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donne. Comme il est pour le fond au-dessus de leur intelligence, il devient par là une pure affaire de mémoire, et l'être appelé à devenir raisonnable s'habitue à prononcer des sons auxquels il n'attache aucun sens, et croit savoir beaucoup, quand il ne sait rien. Ne serait-ce pas l'induire dans une fâcheuse erreur et lui inspirer la plus sotte suffisance ? Il faudrait à l'être intelligent une grammaire d'idées, et, pour me servir de l'expression du savant et vénérable instituteur des sourds et muets, l'abbé Sicard, ce n'est qu'une grammaire de mots que l'on cherche à graver dans sa mémoire. Une grammaire de mots ? Õui, bien certainement: car tout est là pour les mots, leur classification, leurs formes variables, leur arrangement dans la construction pour la rendre correcte; et si l'on cite des passages des auteurs classiques, ce n'est pas du tout pour la pensée qu'ils expriment (celle-ci n'y entre pour rien), mais uniquement pour les mots qui s'y trouvent. Or, je le demande, des exercices de ce genre et des exercices auxquels les instituteurs consacrent le plus de temps dans leurs leçons, ne sont-ils pas faits pour détourner l'attention des choses qui pourtant sont tout dans la vie, et pour la fixer en échange sur leurs signes qui au fond ne sont rien? Voilà évidemment une mauvaise direction que nos grammaires usuelles donnent à l'enfance. On la met ainsi dans la tentation de se payer elle-même et de payer les autres de mots. Le mal peut aller plus loin. Ne sait-on pas que le divìn Sauveur a reproché aux Pharisiens de n'honorer Dieu que du bout des lèvres ? Le même reproche ne serait pas toujours déplacé parmi nous, et l'enseignement de la langue doit écarter jusqu'au plus léger soupçon de contribuer à ce déplorable égarement.

Les réflexions que nous venons de faire, ont mis en évidence que les plus chers intérêts de l'enfance et le respect qui lui est dû, imposent aux instituteurs le devoir sacré de refondre leur enseignement de la langue maternelle, et de le mettre désormais tout entier au service de l'éducation de l'esprit et du cœur, pour continuer ainsi, étendre et perfectionner l'enseignement de la mère de famille.

La confiance des familles impose à ces mêmes instituteurs d'autres obligations et d'autres devoirs. La plupart des parents, il est vrai, ne sont pas à même de juger de l'enseignement de la langue qui succède à celui qu'ils ont ébauché; mais tous entendent du moins que les leçons de l'instituteur soient données dans le même sens et le même esprit, et qu'en fréquentant les écoles, leurs enfants n'apprennent pas seulement à parler et à écrire correctement, mais surtout à connaître leurs devoirs et à les pratiquer. Voyez-vous comme ils sont trompés dans leur attente par les grammaires de mots, et combien ils auraient raison de se récrier contre l'abus que l'on fait de leur confiance et de leur argent ! Les plus éclairés arrivent tôt ou tard à cette triste découverte, et il ne faut pas s'étonner après cela des préventions fâcheuses qui se sont élevées, et qui s'élèvent tous les jours contre l'enseignement élémentaire et ses résultats. Ces préventions ne sont malheureusement que trop souvent fondées.

Nos grammaires de mots (car il faut oser dire toute la vérité) sont la plaie de l'éducation, tout en pensant la servir. Elles n'inondent pas seulement la France, mais la Belgique, la Savoie et une partie de la Suisse. Que les adultes en fassent usage pour parler et écrire correctement la langue française, il n'y a rien à redire à cela; puisque leur éducation est faite. Il est de ces grammaires qu'ils comprendront et dont ils pourront tirer un très-utile parti d'après leur intention. Mais il en est tout autrement des générations qui s'élèvent, qui entreront peu à peu dans la vie et les affaires, et qui finiront par y remplacer les auteurs de leurs jours. Si autrefois Lhomond et ses imitateurs ont pu suffire dans les écoles de l'enfance, leur enseignement est devenu insuffisant depuis que la société a été si profondément et si généralement ébranlée. L'esprit qui l'anime aujourd'hui, les nouveaux besoins qu'elle s'est faits, les idées nouvelles et les nouvelles prétentions qu'elle a formées, qui la travaillent et qui l'inquiètent; tout exige impérieusement que dans les écoles toutes les parties de l'instruction, et en premier lieu

l'enseignement de la langue qui peut tant s'il le veut, soient mis au service de la culture intellectuelle, et celle-ci au service de l'éducation du cœur et de la vie.

Le Conseil royal de l'instruction publique, en France, adopte des grammaires pour les colléges et pour les écoles primaires ; mais l'étranger qui compare ces pro ductions diverses avec les principes d'une saine pédagogie, regrette que les savants qui composent un corps placé si haut et revêtu d'une autorité si vaste et si importante n'aient pas enfin donné à l'enseignement de la langue maternelle une direction qu'il aurait toujours dû prendre, et que réclament impérieusement les circonstances où se trouvent maintenant la nation française.

Du reste tous les hommes qui ont étudié sérieusement les questions qui se rattachent au système d'instruction publique et à ses conséquences sur l'état social actuel et sur son avenir, s'accordent à signaler l'insuffisance et les dangers de l'enseignement élémentaire et les améliorations et les réformes qu'il attend. MM. 'Matter, Roselly de Lorgues, Michel, Naville, Dumont, Barreau, sont unanimes sur ce point.

A cet égard la Suisse a pris les devants. Dans l'un de ses cantons, l'enseignement de la langue, calculé sur la lecture intellectuelle, morale et religieuse de la jeunesse, s'est étendu de la capitale dans les écoles du pays, par les soins et aux frais du gouvernement. Cette mesure salutaire a trouvé du retentissement dans les cantons parlant la langue allemande, et avant tout dans celui de Lucerne. Tout récemment le Conseil d'Instruction publique du canton de Vaud a publié un programme où il propose des prix pour la composition de trois livres qu'il juge nécessaires au bien des écoles primaires du canton: l'un portera le titre de Manuel ou de Guide à l'usage des régents, pour l'enseignement de la langue maternelle 1. Les directions que donne le

1 Programme des concours ouverts par le Conseil d'Instruction publique pour la publication de livrés élémentaires. Lausanne, 1840.

vice-président, M. André Gindroz, ancien professeurde philosophie, sont tellement d'accord avec les pensées que je porte depuis tant d'années au fond de mon àme, et que j'ai tâché de réaliser, que je ne saurais exprimer la joie que m'a causée la lecture de ce beau programme. Je me suis dit : « Toi aussi, tu as enseigné dès le siècle passé, et tu enseignes encore la philosophie; et voilà que ton collègue de Lausanne par>> tage tes idées pédagogiques. Les mêmes études nous » ont inspiré les mêmes pensées et le même amour » pour l'éducation de la jeunesse. » Puisse la Providence accorder à ses efforts plus de succès que les miens n'en ont eu ! je l'espère et je m'en réjouis.

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CHAPITRE III.

VUES PRÉLIMINAIRES SUR L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE MATERNELLE MIS AU SERVICE DE L'ÉDUCATION.

Il ne s'agit pas encore d'exposer en détail comment on peut et on doit faire servir l'enseignement régulier de la langue à la culture de l'esprit et celui-ci à l'ennoblissement du cœur et de la vie. Je vais commencer par quelques réflexions préliminaires qui serviront d'introduction à cette importante matière. On voudra bien me permettre de rapporter quelques souvenirs qui ont trait à mon grand sujet. Je parlerai de moimême; mais je ne pense pas avoir besoin d'excuses; car je crois que tout ce qui est bien en nous, descend du Père des lumières, et que toute la gloire doit retourner à lui. Je suis chrétien.

SIer. Souvenirs et réflexions.

Comme je dirigeais ma nombreuse école dès la fin de 1804, je fus d'abord obligé de me servir de la grammaire de Lhomond, qui se trouvait entre les mains des élèves; je n'aurais rien gagné à l'échanger contre Restaut ou de Wailly. Plus tard j'appris à connaitre la grammaire en action de l'excellent abbé Gaultier, qui

dans la suite eut la bonté de m'envoyer successivement ses différents ouvrages. Se plaçant au-dessus de la routine, cet ami éclairé de la jeunesse découvrit dans l'enseignement régulier de la langue maternelle une agréable gymnastique des jeunes esprits, en les faisant intervenir à la création de la pensée et de son expression. Je sentis l'importance de cette amélioration, et je commençai à la mettre au profit de mon école; mais ceci chemina bien lentement sur une longue échelle, attendu que j'avais des aides pour quatre salles graduées qu'occupait la jeunesse, et que ces aides avaient chacun leurs idées et leurs habitudes. L'autorité est mal obéie, ou pas du tout, lorsque la conviction ne vient pas à son secours.

Cultiver l'esprit de la jeunesse était mon intention comme mon devoir; mais je ne comprenais pas encore bien quel éminent service la langue maternelle pouvait me rendre à cet égard. C'est en visitant d'office l'institut de M. Pestalozzi à Yverdun, en m'entretenant avec mes deux respectables collègues. M. le conseiller Abel Mérian, de Bâle, et M. Frédéric Trechsel, professeur de physique et de mathématiques à Berne, puis en m'occupant très-sérieusement du raport officiel que j'étais chargé de rédiger, que le clair-obscur où j'étais, se changea en vive lumière pour moi. Dans une visite précédente, j'avais fait à mon vieux ami Pestalozzi l'observation que les mathématiques exerçaient chez lui un empire que je trouvais démesuré, et que j'en redoutais les résultats pour l'éducation. Là-dessus il me répondit vivement à sa manière : « C'est que je veux que mes enfants ne croient rien » que ce qui pourra leur être démontré comme deux » et deux font quatre... » Ma réponse fut dans le même genre: «En ce cas, si j'avais trente fils, je ne << vous en confierais pas un ; car il vous serait impos»sible de lui démontrer, comme deux et deux font » quatre, que je suis son père et que j'ai à lui com>> mander. » Ceci amena une explication sur l'exagération qui lui était échappée, ce qui n'était pas rare chez cet homme de génie et de feu, et nous finimes par nous entendre.

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