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Dira-t-on encore après cela que la querelle des indulgences était une querelle de moines? Les précurseurs anglais, bohèmes et allemands n'étaient pas des moines; ils étaient les organes de la conscience chrétienne, révoltée contre une Église qui faisait métier et marchandise du salut des fidèles. En voyant la religion des œuvres portée jusqu'aux derniers excès, en la voyant aboutir à un trafic honteux et à la destruction de tout sentiment religieux, les chrétiens sincères s'alarmèrent de l'abîme dans lequel Rome poussait la chrétienté; ils firent un retour sur eux-mêmes, et le néant de ces œuvres dans lesquelles les pécheurs trompés cherchaient la vie éternelle leur parut aussi manifeste qu'effrayant. Ils comparèrent la doctrine catholique avec les paroles de l'apôtre des Gentils et les enseignements de son disciple, saint Augustin; ce fut comme la révélation d'une religion nouvelle, tellement le christianisme de saint Paul différait du christianisme de Rome. Ici comme en toutes choses, Wiclef prit l'initiative. L'Église dominait les esprits avec la théorie et la pratique des œuvres, et elle semblait en même temps rendre hommage à la liberté de l'homme pour détruire l'autorité de l'Église et sauver les fidèles, il fallait ramener ceux-ci à Dieu. Les précurseurs, de même que les réformateurs, nient que l'homme ait un mérite quelconque; il n'a pas même celui de la foi, tout est grâce. « Si l'homme peut mériter, dit Wiclef, dans son rude langage, et si les actes méritoires peuvent se remplacer par des indulgences, qu'en résultera-t-il? que la grâce se vend et s'achète comme un bœuf ou un âne. » Cependant la doctrine de la grâce gratuite, prédestinée, a un écueil, c'est qu'elle conduit à anéantir la liberté, et à faire Dieu auteur de tous les crimes; conception digne d'un athée, dit Bossuet (1). L'accusation est méritée, mais quant au principe plus que quant aux conséquences que Bossuet en déduit; Wiclef protesta contre le fatalisme et l'immoralité qu'on lui imputait (2). On a fait les mêmes reproches à Calvin; l'un et l'autre se préoccupaient très-peu de la liberté humaine qui ne servait en fait qu'à assujettir les fidèles à l'Église, et à affaiblir sinon à rompre le lien qui attache l'homme à Dieu.

(1) Bossuet, Histoire des Variations, livre XI (T. X, p. 443-445). (2) Wiclef, Dialog., III, 8.

Les Hussites répandirent les semences de la doctrine de Wiclef en Allemagne. Le bûcher allumé par le concile de Constance empècha Hus de formuler le dogme auquel l'auraient conduit ses instincts protestants: il mourut ou crut mourir catholique. Ses disciples, les Taborites, plus audacieux que leur maître, ne reculèrent devant aucune conséquence de ses principes: leur profession de foi de 1443 est presque une confession protestante ("). Luther avait donc raison de s'écrier: « Nous sommes tous Hussites, sans le savoir; saint Paul et saint Augustin sont Hussites» (2). Des penseurs solitaires et presque inconnus développèrent les germes déposés par Wiclef et Hus dans la conscience humaine.

Jean de Goch s'attaque au docteur le plus célèbre du catholicisme, à saint Thomas et à son école. La théologie scolastique s'était insensiblement écartée de la croyance sévère de saint Paul et de saint Augustin, pour se rapprocher du pélagianisme. Les Thomistes admettaient à la vérité que la grâce est nécessaire pour le salut, mais ils n'attribuaient pas le salut à la grâce seule; ils prétendaient que la volonté de l'homme y concourt. Jean de Goch oppose à saint Thomas l'autorité plus haute de l'apôtre des Gentils qui enseigne que Dieu nous justifie gratuitement par sa grâce. Une autre erreur des scolastiques, dit Jean de Goch, est de croire que la justice divine doive une récompense au mérite de l'homme; le docteur allemand répond avec saint Paul: « Il ne peut pas y avoir de mérite sans la grâce, et c'est elle qui nous inspire le pouvoir et le vouloir. Cessons donc de nous fier à nos œuvres et n'ayons de confiance que dans les mérites de Jésus-Christ »(3).

Jean de Goch ruine le semi-pélagianisme des théologiens scolastiques; il réfute saint Thomas, l'Ange de l'École, par saint Paul, le plus grand des apôtres. A sa suite, Wessel construit tout l'édifice

(1) Ils admettent l'Écriture Sainte comme seule autorité; ils professent la justification par la foi; ils rejettent la transsubstantiation, le purgatoire, le culte des saints, la primatie de Rome (Gieseler, Kirchengeschichte, T. II, 4, § 152, note t).

(2) Luther, Lettre à Spalatin, février 1520 (no 208 de la collection de DeWette). (3) J. de Goch, De libertate christiana, lib. III, c. 1-4. - Ullmann, die Refor

matoren, T. I, p. 82-88, 440-417.

de la doctrine protestante: « L'homme, dit-il, ne peut pas faire son salut par l'accomplissement de la loi. Ceux qui croient être justifiés par leurs œuvres, ne savent pas ce que c'est d'être juste. Pour être juste, il faut aimer Dieu par-dessus tout, il faut aimer son prochain comme soi-même où est l'homme qui oserait affirmer qu'il remplit ce précepte de la loi? La loi exige la perfection, mais elle ne peut pas la donner à l'homme. Voilà pourquoi Jésus-Christ nous a délivrés d'un joug qui était trop lourd même pour les prophètes et les apôtres; il n'exige plus une perfection impossible, il ne demande que la foi dans le Verbe qui s'est fait chair; par la foi nous nous unissons au Verbe, nous participons à ses mérites infinis. La foi n'est pas seulement la croyance dans la divinité du Christ, c'est le sentiment profond de notre impuissance, c'est la conviction que Dieu seul peut nous sauver, c'est l'abandon complet de notre volonté à la volonté divine. Est-ce à dire que cette foi soit inerte? qu'elle soit sans charité? La foi vivifie, elle devient le principe d'une vie nouvelle; en nous unissant à Dieu, elle nous sanctifie, et comment la sainteté existerait-elle sans charité?» Wessel concilie saint Paul, l'apôtre de la foi, et saint Jacques, l'apôtre des œuvres; il les concilie par saint Jean, l'apôtre de la charité (1).

Ces travaux d'hommes dont le nom est ignoré hors de leur patrie ont une plus grande importance à nos yeux que les écrits de Luther et de Calvin. On pourrait croire que les grands génies ne sont pas l'expression des idées de leur époque; mais quand des esprits ordinaires s'accordent avec ceux que le genre humain salue comme ses guides, il faut bien admettre que la doctrine qu'ils enseignent répond aux besoins de la société. Les réformateurs ne sont donc pas deux ou trois hommes qui entraînent les peuples; la conscience chrétienne est préparée à recevoir la nouvelle croyance. Il s'agissait de remplacer une religion extérieure par une religion intérieure. Les théologiens arrivèrent à cette transformation par le dogme de la grâce. Mais comment les masses y furent-elles initiées? Ce n'est pas par la théologie que Jésus-Christ gagna des disciples;

(1) Wessel, De magnitudine passionis, c. 46, 47, 70, 45, 78. Reformatoren, T. II, p. 511-530.

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ce n'est pas davantage par des discussions sur la gràce que Luther souleva la chrétienté: c'est en faisant appel à la religion intérieure. Ce sentiment se développa instinctivement dès le quatorzième et le quinzième siècle, par réaction contre le catholicisme romain. Les associations, connues sous le nom de Frères de la vie commune, jouèrent un grand rôle dans ce mouvement. Ils agissaient sur les esprits par la prédication et par l'enseignement, ces deux puissants leviers de la propagande religieuse. Leur action s'étendait au loin par leurs ouvrages; écrits, comme ceux de Luther, dans la langue du peuple, ils remuaient les âmes, en même temps que la vie sévère et la charité ardente des Frères édifiaient les fidèles (').

Les Frères de la vie commune ne procèdent pas de saint Paul; ils procèdent d'une tendance qui a de profondes racines dans le génie allemand, du mysticisme. Mais les sentiments des Frères n'étaient plus ceux des libres penseurs du moyen-âge, ni les rêveries panthéistiques de Maître Eccard; le mysticisme passa de la spéculation dans la pratique avec Jean Ruysbroeck, et chez les Frères de la vie commune il se transforma en un ascétisme mêlé de charité. Arrivé à ce point, il prépara les esprits à la réforme et il inspira les réformateurs. Dans le catholicisme du moyen-âge domine l'idée de l'Église, de la loi extérieure; la religion prend des formes juridiques, et avec la religion devenue loi, Rome chrétienne régit le monde, comme Rome païenne l'avait gouverné avec le droit. Les âmes religieuses et douées de quelqu'élan, étouffaient dans ces sèches formules; de là une réaction contre la doctrine officielle. Chez les mystiques la réaction dépassa souvent les bornes du christianisme; les réformateurs lui imposèrent une limite infranchissable par leur attachement à l'Écriture Sainte. En s'insurgeant contre la scolastique, les mystiques s'attaquaient par cela même à la hiérarchie dont les docteurs étaient le plus ferme appui; à la formule du moyen-âge: là où est l'Église, là est Jésus-Christ, ils opposèrent la formule protestante: là où est Jésus-Christ, là est l'Église. L'opposition touchait au fond même de la doctrine. Par

(1) Voyez sur les Frères de la vie commune, l'excellent ouvrage d'Ullmann Reformatoren, T. II, p. 9, ss.

son essence, le mysticisme est une religion intérieure; il ne pouvait pas avoir pour les œuvres la considération que l'Église y attachait. Enfin il y avait dans les allures des mystiques un esprit de liberté, qui s'accordait mal avec l'unité de fer que Rome impose aux fidèles. Il y avait surtout une race, profondément individuelle, qui supportait avec peine le joug de l'étranger les mystiques allemands prêchèrent dans la langue de leur patrie, ils prièrent dans la langue du peuple, ils écrivirent dans la langue de tous (1).

Voilà comment les mystiques furent des précurseurs de la réforme, bien que tous soient restés dans le sein de l'Église. Le pieux Ruysbroeck serait étonné de voir son nom associé à celui de Luther; cependant ils ont cela de commun, que l'un et l'autre considèrent la religion comme un sentiment intérieur. Tout en pratiquant les œuvres, le solitaire flamand ne s'en exagérait pas l'importance; il en aperçut au contraire le danger: « C'est prendre l'écorce pour l'essence, dit-il, c'est négliger la vérité pour la forme; il faut ramener l'homme à la vie intérieure pour le rapprocher de Dieu » (2). Il n'y a pas jusqu'à l'auteur de l'Imitation, ce livre favori du moyen-âge, qui n'ait des accents auxquels les protestants applaudissent. Chez lui toute la religion est intérieure; les œuvres n'ont d'importance que pour autant qu'elles soient sanctifiées par la charité. Il fait même, comme Luther, appel à la liberté intérieure qu'il appelle le plus grand bien de la vie spirituelle (3). La liaison des mystiques avec la réforme n'est donc pas un paradoxe. En veut-on la preuve? Un des précurseurs les plus fermes du protestantisme, Wessel, est sorti de l'école des Frères de la vie commune. Aussi Luther n'a-t-il pas hésité à reconnaître ses sentiments dans ceux des Frères; il y a même un lien direct entre les mystiques et le grand réformateur par Staupitz, son maître et son ami.

Ainsi la réforme était préparée dans son élément religieux. A

(4) Ullmann, Reformatoren, T. II, p. 279-283.

(2) Ibid., p. 56.

(3) Thomas a Kempis, Vita Gerh., XVIII, 3 : « Libertas spiritus principale bonum in vita spirituali. » - De Imitatione Christi, III, 28, 1: « Fili, ad istud diligenter attendere debes, ut omni loco et actione sis intimus liber, et tui ipsius potens, et sint omnia sub te, et tu non sub eis. »

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