne faut pas dire qu'il est dans l'erreur, il faut dire qu'il est atteint de folie »(1). Les adversaires du monachisme mettaient la vie des clercs séculiers au-dessus de la sainte existence des moines (2); ils allaient jusqu'à attaquer les vœux perpétuels (3). N'était-ce pas, comme le dit saint Thomas, égaler la vie religieuse et la vie laïque? n'était-ce pas ruiner fondamentalement l'idéal de la perfection chrétienne, et par suite le christianisme? La logique entraîna des hommes qui étaient habitués, par leur profession de logiciens, à manier les idées comme des chiffres. Les mendiants affichaient le mépris du monde; leurs adversaires proclamèrent hautement qu'il ne fallait pas le mépriser : « ce ne sont pas les choses créées par Dieu, disaient-ils, qui font l'imperfection, c'est la faiblesse de l'homme qui ne sait pas en user. » « Ainsi donc, répond saint Bonaventure, les biens temporels étant l'œuvre de Dieu, les femmes étant créées par Dieu, le mariage étant institué par Dieu, le libre arbitre étant un don de Dieu, il est de la perfection d'avoir des richesses, de se marier, d'user de son libre arbitre! Que deviennent alors les conseils de Jésus-Christ et la perfection évangélique?»(*) Les adversaires du monachisme aboutissaient à un ordre d'idées auquel le christianisme est essentiellement hostile la nature reprenait ses droits. A quoi bon les mortifications de la chair, et toutes les pratiques si chères aux saints? L'abstinence même était repoussée par ces

(1) S. Bonaventura, Apologia Pauperum (T. VII, p. 389).

(2) Telle était la doctrine d'un des défenseurs les plus ardents du clergé séculier, Godefroid de Fontaines, chancelier de l'Église et de l'Université de Paris (Histoire littéraire de la France, T. XXI, p. 550. — Flacius Illyricus, Testes Veritatis, p. 1722).

(3) S. Thomas, Opusc. XVII, c. 11 et 12 (T. XVII, p. 140, ss.). (4) S. Bonaventura, Apologia Pauperum (T. VII, p. 396).

« ZurückWeiter »