de troubler la vie de ce qu'il aimait; Saint-Preux ne dépendent jamais d'elles; tout ce qui les envicombattait sa passion : c'est là la vertu des hommes; ronne s'occupe à défendre leur cœur d'imprescelle des femmes est d'en triompher. Non, l'exemple ❘sions sensibles; la vertu, et souvent aussi l'amde Saint-Preux n'est point immoral; mais celui de Julie pouvait l'être. La situation de Julie se rapproche de toutes celles que le cœur fait naître; et le tableau de ses torts pourrait être dangereux, si ses remords et la suite de sa vie n'en détruisaient pas l'effet, si dans ce roman la vertu n'était pas peinte en traits aussi ineffaçables que l'amour. Le tableau d'une passion violente est sans doute dangereux, mais l'indifférence et la légèreté avec laquelle d'autres auteurs ont traité les principes sup- ❘ bord, en lisant les lettres de Saint-Preux, combien aurait-il été utile aux hommes, en excitant l'envie | nôtre; la prière, lorsqu'on attendait la force : posent bien plus de corruption de mœurs, et y contribuent davantage. Julie coupable insulte moins à la vertu, que celle même qui la conserve sans y mettre de prix, qui n'y manque pas par calcul, et l'observe sans l'aimer. Si l'indulgence était réservée à l'excès de la passion, l'exercerait-on souvent? faudrait-il désespérer du cœur qui l'aurait éprouvée? Non, son âme égarée pourrait encore retrouver toute son énergie; mais n'attendez rien de celle qui s'est dégoûtée de la vertu, qui s'est corrompue lentement: tout ce qui arrive par degrés est irrémédiable. Peut-être Rousseau s'est-il laissé aller à l'impulsion de son âme et de son talent; il avait le besoin d'exprimer ce qu'il y a de plus violent au monde, la passion et la vertu en constraste et réunies. Mais voyez comme il a respecté l'amour conjugal? Pent-être que, suivant le cours habituel de ses pensées, il a voulu attaquer, par l'exemple des malheurs de Julie et de l'inflexible orgueil de son père, les préjugés et les institutions sociales. Mais comme il révère le lien auquel la nature nous destine! comme il a voulu prouver qu'il est fait pour rendre heureux, qu'il peut suffire au cœur même qui a connu d'autres délices! Qui oserait se refuser à sa morale? Est-il étranger aux passions? méconnaîtil leur empire? n'a-t-il pas acquis le droit de parler aux âmes tendres, et de leur apprendre quels sont les sacrifices qui sont en leur puissance? Qui oserait répondre qu'ils sont impossibles, lorsque Rousseau nous apprend que la plus passionnée des femmes, que Julie en a été capable, qu'elle a pu trouver le bonheur dans l'accomplissement de ses devoirs, et ne s'en est plus écartée jusqu'au dernier moment de sa vie? On se croit dispensé de ressembler aux héroïnes parfaites; on aurait honte de n'avoir pas même les vertus d'une femme coupable. Nos usages retiennent les jeunes filles dans les couvents. Il n'est pas même à craindre que ce roman les éloigne des mariages de convenance. Elles bition de leurs parents, veillent sur elles. Les hommes mêmes, bizarres dans leurs principes, attendent qu'elles soient mariées pour leur parler d'amour. Tout change autour d'elles à cette époque; on ne cherche pas à leur exalter la tête par des sentiments romanesques, mais à leur flétrir le cœur par de froides plaisanteries sur tout ce qu'elles avaient appris à respecter: c'est alors qu'elles doivent lire Héloïse. Elles sentiront d'a ceux qui les environnent sont loin du crime même de les aimer; elles verront ensuite combien le nœud du mariage est sacré; elles apprendront à connaître l'importance de ses devoirs, le bonheur qu'ils peuvent donner, lors même que le sentiment ne leur prête point ses charmes. Qui jamais l'a senti plus profondément que Rousseau? Quelle preuve plus frappante pouvait-il en offrir? S'il eût peint deux amants que la destinée aurait réunis, dont toute la vie serait composée de jours dont un seul suffirait pour embellir un long espace de l'année; qui, faisant ensemble la route de la vie, seraient indifférents sur les pays qu'ils parcourraient; qui adoreraient dans leur enfant une image chérie, un être dans lequel leurs âmes se sont réunies, leurs vies se sont confondues; qui accompliraient tous leurs devoirs comme s'ils cédaient à tous leurs mouvements; pour qui le charme de la vertu se serait joint à l'attrait de l'amour, la volupté du cœur aux charmes de l'innocence: la piété attacherait encore ces deux époux l'un à l'autre; ensemble ils remercieraient l'être suprême. Le bonheur permet-il d'être athée? Il est des bienfaits si grands, qu'ils donnent le besoin de la reconnaissance; il est des bienfaits dont il serait si cruel de ne pas jouir toujours, que le cœur cherche à se reposer sur des espérances sensibles. Ce ne serait plus comme autrefois, par un lien secret, inconnu, qu'ils tiendraient l'un à l'autre; c'est à la face des hommes, c'est devant Dieu qu'ils auraient formé ce nœud que rien ne pourrait plus rompre; leur nom, leurs enfants, leur demeure, tout leur rappellerait leur bonheur; tout leur annoncerait sa durée; chaque instant ferait naître une nouvelle jouissance. Que de détails de bonheur dans une union intime! Ah! si, pour nous faire adorer ce lien respectable, Rousseau nous eût peint une telle union, sa tâche eût été facile; mais est-ce la vertu qu'il eût prêchée? est-ce une leçon qu'il eût donnée? des malheureux, en n'apprenant aux heureux que ce qu'ils savent? Non; c'est un plan plus moral qu'il a suivi. quel spectacle! il suspend l'amour même. Un père qui parle comme un ami, qui émeut à la fois le cœur et la nature, est souverain de l'âme, et peut tout obtenir. Il reste encore à justifier Julie de ne pas avoir avoué sa faute à M. de Wolmar. La révéler avant son mariage, c'était tenter un moyen sûr de le rendre impossible, c'était tromper son père. Après qu'un lien indissoluble l'eut attachée à M. de Wolmar, c'était risquer le bonheur de son époux que de lui faire perdre l'estime qu'il avait pour elle. Je ne sais pas si le sacrifice de sa délicatesse même au repos d'un autre n'est pas digne d'une grande admiration; les vertus qui ne diffèrent pas des vices aux yeux des hommes sont les plus difficiles à exercer. Se confier dans la pureté de ses intentions, s'élever au-dessus de l'opinion, n'est-ce pas là le caractère d'un amour désintéressé pour ce qui est bien? Cependant, comme j'aimerais le mouvement qui porterait à tout avouer! Je le retrouve avec plaisir dans Julie, et j'applaudis à Rousseau, qui a pensé que ce n'était pas assez d'opposer dans la même personne la réflexion au penchant, mais qu'il fallait encore que ce fût une autre, que ce fût Claire qui se chargeât de détourner Julie de découvrir sa faute à M. de Wolmar, afin que Julie conservât tout le charme de l'abandon, et parût plutôt arrêtée que capable de se retenir. Quelle que soit sur ce point l'opinion générale, au moins il est vrai que quand Rousseau se trompe, c'est presque toujours en s'attachant à une idée morale plutôt qu'à une autre: c'est entre les vertus qu'il choisit; et la préférence qu'il donne peut seule être attaquée ou défendue. Il a peint une femme mariée malgré elle, ne tenant à son époux que par l'estime, portant au fond du cœur et le souvenir d'un autre bonheur, et l'amour d'un autre objet; passant sa vie entière, non dans ce tourbillon du monde, qui peut faire oublier et son époux et son amant, qui ne permet à aucune pensée, à aucun sentiment de dominer en nous, éteint toutes les passions, et rétablit le calme par la confusion, et le repos par le tumulte, mais dans une retraite absolue, seule avec M. de Wolmar, à la campagne, près de la nature, et disposée par elle à tous les sentiments du cœur qu'elle inspire ou retrace. C'est dans cette situation que Rousseau nous peint Julie, se faisant par la vertu une félicité à elle; heureuse par le bonheur qu'elle donne à son époux, heureuse par l'éducation qu'elle donne à ses enfants, heureuse par l'effet de son exemple sur ce qui l'entoure, heureuse par les consolations qu'elle trouve dans sa confiance en son Dieu. C'est un autre bonheur sans doute que celui que je viens de peindre; il est plus mélancolique; on peut le goûter et verser encore quelquefois des larmes: mais c'est un bonheur plus fait pour des êtres passagers sur la terre qu'ils habitent; on en jouit, sans le regretter quand on le perd; c'est un bonheur habituel, qu'on possède tout entier, sans que la réflexion ni la crainte lui ôtent rien; un bonheur enfin dans lequel les âmes pieuses trouvent toutes les délices que l'amour promet aux autres: c'est ce sentiment si pur, peint avec tant de charmes, qui rend ce roman moral; c'est ce sentiment qui en eût fait le plus moral de tous, si Julie nous eût offert en tout temps, non, comme disent lesquelles idées sur tous les sujets sont éparses dans Mais comment admirer assez l'éloquence et le talent de Rousseau ? Quel ouvrage que ce roman! ce livre! Il paraît que Rousseau n'avait pas l'imagination qui sait inventer une succession d'événe anciens, le spectacle de la vertu aux prises avec le malheur, mais avec la passion, bien plus terrible encore, et si cette vertu pure et sans tachements nouveaux; mais combien les sentiments et n'eût pas perdu de son charme en ressemblant au repentir. les pensées suppléent à la variété des situations! Ce n'est plus un roman, ce sont des lettres sur des sujets différents; on y découvre celui qui doit faire Émile et le Contrat social : c'est ainsi que les Lettres persanes annoncent l'Esprit des Lois. Plusieurs écrivains célèbres ont mis de même dans leur premier ouvrage le germe de tous les autres. Je sais aussi que l'impression du tableau de la vie domestique de madame de Wolmar pourrait être détruite par le reproche qu'on lui fait d'avoir consenti à se marier: mais malheur à celle qui se croirait le courage de résister à son père! Ses droits, ses volontés peuvent être oubliés loin de ❘ On commence par penser sur tout, on parcourt lui: la passion présente efface tous les souvenirs: mais un père à genoux, plaidant lui-même sa cause; sa puissance, augmentée par sa dépendance volontaire; son malheur, en opposition avec le tous les objets, avant de s'assujettir à un plan, avant de suivre une route: dans la jeunesse les idées viennent en foule: on a peut-être dès lors toutes celles qu'on aura; mais elles sont encore confuses: on les met en ordre ensuite, et leur | tant et directement sur le cœur, qui lutte avec plus nombre augmente aux yeux des autres; on les domine, on les soumet à la raison, et leur puissance devient en effet plus grande. Quelle belle lettre pour et contre le suicide! quel puissant argument de métaphysique et de pensée! Celle qui condamne le suicide est inférieure à celle qui le justifie, soit que l'horreur naturelle et l'instinct de la conscience parlent plus éloquemment contre le suicide que le raisonnement même, soit que Rousseau se sentît né pour être malheureux, et craignît de s'ôter sa dernière ressource en se persuadant lui-même. Quelle lettre sur le duel! comme il a combattu ce préjugé en homme d'honneur! comme il a respecté le courage! comme il a senti qu'il fallait en être enthousiaste pour avoir le droit de le blâmer, et lui parler à genoux pour pouvoir l'arrêter! C'est Julie, je le sais, qui écrit cette lettre; mais si c'est le tort de Rousseau, comme auteur de roman, c'est son mérite comme écrivain penseur, de faire parler toujours Julie comme il eût parlé lui-même. de succès contre elle que les plus importantes réflexions sur l'honneur et la vertu. Mais je trouve quelquefois dans cet ouvrage des idées bizarres en sensibilité, et je crois qu'elles viennent toutes de la tête, car le cœur ne peut plus rien inventer : il peut se servir d'expressions nouvelles; mais tous ses mouvements, pour être vrais, doivent être connus; car c'est par là que tous les hommes se ressemblent. Je ne puis supporter, par exemple, la méthode que Julie met quelquefois dans sa passion ; enfin tout ce qui, dans ses lettres, semble prouver qu'elle est encore maîtresse d'elle-même, et qu'elle prend d'avance la résolution d'être coupable. Quand on renonce aux charmes de la vertu, il faut au moins avoir tous ceux que l'abandon du cœur peut donner. Rousseau s'est trompé, s'il a cru, suivant les règles ordinaires, que Julie paraîtrait plus modeste en se montrant moins passionnée; non: il fallait que l'excès même de cette passion fût son excuse, et ce n'est qu'en peignant la violence de son amour qu'il diminuait l'immoralité de la faute que l'amour lui faisait commettre. Il me reste encore une critique à faire: je me hâte; elles m'importunent. Les plaisanteries de Claire manquent à mes yeux, presque toujours, de goût comme de grâce: il faut, pour atteindre à la perfection de ce genre, avoir acquis à Paris cette espèce d'instinct qui rejette, sans s'en rendre même raison, tout ce que l'examen le plus fin condamnerait. C'est à son propre tribunal qu'on peut juger si un sentiment est vrai, si une pensée est juste; mais il faut avoir une grande habitude de la Je l'avouerai cependant, souvent je n'aime pas à reconnaître Rousseau dans Julie; je voudrais y trouver les idées, mais non le caractère d'un homme. La convenance, la modestie d'une femmé, d'une femme coupable, y manquent dans plusieurs lettres: la pudeur survit encore au crime, quand la passion l'a fait commettre. Il me semble aussi que ses sermons continuels à Saint-Preux sont déplacés: une femme coupable peut aimer la vertu, mais il ne lui est pas permis de la prêcher: c'est avec un sentiment de tristesse et de regret que ce mot doit sortir de sa bouche. Je ne retrancherais | société pour prévoir sûrement l'effet d'une plaisan rien à la morale de Julie, mais je voudrais qu'elle se l'adressât à elle-même, et que le spectacle de son repentir fût le seul moyen qu'elle crût avoir le droit d'employer pour ramener son amant à la vertu. Je ne puis supporter le ton de supériorité qu'elle conserve avec Saint-Preux : une femme est au-dessous de son amant quand il l'a rendue coupable : les charmes de son sexe lui restent, mais ses droits sont perdus; elle peut entraîner, mais elle ne doit plus commander. terie. D'ailleurs Rousseau était l'homme du monde le moins propre à écrire gaiement: tout le frappait profondément. Il attachait les plus grandes pensées aux plus petits événements, les sentiments les plus profonds aux aventures les plus indifférentes; et la gaieté fait le contraire. Habituellement malheureux, celle du caractère lui manquait, et son esprit n'était pas propre à y suppléer: enfin il est tellement fait pour la passion et pour la douleur, que sa gaieté même conserve toujours un caractère de contrainte; on s'aperçoit que c'est avec effort qu'il y est parvenu : il n'en a pas la mesure, parce qu'il n'en a pas le sentiment; et les nuages de la tristesse obscurcissent malgré lui ce qu'il croit des rayons de joie. Ah! qu'il pouvait aisément renoncer à ce genre si peu digne d'admiration! Quelle éloquence! quel talent que le sien pour transmettre et communiquer les plus violents mouvements On a souvent agité s'il était dans la nature que Julie sacrifiât le seul rendez-vous qu'elle croyait pouvoir donner à Saint-Preux, au désir d'obtenir le congé de Claude Anet. Je crois possible qu'un acte de bienfaisance l'emporte dans son cœur sur le bonheur de voir son amant; il peut être dans la nature de ne pas être arrêté par le premier des devoirs, et de céder à la pitié; c'est un mouvement qui tient de la passion, qui agit comme elle à l'ins- | de l'âme ! Des idées de destin, de sort inévitable, de courroux des dieux, diminuent l'intérêt de Phèdre et de tous les amours peints par les anciens: l'héroïsme et la galanterie chevaleresque font le charme de nos romans modernes; mais le sentiment qui naît du libre penchant du cœur, le sentiment à la fois ardent et tendre, délicat et passionné, c'est Rousseau qui, le premier, a cru qu'on pouvait exprimer ses brûlantes agitations; c'est Rousseau qui, le premier, l'a prouvé. Que le lieu de la scène est heureusement choisi! La nature en Suisse est si bien d'accord avec les grandes passions! Comme elle ajoute à l'effet de la touchante scène de la Meillerie ! comme les tableaux que Rousseau en fait sont nouveaux! qu'il laisse loin derrière lui ces idylles de Gessner, ces prairies émaillées de fleurs, ces berceaux entrelacés de roses! Comme l'on sent vivement que le cœur serait plus ému, s'ouvrirait plus à l'amour près de ces rochers qui menacent les cieux, à l'aspect de ce lac immense, au fond de ces forêts, sur le bord de ces torrents rapides, dans ce séjour qui semble sur les confins du chaos, que dans ces lieux enchantés, fades comme les bergers qui les habitent! Enfin il est une lettre moins vantée que les autres, mais que je n'ai pu lire jamais sans un attendrissement inexprimable: c'est celle que Julie écrit à Saint-Preux au moment de mourir: peut-être n'est-elle pas aussi touchante que je le pense; souvent un mot qui répond juste à notre cœur, une situation qui nous retrace ou des souvenirs ou des chimères, nous fait illusion, et nous croyons que l'auteur est la cause de cet effet de son ouvrage : mais Julie apprenant à Saint-Preux qu'elle n'a pu cesser de l'aimer; Julie, que je croyais guérie, me montrant un cœur blessé plus profondément que jamais; ce sentiment de bonheur que la cessation d'un long combat lui donne; cet abandon que la mort autorise et que la mort va terminer; ces mots si sombres et si mélancoliques, adieu pour jamais, adieu, se mêlant aux expressions d'un sentiment créé pour le bonheur de la vie; cette certitude de mourir, qui donne à toutes ses paroles un caractère si solennel et si vrai; cette idée dominante, cet objet qui l'occupe seul au moment où la plupart des hommes concentrent sur eux-mêmes ce qu'il leur reste de pensée; ce calme qu'à l'instant de la mort le malheur donne encore plus sûrement que le courage; chaque mot de cette lettre enfin a rempli mon âme de la plus vive émotion. Ah! qu'on voit avec peine la fin d'une lecture qui nous intéressait comme un événement de notre vie, et qui, sans troubler notre cœur, mettait en mouvement tous nos sentiments et toutes nos pensées! LETTRE III. D'Émile. Je vais maintenant parler de l'ouvrage qui a consacré la gloire de Rousseau, de celui que son nom d'abord nous rappelle, et qui confond l'envie après l'avoir excitée. L'auteur d'Émile s'était fait connaître dans ses premiers écrits : avant même d'avoir élevé ce grand édifice, il en avait montré la puissance; mais l'admiration, sentiment auquel on se plaît à résister, n'aurait peut-être pas été généralement accordée aux autres ouvrages de Rousseau, si, forcé de couronner Émile, il n'avait pas fallu respecter jusqu'aux essais du talent qui sut ainsi se développer à nos yeux. C'est un beau système que celui qui, recevant l'homme des mains de la nature, réunit toutes ses forces pour conserver en lui l'empreinte qu'il a recue d'elle, et l'exposer au monde sans l'effacer. On répète souvent que dans la vie sociale ce système est impossible; mais je ne sais pas pourquoi l'on n'a voulu trouver cette auguste empreinte que dans l'homme sauvage; ce n'est pas le progrès des lumières, ni l'ordre civil, c'est l'erreur et l'injustice qui nous éloignent de la nature. L'homme seul ne peut atteindre à toutes les connaissances des hommes réunis pendant plusieurs siècles; mais le fil d'Ariane conduit depuis les premiers pas jusqu'aux derniers : l'esprit juste et le cœur droit peuvent concevoir toutes les combinaisons nécessaires aux devoirs de cette vie. On croit avoir jugé les idées de Rousseau, quand on a appelé son livre un ouvrage systématique; peut-être les bornes de l'esprit humain ont-elles été assez reculées depuis un siècle, pour qu'on ait l'habitude de respecter les pensées nouvelles; mais ne serait-il pas possible même qu'il vînt un temps où l'on se fût tellement éloigné des sentiments naturels, qu'ils parussent une découverte, et où l'on eût besoin d'un homme de génie pour revenir sur ses pas, et retrouver la route dont les préjugés du monde auraient effacé la trace? C'est ce sublime effort dont Rousseau s'est montré capable. L'homme reçoit trois éducations, celle de la nature, de son précepteur et du monde. Rousseau a voulu confondre les deux premières; il développe les facultés de son élève, comme ses forces physiques, avec le temps, sans ralentir ni hâter sa marche; il sait qu'il doit vivre parmi des hommes qui se sont condamnés à une existence contraire aux idées naturelles; mais comme la loi de la né cessité est la première qu'il lui apprit à respecter, ❘ mandera quand ses maîtres ne pourront plus rien il supportera les institutions sociales comme les accidents de la nature; et le jugement droit, les sentiments simples qu'on lui a inspirés guideront seulement sa conduite et soutiendront son âme. Qu'importe si, sur le théâtre du monde, il est acteur ou témoin? on ne le verra point troubler le spectacle; et si les illusions lui manquent, les plaisirs vrais lui resteront. On se plaint des soins infinis que cette éducation exigerait; sans doute, dans un séjour pestiféré, l'on se défend avec peine de la contagion; mais Émile, enfant, s'élèverait de lui-même dans une ville habitée par des Émiles. D'ailleurs, quand la moitié de la vie serait consacrée à assurer le bonheur de celle d'un autre, y a-t-il beaucoup d'hommes qui dussent regretter cet emploi de leur temps? Enfin, si les femmes, s'élevant au-dessus de leur sort, osaient prétendre à l'éducation des hommes; si elles savaient dire ce qu'ils doivent faire, si elles avaient le sentiment de leurs actions, quelle noble destinée leur serait réservée! sur lui; pouvoir qui n'avilit pas celui qui s'y soumet, et ne donne point à un homme l'habitude d'obéir aux autres hommes! L'enfance, précède la vie; qu'elle en soit le tableau en raccourci : le soir du jour souillé par nos fautes, un maître sévère ne vient pas nous imposer des punitions qui ne naissent point d'elles; mais nos amis s'éloignent, si nous les avons blessés; mais on cesse de nous croire, si nous avons trompé. La seule ruse permise avec les enfants, c'est de les traiter comme des hommes, de faire naître autour d'eux l'expérience, en leur cachant le peu d'importance qu'on attache à leurs premiers torts et le charme de leurs petites grâces, présage de l'empire que d'autres séductions peuvent avoir un jour. Il est un genre d'expérience toutefois qu'on doit retarder le plus possible, c'est la connaissance des vices des hommes; il faut être bien fort pour braver l'exemple et supporter l'injustice. Les enfants ne doivent jamais éprouver les défauts de ceux qui les environnent. Que cette grande et dernière leçon soit réservée pour l'âge où l'on a déjà choisi sa route. La vertu n'est pas, comme la gloire, un but d'émulation; ceux qui prétendent à l'une ne veulent point d'égaux; ceux qui cherchent l'autre ralentissent quelquefois leurs efforts lorsqu'ils Rousseau veut qu'on développe les facultés avant d'apprendre les sciences: en effet, l'enfant dont l'esprit n'est pas au niveau de sa mémoire retiendra ce qu'il n'entend pas, et cette habitude dispose à l'erreur. J'ignore si Rousseau ne retarde pas trop le moment où l'étude doit être permise: ❘ trouvent des compagnons de paresse. Il faut être il ne peut être fixé; les enfants diffèrent entre eux comme les hommes. Quel bon esprit on prépare à celui qui n'adopta jamais que ce qu'il avait compris! Je le sais, la jeunesse efface les erreurs de l'enfance, et perd les siennes à son tour; mais celui qui, suivant son âge, n'aurait jamais cru que la vérité, arriverait à la principale époque de la vie avec un jugement inaltérable; et les idées morales, devenues pour lui comme des propositions de géométrie, s'enchaîneraient dans sa pensée depuis sa naissance jusqu'à sa mort. On ne le préserverait pas des mouvements des passions, mais on le garantirait des excuses qu'elles cherchent: il pourrait être entraîné, mais jamais égaré; et s'il tombait dans le précipice, il s'y verrait au moins, et ses yeux restés ouverts l'aideraient bientôt à s'en retirer lui-même. Que j'aime cette éducation sans ruse et sans despotisme, qui traite l'enfant comme un homme faible, et non comme un être dépendant; qui le force à l'obéissance, non en le faisant plier sous la volonté d'un gouverneur ou d'un père dont il ne connaîtrait pas les droits, et dont il haïrait l'empire, mais sous la nécessité muette mais inflexible; sous la nécessité, éternelle puissance qui le com homme pour apprendre sans danger à connaître les hommes. Il paraissait difficile d'exciter les enfants à l'étude, sans employer les moyens ordinaires de l'éducation, sans manquer au principe qui conserve dans l'enfant la dignité de l'homme, en ne lui apprenant ni à commander ni à obéir. Rousseau s'assure de sa docilité par la dépendance de sa nature; elle l'oblige à un échange de services, premier fondement de toute société. Les connaissances sont nées du besoin des hommes; et depuis que tous les ont acquises, elles sont encore plus utiles à chacun d'eux. On peut amener une circonstance qui en fasse sentir à l'enfant la nécessité, et lui inspire aujourd'hui le désir de cette même science dont hier il eût fallu lui commander l'étude. Mais, dira-t-on, pourquoi ne pas le conduire par la reconnaissance et par la tendresse? Le premier de ces sentiments n'est pas conçu par un enfant; il n'unit point ensemble le présent et le passé: le second doit naître de luimême; mais son action ne développe ni le jugement ni la pensée: elle n'a pas le même empire sur tous ces jeunes cœurs, et ne leur donne point l'idée de la vie, qù des relations de tous genres tirent leurs forces de la raison et de la nécessité. , |