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Jésus-Christ; saint Bonaventure, dans la vie de son maître, ne se lasse pas d'admirer cette héroïque destruction de soi-même. Il accordait à peine à son corps ce qui était nécessaire pour le soutenir. L'expérience lui avait appris que l'austérité de la vie chasse les démons et que la mollesse les attire. Une nuit, contre son habitude et à cause d'une maladie, il coucha sa tête sur un oreiller de plumes; le démon y entra et l'empêcha de prier jusqu'au lever du jour; alors saint François appela un frère et lui fit jeter le démon avec le coussin hors de la cellule. Aussi souvent qu'il sentait une tentation de la chair, il se donnait la discipline : « Voilà, mon frère âne, disait-il à son corps, comment il faut te traiter. » A la fin de sa vie, il n'était plus qu'une plaie vivante (1).

On peut voir dans l'ouvrage de Thiers les noms des saints qui sont renommés pour les tortures qu'ils s'infligèrent. Nous admirons leur héroïsme; nous pensons comme eux que l'esprit doit dominer la matière; mais nous ne pouvons croire que le corps soit l'enneminé de l'âme, et qu'il faille tuer l'un pour sauver l'autre. Nous préférons la doctrine de la Grèce une belle âme dans un beau corps, le développement harmonique de toutes nos facultés. Tel n'est pas l'esprit du monachisme ni du christianisme. Les ascètes chrétiens se torturent pour affranchir l'âme de l'influence de la matière. Supposons le corps dompté; que fera le moine devenu un pur esprit? La mort physique est la préparation de la mort morale. Le religieux doit se mépriser soi-même et désirer que les autres le méprisent: c'est là le comble de la sainteté, disent saint Grégoire le Grand et saint Bonaventure, mais peu d'hommes atteignent à cette hauteur (2). En quoi consiste donc ce sublime idéal? Le cénobite a quitté le monde pour échapper au joug du démon; le voilà libre, mais à quelle condition? Au prix d'une nouvelle servitude qui, pour être volontaire, n'en est pas moins dégradante: « Le moine, dit saint Bonaventure, doit veiller sans cesse à briser sa volonté en la soumettant aux ordres de ses supérieurs »(3). Les saints appellent

(1) S. Bonaventura, Vita S. Francisci, c. 4, 14.

(2) Gregorii Dialog., I, 5.

Bonaventura, De perfectu religios., II, 33. (3) S. Bonaventura, Speculum disciplinæ, c. 4 (T. VII, p. 533).

ce joug la servitude de Dieu, mais, en fait, cette douce servitude se traduit en un amer assujettissement à la domination de l'homme.

Voilà donc le moine anéanti dans son corps et dans son âme. Cette mort pendant la vie, à laquelle ont aspiré les saint Bernard et les saint Victor, ne suffit pas à l'ambition du monachisme. Il restait un lien aux moines avec le monde, la propriété commune; or il suffit d'une porte ouverte au malin esprit pour lui permettre d'envahir l'homme tout entier. Saint François voulut fermer au diable cette dernière ouverture: la pauvreté absolue, la mendicité devint l'idéal de la perfection chrétienne ('). C'était attaquer la société, que dis-je? l'homme dans ce qui fait son essence, l'individualité. L'idéal de saint François rencontra une violente opposition; saint Bonaventure en prit la défense: « L'abdication de la propriété, dit-il, est un retour à la perfection du paradis terrestre; car sans la chute il n'y aurait pas eu de propriété, ni commune, ni privée. Par suite de la chute, il y a deux cités, celle de Dieu et celle de Satan; la cupidité est le fondement de la cité du diable; la pauvreté absolue détruit la cupidité dans sa racine, elle est donc l'idéal de la perfection. La propriété commune laisse subsister le germe de l'avarice; le danger ne disparaît qu'en répudiant toute propriété » (2). A ce point de vue, la vie monastique, malgré toutes ses austérités, était une déviation de la vraie perfection, c'était presque une existence séculière; il fallait revenir à l'exemple de Jésus-Christ, car « JésusChrist naquit pauvre, il vécut pauvre, il mourut pauvre et il donna à ses apôtres la pauvreté comme loi » (3).

Nous sommes au terme des efforts faits par le monachisme pour réaliser l'idéal de la perfection. Toute l'institution, jusque dans ses égarements, est consacrée par le nom et l'autorité du Fils de Dieu. Le célibat Jésus-Christ était vierge. L'humilité : il a pris la forme d'esclave. L'abdication de la volonté : il s'est soumis aux lois hu

(1) S. Bonaventura, Vita S. Francisci, c. 7.

(2) S. Bonaventura, Expositio in regulam S. Francisci, c. 1 (T. VII, p. 310). Cf. ib., c. 4, p. 317, et Opuscul. de paupertate Christi contra magistrum Guilielmum (T. VII, p. 359).

(3) S. Bonaventura, Apologia pauperum (T. VII, p. 402).

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maines et aux tortures qu'elles ont inventées. La pauvreté il n'avait pas de toit pour reposer sa tête. Les conseils que Jésus-Christ donna à ceux qui voulaient être parfaits devinrent la Règle des divers ordres monastiques; tous se proposèrent de les suivre : voilà pourquoi ils qualifiaient la vie religieuse d'état de perfection. Veut-on savoir maintenant à quoi aboutit cette existence idéale? A l'égoïsme. Ce n'est pas nous qui le disons, ce sont des saints, des docteurs du moyen-âge qui le disent, et ce n'est pas pour critiquer l'égoïsme, c'est pour le diviniser. Saint Bernard dit dans son traité de l'amour de Dieu, que le religieux « oublie tout ce qui n'est pas Dieu, qu'il ne songe qu'à Dieu, comme s'il vivait seul à seul avec Dieu il est mon bien-aimé, se dit-il et moi je suis le sien »(1). Cette conversation solitaire avec Dieu, dit Henri de Gand, l'emporte de beaucoup sur la charité; elle nous rapproche bien plus de Jésus-Christ, que l'amour du prochain, quelque vif qu'il soit (3). Ainsi le chrétien parfait se rapproche de Jésus-Christ qui est toute charité, en oubliant la charité, pour ne songer qu'à l'objet de son amour! Dégageons ces sentiments de leur enveloppe mystique, que trouverons-nous, sinon l'égoïsme le plus profond? Quand l'homme quitte le monde et la société de ses semblables pour laquelle Dieu l'a créé, afin de se livrer dans la solitude au travail de son salut, il doit nécessairement arriver à tout négliger en vue de sa béatitude future. C'était bien la peine de torturer le corps et d'anéantir l'âme, pour transformer un être sociable et aimant en un solitaire personnel et égoïste.

No 2. La réalité.

Il n'y a pas d'institution qui ait provoqué autant d'attaques que le monachisme. Même à l'époque de sa ferveur, il révolta les fidèles et dégoûta les païens (3). Au moyen-âge, alors que l'habit monas

(1) S. Bernardus, De amore Dei, fine.

(2) Henricus Gandav.: Actus solitariæ contemplationis ad Deum multo amplius potest dilatare cor ad Christum suscipiendum, quam quicunque actus dilectionis ad proximum (Quodlib. II., quæst. 14, T. I, p. 67).

(3) Voyez mes Études sur le Christianisme.

tique était envié comme une garantie de salut, on s'attendrait à un concert de louanges. Il n'en est rien; les satires abondent dans la langue des clercs et dans la langue du peuple. Faut-il prendre ces violentes critiques au pied de la lettre? en faut-il conclure avec les réformateurs que les moines étaient plus corrompus que les laïques, et que le monachisme, au lieu d'être un état de perfection, a toujours été un état d'imperfection? La question ainsi posée nous parait insoluble. Nous avons des pamphlets contre les moines, nous n'avons pas d'histoire du monachisme; d'un autre côté, pour le comparer à la société civile, il faudrait connaître la vie et les mœurs des laïques, et notre ignorance sur ce point est presque absolue. On pourrait tout au plus procéder par conjectures, par probabilités. Placée sur ce terrain, la question de la corruption des ordres religieux recevrait, croyons-nous, une solution différente de celle que la haine des moines a inspirée aux protestants. Si la société séculière avait été relativement pure et les monastères le siége de la corruption, le monachisme n'aurait pas subsisté pendant des siècles; pour qu'il ait pu dominer sur les esprits, il faut qu'il y ait eu plus de moralité dans le clergé régulier que dans le monde laïque. En nous occupant de la vie monastique, notre intention n'est donc pas d'ajouter un chapitre à la chronique scandaleuse des couvents; notre but est de montrer ce que l'idéal du monachisme est devenu en fait; faux dans son essence, il a dû fausser la sainteté même; à plus forte raison a-t-il dû se tranformer en caricature chez la masse d'êtres vulgaires qui entraient en religion par fainéantise ou par stupidité.

I. L'hypocrisie.

Un des héros du monachisme avoue que la vie monastique est rarement la voie du perfectionnement moral (1). Ce que saint Bernard déplore avec amertume, était la conséquence inévitable de

(1) S. Bernardi Epist. 96: Multo facilius reperias multos sæculares converti ad bonum, quam unum quempiam de religiosis transire ad melius. Rarissima

avis est.

l'institution. Le monachisme détruit la nature humaine et ses besoins les plus légitimes; or, la nature est indestructible, car elle est de Dieu; elle doit donc réagir contre la prétendue perfection qu'on veut lui imposer. Que feront les moines tenus d'observer une règle impossible? Ils l'observeront, mais ce ne sera qu'en apparence. De là l'inévitable contradiction entre l'idéal et la réalité, de là le vice radical du monachisme, et de toute vie qui a la prétention d'être exclusivement spirituelle : l'hypocrisie. Une des plus franches et des plus nobles créatures qui aient paru dans ce monde, la malheureuse Héloïse en a fait l'aveu: « La vie religieuse, dit-elle, consiste à simuler les vertus chrétiennes ('). Les hommes les plus graves, pour peu qu'ils conservassent l'indépendance de leur raison, portaient le même jugement sur la vie cléricale. Jean de Salisbury était un des champions de l'Église au douzième siècle, mais c'était un esprit clair et pénétrant; il ne se laissa pas éblouir par le semblant de perfection des moines, il regarda au fond et que vit-il? De l'hypocrisie, rien que de l'hypocrisie : « Ils ne vivent pas, dit-il, comme les autres hommes, avec leurs semblables; ils mènent une vie angélique et conversent avec les cieux. Ils jeûnent tous les jours et ils prient sans relâche, mais de manière à ce que tout le monde le sache. Ils aiment à étaler la pâleur de leur visage, à montrer leurs larmes. Ce sont des émules des Basile, des Augustin, que dis-je? des apôtres et des prophètes. N'allez pas proposer une dignité ecclésiastique à ces humbles chrétiens, ils vous diront qu'ils sont indignes. Indignes en effet, car le plus souvent ils ont acheté d'avance ce qu'ils ont l'air de refuser avec tant d'humilité » (2).

Voilà ce qui se disait au douzième siècle. Le vernis de la perfection chrétienne, recouvrant les vices habituels des hommes, finit par soulever la conscience générale. L'opinion publique n'avait d'autres organes que les poëtes; on peut les considérer comme l'expression de leur temps, tout en se défiant de l'exagération naturelle à la satire. Il y a un point sur lequel tous sont d'accord, les clercs qui écrivent dans la langue de l'Église, comme ceux qui

(1) Heloise Epist. ad Abælard. (Abælardi Op., p. 60).

(2) Joh. Sarisberiensis, De nugis curialibus, VII, 24; VII, 48, p. 494-496, 475°

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