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crime.» Telles étaient les antipathies de saint Damien, que la vue de moines lettrés lui donnait des accès de colère : « Ils désertent, ditil, les exercices spirituels pour apprendre les sottises de la science terrestre. N'est-ce pas délaisser une chaste épouse pour se mêler aux prostituées du théâtre? » (')

Saint Bernard vit de près un illustre philosophe; l'orgueil d'Abélard révolta-t-il son humilité chrétienne? ou l'immense popularité de son adversaire excita-t-elle chez lui des sentiments moins louables? Il est certain qu'il prodigue le mépris aux savants et à la science : «Ils s'appellent philosophes, dit-il; nous avons plus de raison de les appeler curieux et vains. La science séculière enivre, mais ce n'est pas de charité; elle remplit, elle ne nourrit pas; elle enfle, elle n'édifie pas; elle obstrue, elle ne fortifie pas » (2). L'ami de saint Bernard, Pierre le Vénérable, esprit plus vulgaire, mais àme profondément religieuse, nous apprendra quelles étaient les idées dominantes dans le monachisme sur la culture des lettres. Il écrit à un clerc qui enseignait les sciences scolastiques : « Je gémis en te voyant livré à un travail opiniâtre, sans que tu en puisses espérer aucune récompense. Le but de la philosophie n'est-il pas le bonheur? et peut-on dire que celui-là philosophe dont tous les efforts tendent à acquérir, non la béatitude éternelle, mais la mort éternelle? Les anciens ont brillé dans la littérature, les sciences et les arts à quoi leur a servi cette culture? Quand la Vérité s'est faite chair, elle a répudié leur science; le Fils de Dieu a glorifié, non les savants, mais les simples d'esprit; c'est à eux qu'il a promis le royaume des cieux. Que la présomption humaine se taise, après que le Verbe divin a parlé! Que l'erreur se cache, après que la Lumière a paru! L'apôtre n'a-t-il pas déclaré que toute sagesse humaine est folie? »(3).

Tel était l'esprit des ordres monastiques au douzième siècle :

(1) S. Damiani, De perfectione monachorum, c. 11 (Op., T. III, p. 130). (2) S. Bernardi, in Festo Pentecostes, Serm. III, no 3, p. 934; in Cantica, Serm. IX, no 7, p. 1290.

(5) Petri Venerabilis Epist. I, 9 (Bibliotheca Maxima Patrum, T. XXII, p. 830).

c'était un esprit chrétien, et par cela même il n'était pas scientitifique. Au treizième siècle parurent les ordres mendiants; ils jouèrent un grand rôle dans la scolastique, mais il faut le dire, ils se montrèrent en cela infidèles à la volonté de leur fondateur. Écoutons saint François; son langage est celui de Pierre le Vénérable : « Il y a beaucoup de frères qui mettent tous leurs soins à acquérir de la science; oubliant leur vocation, ils s'écartent de la sainte voie de l'humilité. Les frères qui sont conduits à la science par la curiosité, trouveront leurs mains vides au jour du jugement. Aussi préférerais-je qu'ils se reconfortassent par l'exercice des vertus, afin que, quand arriveront les tribulations, ils aient le Seigneur avec eux. Car ce jour arrivera, et alors les livres devenus inutiles, ne seront bons qu'à être jetés au feu. Lisez dans le Livre de la Croix. Ne vous abandonnez pas à la vaine science du monde » ('). La curiosité, dans le langage monastique, c'est l'amour de la science, cette noble passion sans laquelle l'homme ne s'élèverait guère au-dessus des brutes. C'est donc le principe même du progrès intellectuel que le monachisme condamne. Il y a des moines qui comptent parmi les philosophes, et cependant ils redoutent et méprisent la science. Hugues de Saint Victor, dans son traité de la vanité du monde (*), dit que toute science est vaine, sauf la théologie. Il ne se borne pas au lieu commun de vanité; il trouve la science si dangereuse, qu'il y voit pour ainsi dire une tentation diabolique; il faut s'en garder, dit-il, pour ne songer qu'au salut. « Qu'est-ce que la vie de l'homme, sinon un voyage? Nous sommes des passagers, et nous voyons le monde comme en passant. Que si dans notre course nous rencontrons des choses inconnues, est-ce une raison pour nous en enquérir et pour nous détourner de notre chemin? Voilà cependant ce que font les hommes qui se livrent à la science imprudents voyageurs, ils oublient le but de leur voyage, ils ne se dirigent plus vers leur patrie. » Hugues de Saint Victor finit par dire que les hommes d'étude sont les plus misérables des mortels. Dira-t-on après cela que les moines s'étaient donné pour mission la culture de la science?

(1) S. Francisci Collat. XV et XVI (Op., p. 116, s.). (2) Hugonis de Sancto Victore Op., T. II, p. 174.

Laissons de côté ces appréciations du monachisme qui n'ont rien de commun avec l'institution monastique. C'est parce que nous ne comprenons plus la vie des moines ni les sentiments qui leur faisaient rechercher la solitude du cloître, que nous cherchons une explication de leur existence anomale qui soit en harmonie avec notre passion de mouvement physique et intellectuel. Les moines n'allaient pas au couvent pour satisfaire un besoin d'activité; ils se proposaient au contraire de fuir la vie et toutes ses manifestations. Ils abandonnaient le monde pour se livrer tout entiers à Dieu. Voilà leur but; comment l'atteignaient-ils? comment croyaient-ils du moins l'atteindre?

La grande occupation des saints au moyen-âge est de lutter contre le corps, c'est-à-dire contre la nature telle que Dieu l'a faite. Aux yeux des chrétiens, la nature a été viciée par le péché originel, le corps est devenu le siége de la concupiscence; l'esprit du mal s'y est en quelque sorte établi à demeure; c'est par la chair que le diable nous tente, c'est donc dans la chair et dans ses séductions qu'il faut le combattre. Voilà pourquoi les saints de la Thébaïde cherchaient à affranchir l'âme en tuant le corps à force d'abstinences. Les saints du moyen-âge ont pour le corps la même haine que les Antoine et les Macaire. Pascal dit que la maladie est l'état naturel du chrétien. Est-ce une de ces exagérations qui plaisaient au sombre génie d'un homme malade? Non; la pensée de Pascal est chrétienne, monastique. Saint Bernard est du même avis, et il ne fait que développer l'opinion de saint Ambroise ('), en s'écriant avec l'évangéliste : « Celui qui voudra sauver son âme la perdra. Hippocrate enseigne à sauver le corps; Jésus-Christ enseigne à le perdre. Lequel des deux prendrez-vous pour guide?... J'entends dire: ceci est nuisible à l'estomac, cela à la poitrine. Est-ce dans les Évangiles que vous avez lu ces belles choses ou dans les prophètes? C'est la chair qui a révélé cette sagesse, ce n'est pas l'esprit divin. Que les troupeaux d'Épicure aient soin de leur corps; quant à notre Maître, il enseigne le mépris de la santé. » A des moines qui

(1) S. Ambros., in Psalmum 118: « Contraria studiosis divinæ cognitionis sunt præcepta medicinæ.>>

habitaient une contrée malsaine, saint Bernard écrit, qu'il ne convient pas à des religieux de recourir à des médecins et de prendre des médicaments, qu'il faut laisser ces délicatesses aux infidèles (').

Cependant les moines d'Occident n'atteignirent pas à la perfection des solitaires de la Thébaïde; ils avaient beau mépriser la nature, la nature les dominait malgré eux. L'influence du climat et de la race était plus puissante que la volonté de l'ascète; en dépit de ses efforts, il restait bien au-dessous de ces héros du désert qui ne mangeaient qu'une fois par semaine ou qui se tenaient immobiles sur une colonne. Les moines du moyen-âge se dédommagèrent en torturant leur corps. Il y a plusieurs saints qui se disputent l'honneur d'avoir établi l'usage des flagellations, dans le cours du onzième siècle; Baronius se prononce pour Damien. L'illustre cardinal recommande sans cesse l'usage de cette pieuse pratique; elle trouva faveur même chez les laïques et jusque parmi les femmes de haut rang(2). Il y eut néanmoins des contradicteurs dans le sein du monachisme. Damien les traite de médisants, de calomniateurs, d'ignorants, de furieux; l'un de ces misérables, dit-il, mourut de mort subite,« peut-être parce qu'il avait défendu aux moines du Mont-Cassin de se discipliner »(5). Si par hasard un lecteur du dixneuvième siècle pensait que Dieu n'a pas fait l'homme pour qu'il se déchire comme un animal féroce, nous le renverrons à saint Damien; les tortures qui nous révoltent et nous dégoûtent sont pour lui le plus magnifique spectacle : « Les anges s'en réjouissent et Dieu s'en délecte» (").

Dira-t-on que nous exhumons à plaisir, pour en faire un sujet d'attaques contre le monachisme, des horreurs qui appartiennent au moyen-âge, c'est-à-dire à un âge de fer? pourquoi ne pas laisser dormir ces excentricités dans le tombeau du passé? Un écrivain catholique répondra pour nous, J. B. Thiers, un des théologiens éclairés de son temps, et ce temps était celui de Corneille, de

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- Epist. 345, p. 316.

(1) S. Bernardi Sermo de Cant. XXX, 10, p. 1378;
(2) Damiani Vita S. Romualdi, c. 10 (T. II, p. 213).
(3) Damiani Epist. V, 8; VI, 27; Opusc. 43, 2.
(4) Damiani De laude flagellorum, c. 6 (Op., T. III, p. 344).

Racine et de Molière, de Bossuet et de Fénelon. Dans les premières années du dix-huitième siècle, Boileau, prêtre et docteur en Sorbonne, publia une histoire des flagellants, dans laquelle il attaquait vivement cette torture volontaire. Thiers entreprit de prouver que les flagellations sont fondées sur la tradition et l'autorité de l'Église. La démonstration est complète : « Les flagellants imitent notre Seigneur Jésus-Christ qui a été fouetté par le commandement de Pilate; ils imitent saint Paul et Silas qui furent battus de verges par ordre des magistrats, et ceux des martyrs qui ont souffert la flagellation. Si la main des bourreaux cesse à présent de fouetter les confesseurs, quel inconvénient y a-t-il qu'on se fouette soi-même par un esprit de piété, afin d'être participant de la gloire des martyrs? Mais la grande, la principale raison pour laquelle on prend la discipline, c'est afin de mortifier la chair, de la rendre plus soumise à l'esprit, et l'esprit plus soumis à Dieu, et plus en état de le louer, de le glorifier et d'obtenir de sa miséricorde le pardon de ses fautes.» Enfin, se fondant sur la règle des religieuses de NotreDame, Thiers nous apprend que la flagellation est un moyen de faire une bonne élection ('). En ce dernier point l'Église a abandonné sa tradition; le jambon et la bière ont remplacé, en Belgique du moins, le fouet et les verges : voilà comment tout change, même dans le sein de l'Église immuable. Revenons à l'antique tradition. La torture du corps ne fut pas une exaltation passagère comme la folie de la secte des flagellants; elle devint une institution approuvée par l'Église; presque tous les ordres religieux l'adoptèrent comme pratique habituelle et de rigueur.

Flageller la chair et exténuer le corps est en définitive un lent suicide (); cependant ce meurtre volontaire fut l'idéal des plus grands saints du moyen-âge. Les nouveaux ordres qui prirent naissance au treizième siècle voulurent obscurcir la gloire des héros du désert. C'est pour ses mortifications excessives que les disciples de saint François osèrent comparer le fondateur de leur religion à

(4) Thiers, Critique de l'histoire des flagellants, p. 147-163.

(2) Gerson l'avoue, mais il approuve ce lent suicide: « Est mala tentatio se velle occidere; sed bene potest quis abbreviare vitam suam per abstinentias discretas » (Op., T. III, p. 1072).

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