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sein duquel les futurs « petits cantons » étaient alors absorbés. Quand l'histoire commence à s'occuper d'eux, au lieu de les trouver en possession d'une existence indépendante et d'une autonomie immémoriale, elle les surprend, au contraire, dans une condition politique et sociale toute semblable à celle des territoires dont ils étaient entourés.

Malheureusement, la rareté des documents historiques dignes de foi rend l'étude de cette première période de leurs annales singulièrement imparfaite. Jusqu'au treizième siècle, la route n'est éclairée que de lueurs intermittentes, et c'est comme à tâtons que l'on s'avance, si, du moins, au lieu de prendre la fantaisie pour guide, on s'en tient aux témoignages des documents contemporains qui seuls méritent de trouver créance auprès d'esprits sérieux. A l'excessive parcimonie des informations succèdent, dans le treizième siècle, des sources de renseignements un peu plus abondantes, qui dispensent une lumière fort incomplète encore, mais dont les rayons éclairent pourtant d'un jour plus vif et plus sûr l'époque où furent véritablement semés les germes de l'affranchissement politique, dont la victoire du Morgarten fut l'épanouissement.

Ces sources, toutefois, ne nous révèlent que des aspects très-généraux de la situation, et elles ne valent que par les déductions qu'on en tire; elles ne fournissent aucun de ces traits individuels, elles ne nous font connaître aucune de ces figures, qui animent les récits de l'histoire et en rehaussent l'intérêt. Dans la suite de notre exposition, comme nous avons dû nous y résigner jusqu'ici, les personnages que nous aurons à mettre en scène seront donc surtout des populations, et presque jamais des individus.

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Nous avons vu que c'est vers le milieu du huitième siècle, que l'on peut fixer l'origine probable de l'installation sur le sol des Waldstätten d'une population sédentaire. Mais nous avons constaté que ce n'est qu'un siècle plus tard qu'apparaissent, pour la première fois, les noms géographiques qui en attestent réellement l'existence. Jusque-là nous ne pouvions obtenir, dans notre enquête sur les destinées des petites peuplades qui se sont établies en ces lieux reculés, que des résultats négatifs, puisqu'un pays n'a point d'histoire quand il n'a pas d'habitants. Mais, si les documents historiques que nous possédons nous permettent de fixer, à la dernière date dont nous venons de parler, le début des annales de la vallée d'Uri, ils sont de peu de valeur pour éclairer les destinées de la vallée d'Unterwalden, et ils ont moins d'importance encore pour celles de Schwyz, dont le

nom n'apparaît pour la première fois, et encore de la manière la plus insignifiante, que cent vingt ans plus tard.

C'est donc Uri qui, dans l'ordre chronologique, se présente le premier sur la scène de l'histoire, non toutefois pour y jouer un grand rôle, mais comme servant d'appoint aux largesses d'un prince. En 853, le roi Louis le Germanique, petit-fils de Charlemagne, voulant donner une marque

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de sa royale faveur au monastère de femmes qui existait << dans le bourg de Zurich, là où reposent les corps de saint Félix et de sainte Régula, martyrs de Christ, » et dont sa fille, la princesse Hildegarde, était abbesse, lui fait donation de son domaine « situé au dit Zurich, dans le duché d'Alémanie, dans le comté (pagus) de la Thur ou Thurgau, avec toutes ses appartenances et dépendances. » C'est dans celles-ci que se trouve compris le district ou «< petit canton » d'Uri (pagellus Uroniæ), avec les églises, les maisons, les serfs des deux sexes, les terres de toutes espèces, les impôts et redevances, en un mot, « tout ce qui, dit le monarque, nous appartient, ou paraît maintenant appartenir à notre usage (ad opus nostrum pertinere videtur). » Cette donation n'était cependant pas tellement absolue, qu'elle dépouillât le souverain du droit de disposer au besoin, selon son gré, des biens qui avaient été concédés au monastère, comme le fit effectivement Louis le Germanique lui-même.

Le roi ajoute dans son diplôme « que sa très-chère fille Hildegarde doit donner tous ses soins à améliorer et à accroître les propriétés qui lui sont remises. » Il ordonne enfin << que nul juge public, ni comte, ni aucun fonctionnaire quelconque, ne s'arrogent dans les lieux susnommés, et au sujet d'aucune des choses qui s'y rapportent, la moindre

juridiction sur les hommes, tant libres que serfs, qui y habitent, et qu'ils s'abstiennent-d'exiger d'eux des cautions, des tributs, ou des amendes, et d'exercer contre eux quelque violence, attendu qu'en ces lieux tout doit demeurer à perpétuité sous la protection royale et l'administration des avoués qui y sont établis1. >>

L'abbaye impériale, dont cet acte de munificence forme la charte de fondation, a disparu depuis plus de trois siè cles, tandis que le petit territoire, dont il lui était fait cadeau, a dû à cette libéralité même l'origine d'une indépendance qui dure encore.

Le document que nous venons de citer plaçait, en effet, ceux des gens de la vallée d'Uri qui relevaient de l'abbaye de Zurich dans une situation privilégiée, dont le bénéfice devait peu à peu s'étendre aux habitants de toute condition qui vivaient là à côté d'eux. La suite de cette histoire démontre effectivement qu'en donnant aux religieuses de St-Félix et Ste-Regula « le petit canton d'Uri, » Louis le Germanique ne lui avait transmis que les biens, les redevances et les individus appartenant au domaine royal. Il existait dans la vallée d'autres terres, d'autres propriétés, d'autres personnes, que celles dont les lois carolingiennes attribuaient au roi la légitime possession. Autrement, comment le diplôme de fondation aurait-il engagé l'abbesse à agrandir les terres mêmes qui lui étaient concédées (loca ipsa augmentando provehat)? Mais il est permis de penser, et la succession des faits le démontre également, que la portion de territoire octroyée à l'abbaye de Zurich formait la partie principale du pays d'Uri. Dès lors, le régime auquel elle était soumise devait tendre tout naturellement à s'établir dans le reste de la contrée. Or ce

régime, nous l'avons dit, était un régime de privilége, seule origine alors possible d'un régime de liberté.

Tandis que les populations soumises au droit commun, dans l'empire germanique, étaient astreintes envers les fonctionnaires publics à des obligations, que l'esprit d'usurpation de ces derniers rendit toujours plus onéreuses, jusqu'au moment où elles se transformèrent, par l'hérédité des charges, en un véritable état de sujétion politique, les ressortissants des couvents royaux jouissaient de prérogatives et d'immunités qui les enlevaient à ce péril et qui leur assuraient, à côté des souverainetés séculières, une existence indépendante.

C'était pour jouir également des bénéfices de cette indépendance que les hommes libres vivant dans les mêmes lieux se décidaient le plus souvent à abdiquer leur liberté personnelle et à devenir les ressortissants et les vassaux du monastère privilégié, en lui faisant hommage de leurs biens, qu'ils recevaient ensuite de lui pour les posséder en précaire. Entre eux et le couvent s'établissaient alors ces rapports mutuels de services et de protection qui formaient, à tous les degrés, l'essence du système féodal. S'ils se plaçaient ainsi dans un état de dépendance personnelle, cette dépendance entraînait pour eux moins d'inconvénients que l'isolement dans la liberté, et, dans tous les cas, les abus de pouvoir étaient bien moins à craindre de la part d'une abbaye, surtout d'une abbaye de femmes, que de la part de seigneurs laïques. Ce qui était vrai pour les tenanciers libres, l'était également pour les serfs attachés à la glèbe. Le servage n'entraînait point, pour les paysans des monastères royaux, les mêmes conséquences que pour les serfs des couvents non privilégiés, ni surtout que pour

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