Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

géomètres, ne pouvant être jugés que par leurs pairs, obtiennent d'un petit nombre de savants des titres incontestables à l'admiration de leurs contemporains; mais la gloire des actions doit être populaire. Les soldats jugent leur général, la nation ses administrateurs : quiconque a besoin du suffrage des autres a mis tout à la fois sa vie sous la puissance du calcul et du hasard, de manière que le travail du calcul ne peut lui répondre des chances du hasard, et que les chances du hasard ne peuvent le dispenser du travail du calcul. Non, pourrait-on dire, le jugement de la multitude est impartial, puisque aucune passion envieuse et personnelle ne l'inspire; son impulsion toujours vraie doit être juste. Mais, par cela même que ses mouvements sont naturels et spontanés, ils appartiennent à l'imagination; un ridicule détruit à ses yeux l'éclat d'une vertu; un soupçon peut la dominer par la terreur; des promesses exagérées l'emportent sur des services prudents; les plaintes d'un seul l'émeuvent plus fortement que la silencieuse reconnaissance du grand nombre; enfin, mobile parce qu'elle est passionnée; passionnée, parce que les hommes réunis ne se communiquent qu'à l'aide de cette électricité, et ne mettent en commun que leurs sentiments: ce ne sont pas les lumières de chacun, mais l'impulsion générale qui produit un résultat, et cette impulsion, c'est l'individu le plus exalté qui la donne. Une idée peut se composer des réflexions de plusieurs; un sentiment sort tout entier de l'àme qui l'éprouve; la multitude qui l'adopte a pour opinion l'injustice d'un homme exercée par l'audace de tous; par cette audace qui se fonde et sur la force, et plus encore sur l'impossibilité d'être atteint par aucun genre de responsabilité individuelle. Le spectacle de la France a rendu ces observations plus sensibles; mais, dans tous les temps, l'amant de la gloire a été soumis au joug démocratique; c'est de la nation seule qu'il recevait ses pouvoirs; c'est par son élection qu'il obtenait sa couronne; et, quels que fussent ses droits à la porter, quand le peuple retirait ses suffrages au génie, il pouvait protester, mais il ne régnait plus. N'importe, s'écrieront quelques âmes ardentes, n'existàt-il qu'une chance de succès contre mille probabilités de revers, il faudrait tenter une carrière dont le but se perd dans les cieux, et donne à l'homme après lui ce que la mémoire des hommes peut conquérir sur le passé : un jour de gloire est si multiplié par notre pensée qu'il peut suffire à toute la vie. Les plus nobles devoirs s'accomplissent en parcourant la route qui conduit à la gloire; et le genre humain serait resté sans bienfaiteurs si cette émulation sublime n'eût pas encouragé - leurs efforts.

-D'abord, je crois que l'amour de l'éclat a rendu moins de ser vices aux hommes que la simple impulsion des vertus obscures ou des recherches persévérantes. Les plus grandes découvertes ont été faites dans la retraite de l'homme savant, et les plus belles actions, inspirées par les mouvements spontanés de l'âme, se rencontrent souvent dans l'histoire d'une vie inconnue; c'est donc seulement dans son rapport avec celui qui l'éprouve qu'il faut considérer la passion de la gloire. Par une sorte d'abstraction métaphysique, on dit souvent que la gloire vaut mieux que le bonheur; mais cette assertion ne peut s'entendre que par les ⚫idées accessoires qu'on y attache: on met alors en opposition les jouissances de la vie privée avec l'éclat d'une grande existence; mais donner à quelque chose la préférence sur le bonheur, serait un contre-sens moral absolu. L'homme vertueux ne fait -de grands sacrifices que pour fuir la peine du remords, et s'assurer des récompenses au dedans de lui: enfin, la félicité de l'homme lui est plus nécessaire que sa vie, puisqu'il se tue pour échapper à la douleur. S'il est donc vrai que choisir le malheur est un mot qui implique contradiction en lui-même, la passion de la gloire, comme tous les sentiments, doit être jugée par son influence sur le bonheur.

Les amants, les ambitieux mêmes peuvent se croire, dans quelques moments, au comble de la félicité; comme le terme de leurs espérances leur est connu, ils doivent être heureux du moins à l'instant où ils l'atteignent: mais cette rapide jouissance même ne peut jamais appartenir à l'homme qui prétend - à la gloire; ses limites ne sont fixées par aucun sentiment, ni par aucune circonstance. Alexandre, après la conquête du monde, s'affligeait de ne pouvoir faire parvenir jusqu'aux étoiles l'éclat de son nom. Cette passion ne connaît que l'avenir, ne possède que l'espérance; et si on l'a souvent présentée comme l'une des plus fortes preuves de l'immortalité de l'àme, c'est parce qu'elle semble vouloir réguer sur l'infini de l'espace et l'éternité des temps. Si la gloire est un moment stationnaire, elle recule dans l'esprit des hommes, et aux yeux même de celui qui s'en voyait l'objet : sa possession émeut l'àme si fortement, exalte à un tel degré toutes les facultés, qu'un moment de calme dans les objets extérieurs ne sert qu'à diriger sur soi toute l'agitation de sa pensée : le repos est si loin, le vide est si près, que la cessation de l'action est toujours le plus grand malheur à craindre. Comme il n'y a jamais rien de suffisant dans les plaisirs de la gloire, l'àme ne peut être remplie que par leur attente, ceux qu'elle obtient ne servent qu'à la rapprocher de ceux qu'elle désire; et si l'on était parvenu au faîte de la grandeur, une circonstance inaperçue, un obscur hommage refusé, deviendraient l'objet de la douleur et de l'envie. Aman, vainqueur des Juifs, était malheureux de n'avoir pu courber l'orgueil de Mardochée. Cette passion conquérante n'estime que ce qui lui résiste; elle a besoin de l'admiration qu'on lui refuse, comme de la seule qui soit au-dessus de celle qu'on lui accorde; toute la puissance de l'imagination se développe en elle, parce qu'aucun sentiment du cœur ne la ramène par intervalles à la vérité; quand elle atteint à un but, ses tourments s'accroissent; son plus grand charme étant l'activité qu'elle assure à chaque moment du jour, l'un de ses prestiges est détruit quand cette activité n'a plus d'aliment. Toutes les passions, sans doute, ont des caractères communs, mais aucune ne laisse après elle autant de douleurs que les revers de la gloire. Il n'y a rien d'absolu pour l'homme dans la nature, il ne juge que parce qu'il compare; la douleur physique même est soumise à cette loi: ce qu'il y a de plus violent dans le plaisir ou dans la douleur est donc causé par le contraste; et quelle opposition plus terrible que la possession ou la perte de la gloire! Celui dont la renommée parcourait le monde entier ne voit autour de lui qu'un vaste oubli : un amant n'a de larmes à verser que sur les traces de ce qu'il aime; tous les pas d'hommes retracent, à celui qui jadis occupait l'univers, l'ingratitude et l'abandon.

La passion de la gloire excite le sentiment et la pensée au delà de leurs propres forces; mais loin que le retour à l'état naturel soit une jouissance, c'est une sensation d'abattement et de mort : les plaisirs de la vie commune ont été usés sans avoir été sentis; on ne peut même les retrouver dans ses souvenirs; ce n'est point par la raison ou la mélancolie qu'on est ramené vers eux, mais par la nécessité, funeste puissance qui brise tout ce qu'elle courbe. L'un des caractères de ce long malheur est de finir par s'accuser soi-même : tant qu'on en est encore aux reproches que méritent les autres, l'âme peut sortir d'elle-même; mais le repentir concentre toutes les pensées, et, dans ce genre de douleur, le volcan se referme pour consumer en dedans. Tant d'actions composent la vie d'un homme célèbre, qu'il est impossible qu'il ait assez de force dans la philosophie ou dans l'orgueil, pour ne reprocher aucune faute à son esprit : le passé prenant dans sa pensée la place qu'occupait l'avenir, son imagination vient se briser contre ce temps immuable, et lui fait parcourir, en arrière, des abîmes aussi vastes que l'étaient, en avant, les heureux champs de l'espérance.

L'homme jadis comblé de gloire, qui veut abdiquer ses souvenirs, et se vouer aux relations particulières, ne saurait y accoutumer ni lui, ni les autres; on ne jouit point par effort des idées simples; il faut, pour être heureux par elles, un concours de circonstances qui éloignent naturellement tout autre désir. L'homme accoutumé à compter avec l'histoire ne peut plus être intéressé par les événements d'une existence commune; on ne retrouve en lui aucun des mouvements qui le caractérisaient; il ne sent plus la vie, il s'y résigne. On confie longtemps les peines du cœur, parce que leur durée même est honorable, parce qu'elles répondent à trop de souvenirs dans l'àme des autres, pour que ce soit parler de soi que d'en entretenir; mais comme la philosophie et la fierté doivent vaincre ou cacher les regrets causés même par la plus noble ambition, l'homme qui les éprouve ne s'abandonne point à les avouer entièrement. L'attention constante sur soi est un détail de jouissance pendant la prospérité, c'est une peine habituelle quand on est retombé dans une situation privée. Enfin, aimer! ce bien dont la nature céleste est seule en disparate avec toute la destinée humaine; aimer! n'est plus un bonheur accordé à celui que la passion de la gloire a dominé longtemps: ce n'est pas que son âme soit endurcie, mais elle est trop vaste pour être remplie par un seul objet; d'ailleurs, les réflexions que l'on est conduit à faire sur les hommes en général, lorsqu'on entretient avec eux des rapports publics, rendent impossible la sorte d'illusion qu'il faut, pour voir un individu à une distance infinie de tous les autres. Loin aussi que de grandes pertes attachent au genre de bien qui reste, elles affranchissent de tout à la fois; on ne se supporte que dans une indépendance absolue, sans aucun point de comparaison entre le présent et le passé. Le génie, qui sut adorer et posséder la gloire, repousse tout ce qui voudrait occuper la place de ses re grets mêmes; il aime mieux mourir que déroger. Enfin, quoique cette passion soit pure dans son origine et noble dans ses efforts, le crime seul dérange plus qu'elle l'équilibre de l'âme; elle la fait sortir violemment de l'ordre naturel, et rien ne peut jamais l'y ramener.

En m'attachant avec une sorte d'austérité à l'examen de tout ce qui peut détourner de l'amour de la gloire, j'ai eu besoin d'un grand effort de réflexion; j'étais distraite par l'enthousiasme; tant de noms célèbres s'offraient à ma pensée, tant d'ombres glorieuses, qui semblaient s'offenser de voir braver leur éclat, pour pénétrer jusqu'à la source de leur bonheur! C'est de mon père enfin, c'est de l'homme de ce temps qui a recueilli le plus de gloire, et qui en retrouvera le plus dans la justice impartiale des siècles, que je craignais surtout d'approcher, en décrivant toutes les périodes du cours éclatant de la gloire. Mais ce n'est pas à l'homme qui a montré, pour le premier objet de ses affections, une sensibilité aussi rare que son génie; ce n'est pas à lui que peut convenir un seul des traits dont j'ai composé ce tableau; et si je m'aidais des souvenirs que je lui dois, ce serait pour montrer combien l'amour de la vertu peut apporter de changement dans la nature et les malheurs de la passion de la gloire. Poursuivant le projet que j'ai embrassé, je ne cherche point à détourner l'homme de génie de répandre ses bienfaits sur le genre humain; mais je voudrais retrancher des motifs qui l'ani

« ZurückWeiter »