qu'à son orgueil; et si cependant, pour éviter ce blâme, il recherche la popularité, il est sans cesse près du soupçon ou du ridicule. Les hommes ne veulent pas qu'on renonce totalement à ses intérêts personnels, et ce qui est, à un certain point, contre leur nature, est déjoué par eux : il n'y a que la vie qu'on puisse sacrifier avec éclat; l'abandon des autres avantages, quoique bien plus rare et plus estimable, est représenté comme une sorte de duperie; et quoique ce soit le plus haut degré du dévouement, dès qu'il est nommé duperie, il n'excite plus l'enthousiasme de ceux même qui sont l'objet du sacrifice. Les nobles donc, placés entre la nation et le monarque, entre leur existence politique et l'intérêt général, obtiennent difficilement de la gloire ailleurs que dans les armées. La plupart de ces considérations ne peuvent s'appliquer aux succès militaires; la guerre ne laisse à l'homme, de sa nature, que ses facultés physiques; pendant que cet état dure, il se soumet à la valeur, à l'audace, au talent qui fait vaincre, comme les corps les plus faibles suivent l'impulsion des plus forts. L'être moral n'est de rien dans la bataille, et voilà pourquoi les soldats ont plus de constance dans leur attachement pour leurs généraux, que les citoyens dans leur reconnaissance pour leurs administrateurs. Dans les républiques, si elles sont constituées sur la seule base de l'aristocratie, tous les membres d'une même classe sont un obstacle à la gloire de chacun d'eux; cet esprit de modération qu'avec tant de raison Montesquieu a désigné comme le principe des républiques aristocratiques, cet esprit de modération ne s'accorde pas avec les élans du génie: un grand homme, s'il voulait se montrer tel, précipiterait la marche égale et soutenue de ces gouvernements; et comme l'utilité est le principe de l'admiration, dans un état où les grands talents ne peuvent s'exercer d'une manière avantageuse à tous, ils ne se développent pas, ou sont étouffés, ou sont contenus dans une certaine limite qui ⚫ ne leur permet pas d'atteindre à la célébrité. On ne sait pas au dehors un nom propre du gouvernement de Venise, du gouvernement sage et paternel de la république de Berne; un même esprit dirige, depuis plusieurs siècles, des individus différents; Cet si un homme lui donnait son impulsion particulière, il naîtrait des chocs dans une organisation dont l'unité fait tout à la fois le repos et la force. Pour les républiques populaires, il faut distinguer deux époques tout à fait différentes, celle qui a précédé l'imprimerie, et celle qui est contemporaine du plus grand développement possible de la liberté de la presse. Celle qui a précédé l'imprimerie devait être favorable à l'ascendant d'un homme sur les autres hommes. Les lumières n'étaient point disséminées, celui qui avait reçu des talents supérieurs, une raison forte, avait de grands moyens d'agir sur la multitude; le secret des causes n'était pas connu, l'analyse n'avait pas changé en science positive la magie de tous les effets; enfin, l'on pouvait être étonné, par conséquent entraîné ; et des hommes croyaient qu'un d'entre eux était nécessaire à tous. De là les grands dangers que courait la liberté; de là les factions toujours renaissantes; car les guerres d'opinions finissent avec les événements qui les décident, avec les discussions qui les éclairent; mais la puissance des hommes supérieurs se renouvelle avec chaque génération, et déchire ou asservit la nation qui se livre sans mesure à cet enthousiasme. Mais lorsque la liberté de la presse, et, ce qui est plus encore, la multiplicité des journaux, rend publiques chaque jour les pensées de la veille, il est presque impossible qu'il existe dans un tel pays ce qu'on appelle de la gloire; il y a de l'estime, parce que l'estime ne détruit pas l'égalité, et que celui qui l'accorde juge au lieu de s'abandonner; mais l'enthousiasme pour les hommes en est banni. Il y a dans tous les caractères des défauts qui jadis n'étaient découverts que par le flambeau de l'histoire, ou par un très-petit nombre de philosophes contemporains que le mouvement général n'avait point enivrés; aujourd'hui, celui qui veut se distinguer est en guerre avec l'amour-propre de tous; on le menace du niveau à chaque pas qui l'élève, et la masse des hommes éclairés prend une sorte d'orgueil actif, destructeur des succès individuels. Si l'on veut examiner la cause du grand ascendant que dans Athènes, qu'à Rome, des génies supérieurs ont obtenu, de l'empire presque aveugle que dans les temps anciens ils ont exercé sur la multitude, on verra que l'opinion n'a jamais été fixée par l'opinion même, que c'est à quelques pouvoirs différents d'elle, à l'appui de quelque superstition, que sa constance a été due. Tantôt ce sont des rois, qui jusqu'à la fin de leur vie ont conservé la gloire qu'ils avaient - obtenue; mais les peuples croyaient alors que la royauté avait une origine céleste: tantôt on voit Numa inventer une fable - pour faire accepter des lois que la sagesse lui dictait, se fiant plus à la crédulité qu'à l'évidence. Les meilleurs généraux romains, quand ils voulaient donner une bataille, déclaraient que l'examen du vol des oiseaux les forçait à la livrer. C'est ainsi que les hommes habiles de l'antiquité ont caché le conseil de leur génie sous l'apparene d'une superstition, évitant ce qui peut - avoir des juges, quoique certains d'avoir raison. Enfin, chaque découverte des sciences, en enrichissant la masse, diminue l'empire individuel de l'homme. Le genre humain hérite du génie, et les véritables grands hommes sont ceux qui ont rendu leurs pareils moins nécessaires aux générations suivantes. Plus on laisse aller sa pensée dans la carrière future de la perfectibi-lité possible, plus on y voit les avantages de l'esprit dépassés -par les connaissances positives, et le mobile de la vertu plus - efficace que la passion de la gloire. On trouvera peut-être que ce siècle ne donne encore l'idée d'aucun progrès en ce genre ; mais il faut, dans l'effet actuel, voir la cause future pour juger - un événement tout entier. Celui qui n'aperçoit dans les mines, où les métaux se préparent, que le feu dévorant qui semble tout consumer, ne connaît point la marche de la nature, et ne sait se peindre l'avenir qu'en multipliant le présent. Mais de quelque manière qu'on juge ces réflexions, je reviens aux considérations générales qui s'appliquent à tous les pays et à tous les temps sur les obstacles et les malheurs attachés à la passion de la gloire. Quand les difficultés des premiers pas sont vaincues, il se forme à l'instant deux partis sur une même réputation; non parce qu'il y a deux manières de la considérer, mais parce que l'ambition parie pour ou contre. Celui qui veut être l'adversaire des grands succès reste passif tant que dure leur éclat; et c'est -pendant ce temps, au contraire, que les amis ne cessent d'agir en votre faveur; ils arrivent déjà fatigués à l'époque du malheur, lorsqu'il suffit au public du mobile seul de la curiosité, pour se lasser des mêmes éloges; les ennemis paraissent avec des armes toutes nouvelles, tandis que les amis ont émoussé les leurs, en les faisant inutilement briller autour du char de triomphe. On se demande pourquoi l'amitié a moins de persistance que la haine; c'est qu'il y a plusieurs manières de renoncer à l'une, et que pour l'autre le danger et la honte sont partout ailleurs que dans le succès. Les amis peuvent si aisément attribuer à la bonté de leur âme l'exagération de leur enthousiasme, à l'oubli qu'on a fait de leurs conseils, les derniers revers qu'on a éprouvés; il y a tant de manières de se louer en abandonnant son ami, que les plus légères difficultés décident à prendre ce parti: mais la haine, dès ses premiers pas, engagée sans retour, se livre à toutes les ressources des situations désespérées; de ces situations dont les nations, comme les individus, échappent presque toujours, parce que l'homme faible même ne voit alors de secours possible que dans l'exercice du courage. En étudiant le petit nombre d'exceptions à l'inconstance de la faveur publique, on est étonné de voir que c'est à des circonstances, et jamais au talent seul, qu'on doit les rapporter. Un danger présent a pu contraindre le peuple à retarder son injustice; une mort prématurée en a quelquefois précédé le moment; mais la réunion des observations, qui font le code de l'expérience, prouve que la vie si courte des hommes est encore d'une plus longue durée que les jugements et les affections de leurs contemporains. Le grand homme qui arrive à la vieillesse doit parcourir plusieurs époques d'opinions diverses ou contraires. Ces oscillations cessent avec les passions qui les produisent; mais on vit au milieu d'elles, et leur choc, qui ne peut rien sur le jugement de la postérité, détruit le bonheur présent qui est exposé à tous les coups. Les événements du hasard, ceux qu'aucune des puissances de la pensée ne peut soumettre, sont cependant placés, par la voix publique, sur la responsabilité du génie. L'admiration est une sorte de fanatisme qui veut des miracles; elle ne consent à accorder à un homme une place audessus de tous les autres, à renoncer à l'usage de ses propres lumières pour le croire et lui obéir, qu'en lui supposant quelque chose de surnaturel qui ne peut se comparer aux facultés humaines. Il faudrait, pour se défendre d'une telle erreur, être modeste et juste, reconnaître à la fois les bornes du génie et sa supériorité sur nous; mais dès qu'il devient nécessaire de raisonner sur les défaites, de les expliquer par des obstacles, de les excuser par des malheurs, c'en est fait de l'enthousiasme : -il a, comme l'imagination, besoin d'être frappé par les objets extérieurs; et la pompe du génie, c'est le succès. Le public se plaît à donner à celui qui possède; et, comme ce sultan des Arabes qui s'éloignait d'un ami poursuivi par l'infortune, parce - qu'il craignait la contagion de la fatalité, les revers éloignent les ambitieux, les faibles, les indifférents, tous ceux enfin qui - trouvent, avec quelque raison, que l'éclat de la gloire doit frapper involontairement; que c'est à elle à commander le tribut qu'elle demande; que la gloire se compose des dons de la nature et du hasard; et que personne n'ayant le besoin d'admirer, celui qui veut ce sentiment ne l'obtient point de la volonté, mais de la surprise, et le doit aux résultats du talent, bien plus qu'à la propre valeur de ce talent même. Si les revers de la fortune désenchantent l'enthousiasme, que sera-ce s'il s'y mêle des torts, qui, cependant, se trouvent souvent réunis aux qualités les plus éminentes! Quel vaste champ pour les découvertes des esprits médiocres! comme ils sont sûrs d'avoir prévu ce qu'ils comprennent encore à peine! comme le parti qu'ils auraient pris eût été meilleur! que de lumières ils puisent dans l'événement! que de retours satisfaisants dans la critique d'un autre! Comme personne ne s'occupe d'eux, personne ne songe à les attaquer: eh bien, ils prennent ce silence pour le garant de leur supériorité: parce qu'il y a une bataille perdue, ils pensent qu'ils l'ont gagnée: et les revers d'un grand homme se changent en palmes pour les sots. Quoi done! l'opinion se composerait-elle de leurs suffrages?.... Oui, la gloire contemporaine leur est soumise, car c'est l'enthousiasme de la multitude qui la caractérise; le mérite réel est indépendant de tout, mais la réputation acquise par ce mérite n'obtient le nom de gloire qu'au bruit des acclamations de la foule. Si les Romains sont insensibles à l'éloquence de Cicéron, son génie nous reste; mais où, pendant sa vie, trouvera-t-il sa gloire? Les |