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abusons-nous de cette illusion qui nous peint beaucoup plus d'heureux qu'il n'y en a, et nous serons ou plus flattés d'être du nombre, ou moins irrités de n'en être pas.

27. Puisqu'il y a si peu de biens, il ne faudrait négliger aucun de ceux qui tombent dans notre partage. Cependant, on en use comme dans une grande abondance, et dans une grande sûreté d'en avoir tant qu'on voudra. On ne daigne pas s'arrêter à goûter ceux que l'on possède souvent on les abandonne pour courir après ceux que l'on n'a pas. Nous tenons le présent dans nos mains, mais l'avenir est une espèce de charlatan qui, en nous éblouissant les yeux, nous l'escamote. Pourquoi lui permettre de se jouer ainsi de nous ? Pourquoi souffrir que des espérances vaines et douteuses nous enlèvent des jouissances certaines? Il est vrai qu'il y a beaucoup de gens pour qui ces espérances mêmes sont des jouissances, et qui ne savent jouir que de ce qu'ils n'ont pas. Laissons-leur cette espèce de possession si imparfaite, si peu tranquille, si agitée, puisqu'ils n'en peuvent avoir d'autre il serait trop cruel de la leur ôter; mais tâchous, s'il est possible, de nous ramener au présent, à ce que nous avons, et qu'un bien ne perde pas tout son prix parce qu'il nous a été accordé.

28. Ordinairement on dédaigne de sentir les petits biens, et on n'a pas le même mépris pour les maux médiocres. Que la chose soit du moins égale. Si le sentiment des biens médiocres est étouffé en nous par l'idée de quelques biens plus grands auxquels on aspire; que l'idée des grands malheurs où l'on n'est pas tombé, nous console des petits biens que nous négligeons. Que savons-nous si ce ne seront pas les seuls qui s'offriront à nous? Ce sont des présents faits par une puissance avare, qui ne se résoudra peut-être plus à nous en faire; il y a peu de gens qui, quelquefois en leur vie, n'aient eu regret à quelque etat, à quelque situation dont ils n'avaient pas assez goûté le bonheur. Il y en a peu qui n'aient eux mêmes, trouve injustes quelques-unes des plaintes qu'ils avaient faites de la fortune. On a été ingrat, et on est puni.

29. Il ne faut pas, disent les philosophes rigides, mettre notre bonheur dans tout ce qui ne dépend pas de nous : ce serait trop le mettre à l'aventure. Il y a beaucoup à rabattre d'un précepte si magnifique; mais le plus qu'on en pourra conserver sera le mieux. Figurons-nous que notre bonheur devrait entièrement dépendre de nous, et que c'est par une espèce d'usurpation que les choses du dehors se sont mises en possession d'en disposer. Ressaisissonsnous, autant qu'il est possible, d'un droit si important et si dangereux à confier; remettons sous notre puissance ce qui en a été détaché injustement.

30. D'abord, il faut examiner, pour ainsi dire, les titres de ce qui prétend ordonner de notre bonheur peu de choses soutiendront cet examen, pour peu qu'il soit ri

goureux. Pourquoi cette dignité que je pour suis m'est-elle si nécessaire? C'est qu'il faut être élevé au-dessus des autres. Et pourquoi le faut-il? C'est pour recevoir leurs respects et leurs hommages. Et que me feront ces respects et ces hommages? Ils me flatteront très-sensiblement. Et comment me flatteront-ils, puisque je ne les devrai qu'à ma dignité, et non pas à moi-même? Il en est ainsi de plusieurs autres idées qui ont pris une place fort importante dans mon esprit : si je les attaquais, elles ne tiendraient pas longtemps. Il est vrai qu'il y en a qui feraient plus de résistance les unes que les autres; mais selon qu'elles seraient plus incommodes et plus dangereuses, il faudrait revenir à la charge plus souvent et avec plus de courage. Il n'y a guère de fantaisie que l'on ne mine peu à peu, et que l'on ne fasse enfin tomber à force de réflexions.

31. Mais comme nous ne pouvons point rompre avec tout ce qui nous environne, quels seront les objets extérieurs auxquels nous laisserons des droits sur nous? Ĉeux dont il y aura plus à espérer qu'à craindre. Il n'est question que de calculer, et la sagesse doit toujours avoir les jetons à la main. Combien valent ces plaisirs-là? Et combien valent les peines dont il faudrait les acheter ou qui les suivraient? On ne saurait disconvenir que, selon les différentes imaginations, les prix ne changent pas, et qu'un même marché ne soit bon pour l'un et mauvais pour l'autre. Cependant, il y a à peu près un prix commun pour les choses principales, et, de l'aveu de tout le monde, l'amour, par exemple, est un peu cher ne se laisse-t-il pas évaluer.

aussi

32. Pour le plus sûr, il en faut revenir aux plaisirs simples, tels que la tranquillité de la vie, la société, la chasse, la lecture, etc. S'ils ne coûtaient moins que les autres qu'à proportion qu'ils sont moins vifs, ils ne mériteraient point de leur être préférés, et les autres vaudraient autant leur prix que ceuxci le leur; mais les plaisirs simples sont toujours des plaisirs, et ils ne coûtent rien. Encore un grand avantage, c'est que la fortune ne nous les peut guère enlever. Quoiqu'il ne soit pas raisonnable d'attacher notre bonheur à tout ce qui est le plus exposé aux caprices du hasard, il semble que le plus souvent nous choisissions avec soin les endroits les moins sûrs pour l'y placer. Nous aimons mieux avoir tout notre bien sur un vaisseau qu'en fonds de terre. Enfin, les plaisirs vifs n'ont que des instants, et des instants souvent funestes par un excès de vivacité qui ne laisse rien à goûter après eux, au lieu que les plaisirs simples sont ordinairement de la durée que l'on veut et ne gâtent rien de ce qui les suit.

33. Les gens accoutumés aux mouvements violents des passions trouveront sans doute fort insipide tout le bonheur que peuvent produire les plaisirs simples. Ce qu'ils appellent insipidité, je l'appelle tranquillité, et je conviens que la vie la plus comblée de ces sortes de plaisirs n'est guère qu'une vie

tranquille; mais quelle idée a-t-on de la condition humaine quand on se plaint de n'être que tranquille ? Et l'état le plus délicieux que l'on puisse imaginer, que devientil après que la première vivacité du sentiment est consumée ? Il devient un état tranquille, c'est même le mieux qui puisse lui arriver.

34. Il n'y a personne qui dans le cours de sa vie n'ait quelques événements heureux, des temps ou des moments agréables. Notre imagination les détache de tout ce qui les a précédés ou suivis ; elle les rassemble, et se représente une vie qui en serait toute composée, voilà ce qu'elle appellerait du nom de bonheur, voilà à quoi elle aspire, peutêtre sans oser trop se l'avouer. Toujours est-il certain que tous les intervalles languissants qui, dans les situations les plus heureuses, sont et fort longs et en grand nombre, nous les regardons à peu près comme s'ils n'y devaient pas être. Ils y sont cependant, et en sont bien inséparables. Il n'y a point en chimie d'esprit si vif qui n'ait beaucoup de flegme. L'état le plus délicieux en a beaucoup aussi beaucoup de temps insipide qu'il faut tâcher de prendre en gré.

35. Souvent le bonheur dont on se fait l'idée est, trop composé et trop compliqué. Combien de choses, par exemple, seraient nécessaires pour celui d'un courtisan du crédit auprès des ministres, la faveur du roi, des établissements considérables pour lui et pour ses enfants, de la fortune au jeu, des maîtresses fidèles et qui flattassent sa vanité, enfin, tout ce que peut lui représenter une imagination effrénée et insatiable. Cet homme là ne pourrait être heureux qu'à trop grands frais; certaineinent la nature n'en fera pas la dépense.

36. Le bonheur que nous nous proposons sera toujours d'autant plus facile à obtenir qu'il y entrera moins de choses différentes, et qu'elles seront moins indépendantes de nous. La machine sera plus simple, et en même temps plus sous notre main.

37. Si l'on est à peu près bien, il faut se croire tout à fait bien souvent on gâterait tout pour attraper ce bien complet. Rien n'est si délicat, ni si fragile qu'un état heureux. Il faut craindre d'y toucher, même sous prétexte d'amélioration.

38. La plupart des changements qu'un homme fait à son état pour le rendre meilleur augmentent la place qu'il tient dans le monde, son volume, pour ainsi dire; mais ce volume plus grand donne plus de prise aux coups de la fortune. Un soldat qui va à Ja tranchée voudrait-il devenir un géant pour attraper plus de coups de mousquet ? Celui qui veut être heureux se réduit et se resserre autant qu'il lui est possible. Il a ces deux caractères : il change peu de place, et en tient peu.

39. Le plus grand secret pour le bonheur, c'est d'être bien avec soi. Toute l'indulgence de l'amour-propre n'empêche point qu'on ne se reproche du moins une partie de ce

qu'on a a se reprocner. Et combien est-on encore troublé par le soin humiliant de se cacher aux autres, par la crainte d'ètre connu, par le chagrin inévitable de l'être ? on se fuit, et avec raison; il n'y a que le vertueux qui puisse se voir et se reconnaître. Je ne dis pas qu'il rentre en lui-même pour s'admirer et pour s'applaudir, et le pourrait-il, quelque vertueux qu'il fût? Mais comme on s'aime toujours assez, il suffit d'y pouvoir entrer sans honte, pour y rentrer avec plaisir. Il peut fort bien arriver que la vertu ne conduise ni à la richesse, ni à l'élévation, et qu'au contraire elle en exclue; car ses ennemis ont de grands avantages sur elle par rapport à l'acquisition de ces sortes de biens. Il peut encore arriver que la gloire, sa récompense la plus naturelle, lui manque; peut-être s'en privera-t-elle elle-même; du moins en ne la recherchant pas, hasardera-t-elle d'en être privée; mais une récompense infaillible pour elle, c'est la satisfaction intérieure. Chaque devoir rempli en est payé dans le moment; on peut sans orgueil appeler à soi-même des injustices de la fortune; on s'en console par le témoignage légitime qu on se rend de ne les avoir pas méritées; on trouve dans sa propre raison et dans sa droiture un plus grand fonds de bonheur que les autres n'en attendent des caprices du hasard.

40. Il reste un souhait à faire sur une

chose dont on n'est pas le maître, car nous n'avons parlé que de celles qui étaient en notre disposition, c'est d'être placé par la fortune dans une condition médiocre. Sans cela, et le bonheur et la vertu seraient trop en péril. C'est là cette médiocrité si recommandée par les philosophes, si chantée par les poëtes, et quelquefois si peu recherchée par eux tous.

41. Je conviens qu'il manque à ce bonheur une chose qui, selon les façons de penser communes, y serait cependant bien nécessaire il n'a aucun éclat. L'heureux que nous supposons ne passerait guère pour l'être; il n'aurait pas le plaisir d'être envié. Il y a plus: peut-être lui-même aurait-il de la peine à se croire heureux, faute de l'être cru par les autres; car eur jalousie sert à nous assurer de notre état, tant nos idées sont chancelantes sur tout et ont besoin d'être appuyées. Mais enfin, pour peu que cet heureux se compare à ceux que le vulgaire croirait plus heureux que lui, il sentira facilement les avantages de sa position; il se résoudra volontiers à jouir d'un bonheur modeste et ignoré, dont l'étalage n'insultera personne; ses plaisirs, comme ceux des amants discrets, seront assaisonnés du mystère.

42. Après tout cela, ce sage et vertueux, cet heureux est toujours un homme. Il n'est point arrivé à un état inébranlable que la condition humaine ne comporte point: il peut tout perdre, et même par sa faute. JI conservera d'autant mieux sa sagesse ou sa

vertu qu'il s'y fiera moins, et son bonheur qu'il s'en assurera moins.

43. La délicatesse est tout à fait digne des hommes: elle n'est produite que par les bonnes qualités de l'esprit et du cœur. On se sait bon gré d'en avoir; on tâche d'en acquérir quand on n'en a pas. Cependant, la délicatesse diminue le nombre des plaisirs, et on n'en a point trop. Elle est cause qu'on les sent moins vivement, et d'eux-mêmes ils ne sont point trop vifs.

44. La simplícité ne plaît point par ellemême : elle ne fait qu'épargner de la peine à l'esprit. La diversité, au contraire, par elle-même est agréable; l'esprit aime à changer d'action et d'objet; une chose ne plaît point précisément par être simple, et elle ne plaît point davantage à proportion qu'elle est plus simple; mais elle plaît par être diversifiée, sans cesser d'être simple; plus elle est diversifiée, sans cesser d'être simple, plus elle plaît. En effet, de deux spectacles dont ni l'un ni l'autre ne fatigue l'esprit, celui qui l'occupe le plus lui doit être le plus agréable. On n'admire point la nature de ce qu'elle n'a composé tous les visages que d'un nez, d'une bouche, de deux yeux mais on l'admire de ce qu'en les composant tous de ces mêmes parties, elle les a faits fort différents. Voilà la simplicité et la diversité qui plaisent par leur union. L'une est peu digne d'être considérée, mais du moins aisée à considérer: son plus grand mal est d'être insipide. L'autre est piquante, digne d'attention, mais d'une étendue infinie, et qui égare trop l'esprit. Ainsi il arrive, quand elles s'unissent, que la simplicité donne de justes bornes à la diversité et que la diversité prête des agréments à la simplicité.

45. Les esprits originaux ont un sentiment naturel de leurs forces qui les rend entreprenants, même sans qu'ils s'en aperçoivent.

46. Pour les recherches laborieuses, pour la solidité du raisonnement, pour la force, pour la profondeur, il ne faut que des hommes. Pour une élégance naive, pour une simplicité fine et piquante, pour le sentiment délicat des convenances, pour une certaine fleur d'esprit, il faut des hommes. polis par le commerce des femmes. Il y en a en France plus que partout ailleurs, grâce à la forme de notre société; et de là nous viennent des avantages dont les autres nations tâcheront inutilement, ou de rabaisser, ou de dissimuler le prix.

47. La plupart des gens de guerre font leur métier avec beaucoup de courage: il en est peu qui y pensent. Leurs bras agissent aussi vigoureusement que l'on veut : leur tête se repose et ne prend presque part

à rien.

48. Quel est ce mouvement impétueux de notre âme, qui s'irrite contre les maux qu'elle endure, et qui s'agite comme pour en secouer le joug? Pourquoi tâcher à les repousser loin de nous par des efforts violents dont nous sentons en même temps

l'impuissance? Pourquoi prendre à partie, ou des astres qui n'ont en aucune sorte contribué à nos malheurs, ou une fortune, ou des destins qui n'ont point d'être hors de notre imagination? Que veulent dire ces plaintes adressées à mille objets dont elles ne peuvent être écoutées? Que veut dire cette espèce de fureur où nous entrons contre nous-mêmes, moins fondée encore que tous ces autres emportements? Soulageonsnous nos maux, ou les redoublons-nous? Malheureux, si nous n'avons que des moyens si faux et si peu raisonnables pour les soulager; insensés, si nous les redoublons. Mais quel sujet d'en douter? il n'est que trop sûr que nous les redoublons. Cet effort que nous faisons pour arracher le trait qui nous blesse l'enfonce encore davantage. L'âme se déchire elle-même par cette nouvelle agitation, et le mouvement extraordinaire où elle se met, excitant sa sensibilité, donne plus de prise sur elle à la douleur qui la tourmente. Tel a été l'art de la bonté de Dieu que dans les punitions mêmes que sa colère nous envoie, elle a trouvé moyen de nous y ménager une source d'un bonheur infini. Recevons avec soumission sincère de si justes punitions, et elles deviendront aussitôt des sujets de récompense. Nous n'aurons pas seulement effacé nos crimes, nous aurons acquis un droit à la souveraine félicité. Aveuglement de la nature, lumières célestes de la religion, que vous êtes contraires! La nature, par ses mouvements désordonnés, augmente nos douleurs, et la religion les met pour ainsi dire à profit par la patience qu'elle nous inspire. Si nous en croyons l'une, nous ajoutons à des maux nécessaires un mal volontaire; et si nous suivons les instructions de l'autre, nous tirons de ces maux nécessaires le plus grand de tous les biens.

49. Le médecin, éternellement obligé de conjecturer sur des matières très-douteuses, l'est aussi d'appuyer ses conjectures par des raisonnements assez solides, ou qui du moins rassurent et flattent l'imagination effrayée. Il doit souvent parler sans autre but que de parler; car il a le malheur de ne traiter avec les hommes que dans le temps précisément où ils sont plus faibles et plus enfants que jamais. Cette puérilité de la maladie règne principalement dans le grand monde, et surtout dans une moitié de ce grand monde qui occupe plus les médecins, qui sait mieux les mettre à la mode, et qui a souvent plus besoin d'être amusée que guérie. Un médecin peut agir plus raisonnablement avec le peuple; mais en général, s'il n'a pas le don de la parole, il faut qu'il ait en récompense celui des miracles.

50. Il n'est pas surprenant que les effets de la nature donnent bien de la peine aux philosophes; les principes en sont si cachés, que la raison humaine ne peut presque sans témérité songer à les découvrir.

51. La beauté du jour est comme une beaute blonde qui a plus de brillant; mais la beauté

de la nuit est une beauté brune qui est plus piquante. Il semble pendant la nuit que tout soit en repos. On s'imagine que les étoiles marchent avec plus de silence que le soleil; les objets que le ciel présente sont plus doux, la vue s'y arrête plus aisément; enfin on rêve mieux, parce qu'on se flatte d'être alors dans toute la nature la seule personne Occupée à rêver. Peut-être aussi que le spectacle du jour est trop uniforme: ce n'est qu'un soleil et une voûte bleue; mais il se peut que la vue de toutes ces étoiles, semées confusément et disposées au hasard en mille figures différentes, favorise la rêverie et un certain désordre de pensées où l'on ne tombe point sans plaisir.

52. Les plaisirs ne sont pas assez solides pour souffrir qu'on les approfondisse: il ne faut que les effleurer. Ils ressemblent à ces terres marécageuses sur lesquelles on est obligé de courir légèrement sans y arrêter jamais le pied

53. Le plaisir et la douleur, qui sont aeux sentiments différents, ne diffèrent pas beaucoup dans leur cause. Il paraît, par l'exemple du chatouillement, que le mouvement du plaisir poussé un peu trop loin devient douleur, et que le mouvement de la douleur un peu modéré devient plaisir. De là vient encore qu'il y a une tristesse douce et agréable: c'est une douleur affaiblie et diminuée. Le cœur aime naturellement à être remué. Ainsi les objets tristes lui conviennent, et même les objets douloureux, pourvu que quelque chose adoucisse. Il est certain qu'au théâtre la représentation fait presque l'effet de la réalité; mais enfin elle ne le fait pas entièrement: quelque entraîné que l'on soit par la force du spectacle, quelque empire que les sens et l'imagination prennent sur la raison, il reste toujours au fond de l'esprit, je ne sais quelle idée de la fausseté de ce qu'on voit. Cette idée, quoique faible et en: veloppée, suffit pour diminuer la douleur de voir souffrir quelqu'un qu'on aime, et pour réduire cette douleur au degré où elle commence à se changer en plaisir. On pleure les malheurs d'un héros à qui l'on s'est affectionné, et dans le même moment l'on s'en console parce qu'on sait que c'est une fiction; et c'est justement de ce mélange de sentiments que se composent une douleur agréable et des larmes qui font plaisir. De plus, comme cette affliction, qui est causée par l'impression des objets sensibles et extérieurs, est plus forte que la consolation qui ne part que d'une réflexion intérieure, ce sont les effets et les marques de la douleur qui doivent dominer dans ce composé.

54. Le champ de la pensée est sans comparaison plus vaste que celui de la vue: on a tout vu depuis longtemps. Il s'en faut bien que l'on ait encore tout pensé. Cela vient de ce qu'une combinaison nouvelle des pensées connues est une pensée nouvelle, et frappe plus, comme nouvelle, que ne fera une pareille combinaison, si elle est possible, d'objets familiers aux yeux. Je dis si elle est possible; car il ne me le paraît guère de

mettre dans la description d'une tempête, d'un printemps, etc., quelque objet qui ne s'y soit montré bien des fois.

55. Les philosophes anciens étaient plus poëtes que philosophes : ils raisonnaient peu, et enseignaient avec une entière liberté tout ce qu'ils voulaient.

56. Une nation qui aurait pris sur les autres une certaine supériorité dans les sciences s'apercevrait bientôt que cette gloire ne serait pas stérile, et qu'il lui en reviendrait des avantages aussi réels que d'une marchandise nécessaire et précieuse dont elle ferait seule le commerce.

57. Tout ce qui nous élève à des réflexions qui, quoique purement spéculatives, sont grandes et nobles, est d'une utilité qu'on peut appeler spirituelle et philosophique. L'esprit a ses besoins, peut-être aussi étendus que ceux du corps: il veut tout savoir; tout ce qui peut être connu lui est nécessaire; et rien ne marque mieux combien il est destiné à la vérité.

58. L'histoire ne fournit pas dans toute son étendue des exemples de vertu, ni des règles de conduite. Hors de là, ce n'est qu'un spectacle de révolutions perpétuelles dans les affaires humaines, de naissances et de chutes d'empires, de mœurs, de coutumes, d'opinions, qui se succèdent incessamment, enfin de tout ce mouvement rapide, quoique insensible, qui emporte tout et change continuellement la face de la terre.

59. Jamais la raison humaine n'a fait éclater tant d'orgueil et n'a laissé voir tant d'impuissance que dans la secte des stoïciens. Jusqu'où vous égarez-vous, faibles esprits des hommes, quand vous êtes abandonnés à

vous-mêmes !

60. Vous vous imaginez que l'esprit humain ne cherche que le vrai? Détrompezvous. L'esprit humain et le faux sympathisent extrêmement. Si vous avez la vérité à dire, vous ferez très-bien de l'envelopper dans des fables, elle en plaira beaucoup plus. Si vous voulez des fables, elles pourront bien plaire sans contenir aucune vérité. Ainsi le vrai a besoin d'emprunter la figure du faux pour être agréablement reçu dans l'esprit humain; mais le faux y entre bien sous sa propre figure, car c'est le lieu de sa naissance et de sa demeure ordinaire, et le vrai y est étranger.

61. Plusieurs vérités séparées, dès qu'elles sont en assez grand nombre, offrent si vivement à l'esprit leur rapport et leur mutuelle dépendance, qu'il semble qu'après avoir été détachées par une espèce de violence les unes d'avec les autres elles cherchent naturellement à se réunir.

62. Découvrir des vérités et en découvrir les sources, ce sont deux choses qui peuvent paraître inséparables, et qui cependant sont souvent séparées, tant la nature a été avare de connaissances à cet égard!

63. Le bonheur d'être vertueux peut quelquefois venir de la nature; mais le mérite de l'être ne peut jamais venir que de la rai

son.

64. Le vrai et le vraisemblable sont assez différents. Le vrai est tout ce qui est; le vraisemblable est ce que nous jugeons qui peut être, et nous n'en jugeons que par certaines idées qui résultent de nos expériences ordinaires. Ainsi le vrai a infiniment plus d'étendue que le vraisemblable, puisque le vraisemblable n'est qu'une petite portion du vrai, conforme à la plupart de nos expériences. Le vrai n'a pas besoin de preuves: il suffit qu'il soit et qu'il se montre. Le vraisemblable en a besoin: il faut, pour être reçu, qu'il se rapporte à nos idées communes. Incertains que nous sommes, et avec beaucoup de raison, sur l'infinie possibilité des choses, nous n'admettons possibles que celles qui ressemblent à ce que nous voyons souvent. Tout ce que verrait notre contemplateur serait vrai, et par là suffisamment prouvé, quelque extraordinaire qu'il fût; mais au théâtre, où tout est feint, il faut nécessairement que le vraisemblable prenne la place du vrai.

65. La nature produit dans tous les siècles des hommes propres à être de grands hommes; mais les siècles ne leur permettent pas toujours d'exercer leurs talents.

66. Les hommes qui ont un peu plus de génie que les autres, sont naturellement portés à rechercher la cause de ce qu'ils

voient.

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Ne vous fiez jamais à la fortune. Tous les avantages que la faveur vous accorde, ses richesses, ses honneurs, sa gloire, placezles de manière qu'elle puisse les reprendre sans vous ébranler, et laissez toujours entre eux et vous un grand intervalle. (SENEQUE.)

Un homme a-t-il acquis des biens en peu de temps, il passe dans la foule pour un sage dont la vie est réglée par de prudents efforts. Mais ces choses ne dépendent point des hommes. Dieu les dispense, lui qui tantôt élève l'un, tantôt abaisse l'autre sous le niveau de sa main. (PINDARE.)

Il faut plus de puissance pour maîtriser la fortune que pour maîtriser les rois; l'homme vertueux est donc le plus grand (VARRON.)

des rois.

1. La fortune tient lieu de vertu à quelques-uns; et il y a des gens auxquels elle tient lieu de tout, de noblesse, d'esprit, de probité et de bonne mine. Tout leur mérite pour parvenir aux dignités, pour gagner la faveur des princes, c'est d'être heureux.

2. Une grande fortune court de grands risques. (TACITE.) Quelque mauvais traitement que nous fasse la fortune, on ne la sent jamais si cruelle que lorsqu'elle nous a été favorable.

(ВОВСЕ.)

1. Comme la fortune ne voit pas le mérite.

elle donne la palme au charlatan et couvre l'habileté de confusion.

2. Quelques hommes suivent la fortune, d'autres la mènent. (BACON.)

1. La fortune n'est pas seulement inconstante comme la femme, mais encore folle comme la jeunesse.

2. La fortune rogue sur la durée ce qu'elle prodigue en faveur.

3. D'ordinaire la fortune ravale la supériorité de l'emploi par l'infériorité des mérites.

4. N'attends pas que la fortune te tourne le dos. (Balthasar GRACIAN.) Chacun doit agir selon toute l'étendue de ses forces et, comme dit Véga, se mettre de bel air à la porte de la fortune. (VITRIAN.)

1. La fortune distribue aveuglément et selon son caprice les rôles que chacun joue sur le grand théâtre du monde, ce qui est cause qu'il y a de si méchants acteurs, parce qu'il est très-rare que les hommes y fassent les personnages qui leur conviennent; ou, pour parler plus chrétiennement, cette fortune n'est autre chose que la providence de Dieu, qui souffre ce déréglement pour des raisons qui nous sont inconnues. 2. La fortune ne paraît jamais si aveugle qu'à ceux à qui elle ne fait pas de bien.

3. La fortune corrige de plusieurs défauts que la raison ne saurait corriger.

4. Il faudrait pouvoir répondre de sa fortune pour pouvoir répondre de ce qu'on fera. (LA ROCHEFOUCAULD.)

1. Les grands seigneurs devraient plutôt régler leur dépense sur leur fortune que sur leur condition.

2. Il est plus difficile de recevoir les faveurs de la fortune sans s'enorgueillir qu'il ne l'est de souffrir ses disgrâces sans se laisser abattre.

bonheur, et qui est la cause ordinaire des 3. Le mauvais usage que l'on fait de son disgrâces, ne vient que de ce que la plupart des hommes ne sont élevés que par la fortune, et non par le mérite.

(DE VERNAGE.) sante envers les nouveaux venus. La fortune est toujours civile et cares

(AMELOT DE LA HOUSSAYE.) 1. Il ne manque à la fortune de bien des riches que la modération.

2. Il n'y a rien qui se soutienne plus dont on ne voie plus tôt la fin que d'une longtemps qu'une médiocre fortune; rien grande. (LA BRUYÈRE.)

Il n'y a rien dans le monde qui n'ait son moment décisif, et ie chef-d'œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. (Le cardinal DE Retz.)

Les fortunes promptes en tout genre sont les moins solides, parce qu'il est rare qu'elles soient l'ouvrage du mérite. Les fruits mûrs, mais laborieux de la prudence sont toujours tardifs. (VAUVENARGUES.)

Il est, dans les affaires des hommes, une marée qui, prise à son heure, les conduit à la fortune s'ils manquent ce moment,

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