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trouve plus de bergers que d'artisans et de laboureurs. L'élève du bétail, l'industrie du laitage, la chasse, la pêche, sont les ressources naturelles de ces pittoresques et sévères régions. Elles ne peuvent être habitées que par des populations robustes, contentes de peu, aux mœurs simples et rudes, où chacun doit savoir se suffire à lui-même et au besoin ne compter que sur soi.

Incessamment aux prises avec la nature, de laquelle ils ont tout à attendre et tout à craindre, les habitants de ces lieux retirés contractent dans cette lutte une sorte d'amour jaloux pour tous les biens qu'ils ont sans cesse à défendre. Ce qu'ils ont arraché aux inondations, aux avalanches, aux orages, aux abîmes, en risquant audacieusement leur vie, ils n'entendent pas le voir menacé ou amoindri par les empiétements d'un voisin ou par les exigences d'un maître. S'il le faut, ils feront aux hommes la guerre qu'ils livrent aux éléments. Dans ce combat contre la nature, ils sentent que, d'un côté, tout dépend de leurs efforts et de leur persévérance, ce qui les rend confiants en eux-mêmes, et que, de l'autre, tout dépend d'une volonté supérieure et divine, ce qui les rend patients et religieux.

Si la vie à l'air libre dans les alpages et dans les campagnes fortifie leur corps, l'uniformité de leurs habitudes donne à leur caractère une sorte de sérénité morale qui conserve et transmet de génération en génération des sentiments et des goûts dont la durée fait la puissance. La simplicité et le peu de variété de leur genre de vie favorisent chez eux l'esprit d'égalité, comme le petit nombre des idées mises en circulation les préserve, ou les prive, plus longtemps qu'ailleurs de l'amour des innovations.

Longtemps réduits, pour tout moyen de communication

avec le monde, à des sentiers de montagne ou à la difficile navigation d'un lac orageux, cette sorte de reclusion les a tout naturellement rapprochés les uns des autres. De là cet esprit d'association et de mutuelle assistance qu'ils possèdent à un haut degré, en même temps que l'isolement individuel, résultat naturel de la vie pastorale, développe chez chacun d'eux une courageuse indépendance. C'est ainsi que, par la configuration du sol, comme par les mœurs des habitants, ces petites vallées semblent avoir été providentiellement destinées à devenir, au centre de l'Europe, le berceau et l'une des forteresses de la liberté.

Il s'agit de montrer comment l'histoire a donné raison à la nature des choses, comment ce qu'on pouvait prévoir s'est réalisé. Il s'agit de faire assister le lecteur à la naissance de ces rustiques peuplades, de raconter leurs modestes destinées, de retracer leurs lents, mais constants progrès vers la conquête de la liberté, et demontrer comment, après l'avoir chacun isolément acquise, ils se jurèrent de vivre et de mourir ensemble pour la conserver. Il s'agit de les conduire ainsi jusqu'au jour où, pour défendre leurs foyers et leur indépendance, ils livrèrent à d'ambitieux et puissants adversaires une première bataille, qui, devenant contre toute espérance leur première victoire, couronna pour eux les efforts d'un long passé et ouvrit devant leur libre confédération, les perspectives d'un avenir, auquel, dans la naïveté, faut-il dire, ou sous l'inspiration prophétique de leur patriotisme, ils semblèrent attribuer, dès l'origine, une perpétuité indéfinie, en proclamant que leur pacte d'alliance était « éternel.»

Mais en écrivant cette histoire, on voudrait ne rien dire qui ne fût assis sur la base solide de faits avérés; on vou

drait ne point en laisser fléchir les contours au gré d'opinions traditionnelles ou de systèmes préconçus; on voudrait n'en dissimuler ni les lacunes, ni les obscurités, ni les incertitudes, au risque de sacrifier l'intérêt du récit à sa fidélité. De nombreux travaux ont répandu, depuis plus de trente ans, sur les premiers temps des annales helvétiques, une lumière nouvelle et aussi complète que l'insuffisance des sources permet de l'espérer1. Ces travaux, écrits du reste à des points très-divers, ont servi de fondement à celui qui va suivre, et que l'on n'a pas entrepris sans avoir également consulté tous les documents de première main, qui font autorité pour l'histoire authentique des origines de la Confédération suisse. Malheureusement, il faut le répéter, la regrettable insuffisance des témoignages dignes de foi condamne cette histoire à rester sobre, si elle veut être exacte, imparfaite, si elle veut être vraie.

Ceci soit dit d'avance pour prévenir toute illusion et, s'il est possible, tout mécompte.

PREMIÈRE ÉPOQUE

LE TERRITOIRE ET LA POPULATION

I

LES HELVETES ET LES ROMAINS

C'est dans l'étroit espace dont les hauts glaciers du Titlis, du Tödi et des Clarides, les gigantesques dentelures des rochers du Pilate, les croupes verdoyantes du Righi et les pyramides des Mythen circonscrivent l'enceinte, qu'est née la Confédération suisse, le plus vieil État libre du monde moderne. Le noyau primitif, autour duquel s'est formé, par des accroissements successifs, ce cristal à vingt-deux facettes, ne comprenait pas même en entier le territoire actuel des trois cantons qui, sous le nom d'Uri, de Schwyz et d'Unterwalden, figurent les premiers dans les annales des ligues helvétiques. Uri ne dépassait pas la muraille de rochers qui, ne laissant d'issue à la Reuss que par la gorge longtemps infranchissable des Schöllenen, ferme l'accès de la vallée d'Urseren. Schwyz ne s'étendait pas au delà du lac de Lowerz à l'ouest, du Pragel à l'orient et de l'Etzel au nord; Arth, Kussnacht, Gersau, Einsiedeln, la

Marche n'en faisaient point partie; et, du pays libre d'Unterwalden, il faut retrancher la vallée où fut fondé le monastère d'Engelberg.

Mais, si, dans l'histoire politique de la Confédération, ces contrées sauvages et reculées apparaissent comme les premières en date, il n'en est pas de même dans l'histoire générale du territoire qui devait un jour s'appeler la Suisse. Ici, au contraire, les cantons primitifs sont les derniers venus; car tout concourt à prouver qu'ils n'ont été peuplés que longtemps après le reste du pays. On n'a, en effet, constaté sur leur sol aucun indice qui révélât l'existence d'une population indigène, antérieurement à l'occupation de l'Helvétie par les Romains, et l'on n'y a pas trouvé davantage ces vestiges irrécusables qui attestent partout où il s'est établi la présence du peuple-roi.

Aucune des constructions sur pilotis découvertes depuis quelques années dans la plupart des lacs de la Suisse n'est venue démontrer, sur les bords de celui des Quatre-Cantons, ou des petits lacs de Schwyz et d'Unterwalden, l'existence de ces tribus primitives qui, à en juger par la nature des débris que recèlent encore les stations qu'elles occupèrent, paraissent avoir tenu le plus bas degré dans l'échelle de la civilisation. Les peuplades celtiques, dont l'histoire nous parle comme habitant l'Helvétie avant l'invasion romaine, et dont on retrouve les vestiges sur d'autres points du territoire suisse, n'ont ici laissé nulle trace de leur passage. Les monuments qui conservent le souvenir de la domination romaine, et qui sont nombreux en d'autres lieux de l'espace compris entre les Alpes, le Rhin et le Jura, font absolument défaut sur le territoire des petits cantons. Un seul enfouissement monétaire d'une certaine importance et

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