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paysan, se fait, en l'absence de celui-ci, préparer un bain où il veut la faire entrer avec lui (fantaisie qui s'explique mieux par l'association d'idées qu'éveillait, chez le narrateur, le souvenir des histoires de Bathsèbah et de la chaste Susanne, que par la possibilité pour le hobereau de réaliser son licencieux projet dans une rustique chaumière); mais le libertin est surpris encore seul dans la baignoire par le mari, qui le tue d'un coup de hache, avant que la pudeur de son épouse ait reçu la moindre atteinte. Le Nidwald et la convoitise pour la femme du prochain ainsi défrayés, restent Schwyz et la convoitise de la maison d'autrui:

<< Or, dans le même temps, il y avait à Schwyz un homme qui s'appelait Stoupacher, et il habitait à Steinen de ce côté-ci du pont. Il avait construit une jolie maison de pierre. Alors un Gesler était bailli pour l'Empire. Il vint un jour à passer à cheval, et il appela Stoupacher et il lui demanda à qui appartenait la jolie demeure. » Cette question, où il voit percer l'intention de s'emparer de son bien, jette le trouble dans l'âme de Stoupacher; sa femme s'en aperçoit, et jouant auprès de lui (comme Porcia auprès du second Brutus) le rôle d'une digne épouse, elle lui conseille de faire part de ses inquiétudes à ses amis d'Uri et d'Unterwalden. Stoupacher suit son conseil, et, recherchant des auxiliaires, il rencontre « un des Fürsten d'Uri et celui du Melchthal qui s'était enfui de l'Unterwalden. » Ils s'engagent tous trois par serment; puis ils cherchent et ils réussissent à s'adjoindre (pour compléter le quadrille) un citoyen du Nidwald. Peu à peu leur société grossit, et ayant formé une ligue « afin de se défendre contre les seigneurs, ils se rassemblaient, de nuit et en secret, près du Myten Stein, dans un endroit qui s'appelle au Rüdli. »

C'est ici que le chroniqueur, qui n'a jusque-là parlé d'Uri qu'en passant, lui rend ce qui lui appartient, en introduisant la légende dont la ballade et le récit de Rüss renfermaient le germe, mais à laquelle il donne des proportions et une physionomie très-différentes. Au lieu de s'en tenir au simple fait de l'injonction adressée à Guillaume Tell d'abattre la pomme, il cherche à entourer cet ordre de circonstances qui en expliquent le motif et en complétent les conséquences. Gessler, par une fantaisie de tyran, prescrit, sous peine d'amende, qu'on rende hommage à un chapeau placé sur le haut d'une perche, « sous les tilleuls à Uri. » «Or il y avait un brave homme, qui s'appelait le Thall, lequel s'était aussi engagé par serment avec Stoupacher et ses compagnons, et il passait souvent, de ci, de là, devant la perche, et il ne voulait point la saluer. » (C'est ainsi que les jeunes Hébreux à Babylone, et Mardochée à Suse, refusaient de s'incliner devant l'image de Nabuchodonosor, et la personne d'Aman.) Gessler, informé de cette désobéissance, mande le coupable, qui s'excuse, en disant qu'il l'a fait sans mauvaise intention, et qu'il ne savait pas que le bailli y attachât autant d'importance: « car si j'avais de l'esprit, je m'appellera is autrement, et non pas le Tall (le simple, le benêt). » Mais le malheureux a beau (comme le premier Brutus) jouer l'imbécile, le bailli ne le tiendra pas quitte à si bon marché 24.

Que faut-il penser de ce nom du Thall, Tall, ou Tal, sous lequel seul l'archer d'Uri est désigné par l'auteur de la chronique de Sarnen et qui ne se retrouve dans aucun autre des textes de la légende? Est-ce un sobriquet dérivé du nom de Guillaume Tell, ou bien celui-ci s'est-il, au contraire, formé d'après ce surnom significatif? Car d'admettre

qu'ils ont été imaginés séparément l'un de l'autre, c'est ce que nul ne saurait proposer. Quand nous voyons plus loin que le rocher en saillie, sur lequel s'élance le Thall, est appelé par le chroniqueur, non point la plate-forme de Tell, mais la plate-forme « au Tell » (ze Tellen), comme désignation de lieu, et que l'écrivain n'établit aucun rapport entre le nom de l'archer et cette dénomination locale, il nous semble difficile de ne pas croire que le nom de Thall a dû précéder celui de Guillaume Tell dans la tradition, et que ce n'est pas l'inverse qui a eu lieu. La légende, en effet, ne procède pas de ce qui est particulier à ce qui est général; d'une épithète elle fera un nom propre; mais celui-ci une fois adopté, elle ne le laissera pas s'effacer ou se transformer en un simple surnom attributif.

D'ailleurs, on comprend mieux comment, pour rendre l'archer d'Uri plus intéressant, la tradition a primitivement voulu faire de lui un homme simple et l'a dénommé en conséquence. L'origine du nom de Guillaume Tell semble de même plus facile à expliquer, s'il n'est que la forme concrète et complète du nom personnel substituée à l'épithète de « le Thall. » Ce sobriquet serait devenu le nom principal, et la coïncidence fortuite de la for me Tall qui désignait l'archer et de la forme Tell qui désignait le lieu de son évasion aurait contribué à ce résultat. Quant au prénom de Guillaume (Wilhelm), qui ne se rencontre jamais à cette époque parmi la population des Petits Cantons, il a été très-probablement emprunté à un tireur célèbre dans le moyen âge, William (Guillaume) de Cloudesly, braconnier anglais dont on racontait un trait d'adresse tout semblable à celui qu'on prêtait au Thall. Cette dernière explication, bien qu'elle soit donnée par des hommes fort

compétents, ne peut toutefois valoir, comme la précédente, que ce que vaut une hypothèse; nous n'en connaissons pas de meilleure, mais nous ignorons si c'est la bonne 25.

« Si quid novisti rectius istis,

Candidus imperti; si non, his utere mecum. »

Il faudrait en outre admettre, sans s'arrêter à la date. presque contemporaine de la ballade de Tell et de la chronique d'Obwald, telles que nous les possédons aujourd'hui, il faudrait admettre que, si la première semble, par sa simplicité même, reproduire la légende de l'archer sous sa forme la plus ancienne, d'un autre côté, la seconde a plus fidèlement conservé le nom par lequel il était primitivement désigné. Le manuscrit de Sarnen n'étant que la copie d'un texte antérieur, il n'y aurait pas à s'étonner qu'il eût retenu la forme du sobriquet original, et il n'y aurait pas à s'étonner davantage que celui-ci eût disparu du chant où il a dû se trouver d'abord, pour y faire place au nom plus précis de Guillaume Tell, après que celui-ci se fut introduit dans la légende. Ces substitutions ne sont pas rares dans les œuvres de la poésie populaire, où se reflète la mobilité de la tradition; mais il est toujours difficile d'en donner une démonstration évidente et incontestable. Nous ne prétendons point revendiquer ce double caractère pour l'explication que nous venons de proposer, et nous n'y prétendons pas davantage pour la plupart de celles dans lesquelles nous sommes contraint d'outre-passer les déductions basées sur des faits certains.

Revenons à l'analyse de la chronique de Sarnen. Après la réponse faite par le Thall au bailli, le narrateur anonyme introduit, à peu près sous la même forme que dans

la ballade, l'incident de la pomme et des deux flèches; puis il raconte comment le bailli, irrité de la réponse du Tall, le fait monter dans une barque pour le conduire « dans un endroit où il ne verra ni le soleil ni la lune ; » comment, quand ils furent « devant l'Achsen, » un vent furieux s'éleva; comment l'équipage effrayé sollicite le bailli de faire mettre le Tall au gouvernail; comment, lorsqu'on fut arrivé vers « la plate-forme au Tell » l'archer, prenant ses armes, s'élance sur le rivage et repousse la barque dans les flots. La chronique de Sarnen reproduit ici, comme on le voit, une version à peu près semblable à celle de Melchior Rüss, mais elle diffère ensuite de cette dernière, en ce qu'au lieu de faire immédiatement tuer le bailli par le Tall, elle montre celui-ci traversant les montagnes du pays de Schwyz, « jusqu'à Kussnacht dans le chemin creux, » où il arrive avant le bailli, et où, s'étant embusqué derrière un buisson, il décoche contre le seigneur, quand il vient à passer sur son cheval, une flèche qui le tue. « Après quoi, dit la chronique, il se remit à courir vers Uri, à travers les montagnes. >>

L'épisode du Tall terminé, l'auteur en revient à « la compagnie de Stoupacher, » qui tient ses conciliabules, non plus au Rüdli, mais « au Trenchi, » et qui entreprend de détruire tous les châteaux des seigneurs, d'abord à Uri, - où le bailli avait commencé à bâtir, « au-dessous de Steg sur une colline, une tour qu'il voulait nommer Twing-Uren, » - puis à Swandow, puis à Schwyz, puis à Stanz, où, « grâces à une jeune fille, on s'empara du château de Rötzberg, » et enfin à Sarnen. Mais le château de Sarnen était trop bien fortifié pour qu'on pût s'en saisir par un coup de main. Il fallut avoir recours à une ruse et

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