choses communes, à mettre ses opinions en formules et son caractère en révérences. Si vous n'avez pas dans une éducation distinguée une compensation à tous ces sacrifices; si vous ne trouvez pas le naturel dans l'élévation de l'âme, et la candeur dans la connaissance de la vérité; si vous ne respirez pas enfin l'air dans une région plus vaste, vous n'êtes qu'une poupée bien apprise, qui chante toujours sur le mème ton, lors même qu'elle change de paroles; et quand il serait vrai, ce qui ne l'est pas, qu'une femme ainsi disciplinée se soumit plus facilement à l'autorité conjugale, que devient la communication des âmes, si les esprits n'ont pas une sorte d'analogie? et que devrait-on penser d'un époux assez orgueilleusement modeste pour aimer mieux rencontrer dans sa femme une obéissance aveugle qu'une sympathie éclairée? Les plus touchants exemples d'amour conjugal ont été donnés par des femmes dignes de comprendre leurs maris et de partager leur sort, et le mariage n'est dans toute sa beauté que lorsqu'il peut être fondé sur une admiration réciproque. Néanmoins beaucoup d'hommes préfèrent les femmes uniquement consacrées aux soins deleur ménage; et pour plus de sûreté à cet égard, ils ne seraient pas fachés qu'elles fussent incapables de comprendre autre chose : cela dépend des goûts; d'ailleurs, comme le nombre des personnes distinguées est très-petit, ceux qui n'en veulent pas auront toujours assez d'autres choix à faire. Nous n'excluons point, dira-t-on, la culture d'esprit dans les femmes, mais nous voulons que cet esprit ne leur inspire pas le désir d'être auteurs, de se distraire ainsi de leurs devoirs naturels, et d'entrer en rivalité avec les hommes, tandis qu'elles sont faites seulement pour les encourager et les consoler. Je me sentirais, je l'avoue, une considération plus respectueuse encore pour une femme d'un génie élevé qui n'aurait point ambitionné les succès de l'amour-propre, que pour celle qui les rechercherait avec ardeur; mais il ne faut dédaigner que ce qu'on pourrait obtenir. Un homme à Paris se baissait toujours en passant sous la porte Saint-Denis, bien qu'elle fat haute de cent pieds; il en est de même des femmes qui se vantent de craindre la célébrité, sans avoir jamais eu les talents nécessaires pour l'acquérir. Ces talents ont sans doute leurs inconvénients, comme toutes les plus belles choses du monde; mais ces inconvénients mêmes me semblent préférables aux langueurs d'un esprit borné, qui tantôt dénigre ce qu'il ne peut atteindre, ou bien affecte ce qu'il ne saurait sentir. Enfin, en ne considérant que nos rapports avec nous-mêmes, une plus grande intensité de vie est toujours une augmentation de bonheur : la douleur, il est vrai, entre plus avant dans les âmes d'une certaine énergie; mais, à tout prendre, il n'est personne qui ne doive remercier Dieu de lui avoir donné une faculté de plus. se consacrer au travail; et tandis que la plupart des hommes ont besoin de saisir cette première flamme de la jeunesse, pour suppléer à la véritable chaleur, l'âme de Rousseau était consumée par un feu qui le dévora longtemps avant de l'éclairer des idées sans nombre le dominaient tour à tour; il n'en pouvait suivre aucune, parce qu'elles l'entraînaient toutes également. Il appartenait trop aux objets extérieurs pour rentrer en lui-même; il sentait trop pour penser; il ne savait pas vivre et réfléchir à la fois. Rousseau s'est donc voué à la méditation, quand les événements de la vie ont eu moins d'empire sur lui, et lorsque son âme, sans objet de passion, a pu s'enflammer tout entière pour des idées et des sentiments abstraits. Il ne travaillait ni avec rapidité, ni avec facilité; mais c'était parce qu'il lui fallait, pour choisir entre toutes ses pensées, le temps et les efforts que les hommes médiocres emploient à tâcher d'en avoir: d'ailleurs ses sentiments sont si profonds, ses idées si vastes, qu'on souhaite à son génie cette marche auguste et lente. Le débrouillement du chaos, la création du monde, se peint à la pensée comme l'ouvrage d'une longue suite d'années, et la puissance de son auteur n'en paraît que plus imposante. Le premier sujet que Rousseau a traité, c'est la question sur l'utilité des sciences et des arts. L'opinion qu'il a soutenue est certainement paradoxale, mais elle est d'accord avec ses idées habituelles; et tous les ouvrages qu'il a donnés depuis, sont comme le développement du système dont ce discours est le premier germe. On a trouvé dans tous ses écrits la passion de la nature, et la haine pour ce que les hommes y ont ajouté : il semble que, pour s'expliquer le mélange du bien et du mal, il l'avait ainsi distribué. Il voulait ramener les hommes à une sorte d'état dont l'âge d'or de la Fable donne seul l'idée, également éloigné des inconvénients de la barbarie et de ceux de la civilisation. Ce projet sans doute est une chimère; mais les alchimistes, en cherchant la pierre philosophale, ont découvert des secrets vraiment utiles. Rousseau de même, en s'efforçant d'atteindre à la connaissance de la félicité parfaite, a trouvé sur sa route plusieurs vérités importantes. Peut-être, en s'occupant de la question sur l'utilité des sciences et des arts, n'a-t-il pas assez observé tous les côtés de l'objet qu'il traitait; peut-être a-t-il trop souvent lié les arts aux sciences, tandis que les C'est à l'âge de quarante ans que Rousseau effets des uns et des autres diffèrent entièrement. composa son premier ouvrage; il fallait que son Peut-être, en parlant de la décadence des empires, cœur et son esprit fussent calmés pour qu'il pût | suite naturelle des révolutions politiques, a-t-il eu LETTRE PREMIÈRE. Du style de Rousseau, et de ses premiers discours sur les sciences, l'inégalité des conditions, et le danger des spectacles. tort de regarder le progrès des sciences comme | distingués par ses connaissances et son génie ait une cause, tandis que ce n'était qu'un événement contemporain; peut-être n'a-t-il pas assez distingué dans ce discours la félicité des hommes de la prospérité des empires; car quand il serait vrai que l'amour des connaissances eût distrait les peuples guerriers de la passion des armes, le bonheur du genre humain n'y aurait pas perdu. Peut-être enfin, avant de décider cette question, fallait-il mieux balancer les inconvénients et les avantages des deux partis. C'est la seule manière de parvenir à la vérité. Les idées morales ne sont jamais assez précises pour ne pas offrir des ressources à la controverse : le bien et le mal se trouvent partout, et celui qui ne se servirait pas de la faculté de comparer et d'additionner, pour ainsi dire, l'un et l'autre, se tromperait, ou resterait sans cesse dans l'incertitude. C'est à la raison plutôt qu'à l'éloquence qu'il appartient de concilier des opinions contraires. L'esprit montre une puissance plus grande, lorsqu'il sait se retenir, se transporter d'une idée à l'autre; mais il me semble que l'âme n'a toute sa force qu'en s'abandonnant; et je ne connais qu'un homme qui ait su joindre la chaleur à la modération, soutenir avec éloquence des opinions également éloignées de tous les extrêmes, et faire éprouver pour la raison la passion qu'on n'avait jusqu'alors inspirée que pour les systèmes. voulu réduire l'esprit et le cœur humain à un état presque semblable à l'abrutissement; mais c'est qu'il avait senti plus qu'un autre toutes les peines que ces avantages, portés à l'excès, peuvent faire éprouver. C'est peut-être aux dépens du bonheur qu'on obtient ces succès extraordinaires, dus à des talents sublimes. La nature, épuisée par ces superbes dons, refuse souvent aux grands hommes les qualités qui peuvent rendre heureux. Qu'il est cruel de leur accorder avec tant de peine, de leur envier avec tant de fureur cette gloire, seule jouissance qu'il soit peut-être en leur pouvoir de goûter! Mais avec quelle finesse Rousseau suit les progrès des idées des hommes! Comme il inspire de l'admiration pour les premiers pas de l'esprit humain, et de l'étonnement pour le concours de circonstances qui put les lui faire faire! Comme il trace la route de la pensée, compose son histoire, et fait un effort d'imagination intellectuelle, de création abstraite au-dessus de toutes les inventions d'événements et d'images dont les poëtes nous ont donné l'idée! Comme il sait, au milieu de ces systèmes, exagérés peut-être, inspirer de jnstes sentiments de haine pour le vice, et d'amour pour la vertu! Il est vrai, ses idées positives, comme celles de Montesquieu, ne montrent pas à la fois le mal et le remède, le but et les moyens; il ne se charge pas d'apprendre à exécuter sa pensée, mais il agit sur l'âme, et remonte ainsi plus haut à la première source. On a souvent vanté Le second discours de Rousseau traite de l'origine de l'inégalité des conditions: c'est peut-être de tous ses ouvrages celui où il a mis le plus d'idées. C'est un grand effort du génie, que de se reporter aux simples combinaisons de l'instinct | la perfection du style de Rousseau; je ne sais pas si c'est là précisément l'éloge qu'il faut lui donner : la perfection semble consister plus encore dans l'absence de défauts, que dans l'existence de grandes beautés; dans la mesure, que dans l'abandon; dans ce qu'on est toujours, que dans ce qu'on se montre quelquefois; enfin la perfection donne l'idée de la proportion plutôt que de la grandeur. Mais Rousseau s'élève et s'abaisse tour à tour; il est tantôt au-dessous, tantôt au-dessus de la perfection même; il rassemble toute sa chaleur dans un centre, et réunit, pour brûler, tous les rayons qui n'eussent fait qu'éclairer s'ils étaient restés épars. Cependant Rousseau joignant à la chaleur et au génie ce qu'on appelle précisément de l'esprit, cette faculté de saisir des rapports fins et éloignés, qui, sans reculer les bornes de la pensée, trace de nouvelles routes dans les pays qu'elle a déjà parcourus, il remplit souvent par des pensées ingénieuses les intervalles de son éloquence, et re naturel. Les hommes ordinaires ne conçoivent pas ce qui est au-dessus ni au-dessous d'eux; ils restent fixés à leur horizon. On voit à chaque page combien Rousseau regrette la vie sauvage : il avait son genre de misanthropie; ce n'étaient pas les hommes, mais leurs institutions qu'il haïssait: il voulait prouver que tout était bien en sortant des mains du Créateur; mais peut-être devait-il avouer que cette ardeur de connaître et de savoir était | aussi un sentiment naturel, don du ciel, comme toutes les autres facultés des hommes; moyens de bonheur, lorsqu'elles sont exercées; tourment, quand elles sont condamnées au repos. C'est en vain qu'après avoir tout connu, tout senti, tout éprouvé, il s'écrie : « N'allez pas plus avant; je « reviens, et je n'ai rien vu qui valût la peine du << voyage. » Chaque homme veut être à son tour détrompé, et jamais les désirs ne furent calmés par l'expérience des autres. Il est remarquable qu'un des hommes les plus sensibles et les plus | tient ainsi toujours l'attention et l'intérêt des lecteurs. Une grande propriété de termes, une simplicité remarquable dans la construction grammaticale de sa phrase, donnent à son style une clarté parfaite: son expression rend fidèlement sa pensée; mais le charme de son expression, c'est à son âme qu'il le doit. M. de Buffon colore son style par son imagination; Rousseau l'anime par son caractère : l'un choisit les expressions, elles échappent à l'autre. L'éloquence de M. de Buffon ne peut appartenir qu'à un homme de génie; la passion pourrait élever à celle de Rousseau. Mais quel plus bel éloge peut-on lui donner, que de lui trouver, presque toujours et sur tant de sujets, la chaleur que le transport de l'amour, de la haine, ou d'autres passions, peuvent inspirer une fois naître, toute l'élévation, la chaleur qu'il doit exciter. C'est dans cet ouvrage qu'il établit son opinion sur les avantages qui doivent résulter pour les hommes et les femmes de ne pas se voir souvent en société. Sans doute, dans une république, cet usage est préférable: l'amour de la patrie est un mobile si puissant, qu'il rend les hommes indifférents même à ce que nous appelons la gloire; mais dans les pays où le pouvoir de l'opinion affranchit seul de la puissance du maître, les applaudissements et les suffrages des femmes deviennent un motif de plus d'émulation dont il est important de conserver l'influence. Dans les républiques, il faut que les hommes gardent jusqu'à leurs défauts mêmes; leur âpreté, leur rudesse for dans la vie à celui qui les ressent? Son style n'est ❘tifient en eux la passion de la liberté. Mais ces pas continuellement harmonieux ; mais lorsque son âme est émue, on trouve dans ses écrits, non cette harmonie imitative dont les poëtes ont fait usage, non cette suite de mots sonores, qui plairait à ceux même qui n'en comprendraient pas le sens, mais, s'il est permis de le dire, une sorte d'harmonie naturelle, accent de la passion, et s'accordant avec elle, comme un air parfait avec les paroles qu'il exprime. Il a le tort de se servir souvent d'expressions de mauvais goût; mais on voit au moins, par l'affectation avec laquelle il les emploie, qu'il connaît bien les critiques qu'on peut en faire: il se pique de forcer ses lecteurs à les approuver; et peut-être aussi que, par une sorte d'esprit républicain, il ne veut point reconnaître qu'il existe des termes bas ou relevés, des rangs même entre les mots. Mais s'il hasarde des expres mêmes défauts dans un royaume absolu rendraient seulement tyrans tous ceux qui pourraient exercer quelque pouvoir. D'ailleurs, dans une monarchie, les femmes conservent peut-être plus de sentiments d'indépendance et de fierté que les hommes; la forme des gouvernements ne les atteint point; leur esclavage, toujours domestique, est égal dans tous les pays: leur nature n'est donc pas dégradée, même dans les états despotiques; mais les hommes, faits pour la liberté, se sentent avilis quand ils s'en sont ravi l'usage, et tombent souvent alors au-dessous d'eux-mêmes. Quoique Rousseau ait tâché d'empêcher les femmes de se mêler des affaires publiques, de jouer un rôle éclatant, qu'il a su leur plaire en parlant d'elles! Ah! s'il a voulu les priver de quelques droits étrangers à leur sort, comme il leur a rendu tous ceux qui leur appar sions que le goût rejetterait, comme il a su se le ❘ tiennent à jamais! S'il a voulu diminuer leur in concilier par des morceaux entiers, parfaits sous tous les rapports, celui qui s'affranchit des règles, après avoir su si bien s'y soumettre, prouve au moins qu'il ne les blâme pas par impuissance de les suivre. fluence sur les délibérations des hommes, comme il a consacré l'empire qu'elles ont sur leur bonheur! S'il les a fait descendre d'un trône usurpé, comme il les a replacées sur celui que la nature leur a destiné! S'il s'indigne contre elles, lorsqu'elles veulent ressembler aux hommes, combien il les adore quand elles se présentent à lui avec les charmes, les faiblesses, les vertus et les torts de leur sexe! Enfin il croit à l'amour; sa grâce est obtenue: qu'importe aux femmes que sa raison leur dispute l'empire, quand son cœur leur est soumis? qu'importe même à celles que la nature a douées d'une âme tendre, qu'on leur ravisse le faux honneur de gouverner celui qu'elles aiment? Non, il leur est plus doux de sentir sa supériorité, de l'admirer, de le croire mille fois au-dessus d'elles, de dépendre de lui, parce qu'elles l'adorent; de se soumettre volontairement, d'abaisser Un des discours de Rousseau qui m'a le plus ❘ frappée, c'est sa lettre contre l'établissement des spectacles à Genève. Il y a une réunion étonnante de moyens de persuasion, la logique et l'éloquence, la passion et la raison. Jamais Rousseau ne s'est montré avec autant de dignité : l'amour de la patrie, l'enthousiasme de la liberté, l'attachement à la morale, guident et animent sa pensée. La cause qu'il soutient, surtout appliquée à Genève, est parfaitement juste; tout l'esprit qu'il met quelquefois à soutenir un paradoxe est consacré dans cet ouvrage à appuyer la vérité; aucun de ses efforts n'est perdu, aucun de ses mouvements ne porte à faux; il a toutes les idées que son sujet peut faire | tout à ses pieds, d'en donner elles-mêmes l'exem ple, et de ne pas demander d'autre retour que celui | du cœur dont en aimant elles se sont rendues dignes. Cependant le seul tort qu'au nom des femmes je reprocherais à Rousseau, c'est d'avoir avancé, dans une note de sa lettre sur les spectacles, qu'elles ne sont jamais capables de peindre la passion avec chaleur et vérité. Qu'il leur refuse, s'il veut, ces vains talents littéraires, qui, loin de les faire aimer des hommes, les mettent en lutte avec eux; qu'il leur refuse cette puissante force de tête, cette profonde faculté d'attention dont les grands génies sont doués : leurs faibles organes s'y opposent, et leur cœur, trop souvent occupé, s'empare sans cesse de leur pensée, et ne la laisse pas se fixer sur des méditations étrangères à leur idée dominante; mais qu'il ne les accuse pas de ne pouvoir écrire que froidement, de ne savoir pas même peindre l'amour. C'est par l'âme, l'âme seule qu'elles sont distinguées: c'est elle qui donne du mouvement à leur esprit; c'est elle qui leur fait trouver quelque charme dans une destinée dont les sentiments sont les seuls événements, et les affections les seuls intérêts; c'est elle qui les identifie au sort de ce qu'elles aiment, et leur compose un bon heur dont l'unique source est la félicité des objets de leur tendresse; c'est elle enfin qui leur tient lieu d'instruction et d'expérience, et les rend dignes de sentir ce qu'elles sont incapables de juger. Sapho, seule entre toutes les femmes, dit Rousseau, a su faire parler l'amour. Ah! quand elles rougiraient d'employer ce langage brûlant, signe d'un délire insensé plutôt que d'une passion profonde, elles sauraient du moins exprimer ce qu'elles éprouvent; et cet abandon sublime, cette mélancolique douleur, ces sentiments tout-puissants, qui les font vivre et mourir, porteraient peut-être plus avant l'émotion dans le cœur des lecteurs, que tous les transports nés de l'imagination exaltée des poëtes. LETTRE II. D'Héloïse. La profondeur des pensées, l'énergie du style, font surtout le mérite et l'éclat des divers discours dont j'ai parlé dans ma Lettre précédente; mais on y trouve aussi des mouvements de sensibilité qui caractérisent d'avance l'auteur d'Héloïse. C'est avec plaisir que je me livre à me retracer l'effet que cet ouvrage a produit sur moi; je tâcherai surtout de me défendre d'un enthousiasme qu'on pourrait attribuer à la disposition de mon âme plus qu'au talent de l'auteur. L'admiration véritable inspire le désir de faire partager ce qu'on éprouve; on se modère pour persuader, on ralentit ses pas afin d'être suivi. Je me transporterai donc à quelque distance des impressions que j'ai reçues, et j'écrirai sur Héloïse, comme je le ferais, je crois, si le temps avait vieilli mon cœur. Un roman peut être une peinture des mœurs et des ridicules du moment, ou un jeu de l'imagination, qui rassemble des événements extraordinaires pour captiver l'intérêt de la curiosité, ou une grande idée morale mise en action et rendue dramatique: c'est dans cette dernière classe qu'il faut mettre Héloïse. Il paraît que le but de l'auteur était d'encourager au repentir, par l'exemple de la vertu de Julie, les femmes coupables de la même faute qu'elle. Je commence par admettre toutes les critiques que l'on peut faire sur ce plan. On dira qu'il est dangereux d'intéresser à Julie; que c'est répandre du charme sur le crime, et que le mal que ce roman peut faire aux jeunes filles encore innocentes est plus certain que l'utilité dont il pourrait être à celles qui ne le sont plus. Cette critique est vraie. Je voudrais que Rousseau n'eût peint Julie coupable que de la passion de son cœur. Je vais plus loin; je pense que c'est pour les cœurs purs seuls qu'il faut écrire la morale. d'abord, peut-être perfectionne-t-elle plutôt qu'elle ne change, guide-t-elle plutôt qu'elle ne ramène ; mais d'ailleurs quand elle est destinée aux âmes honnêtes, elle peut servir encore à celles qui ont cessé de l'être. Combien on fait rougir d'une grande faute en peignant les remords et les malheurs que de plus légères doivent causer! Il me semble aussi que l'indulgence est la seule vertu qu'il est dangereux de prêcher, quoiqu'il soit si utile de la pratiquer. Le crime, abstraitement considéré, doit exciter l'indignation. La pitié ne peut naître que de l'intérêt qu'inspire le coupable; l'austérité doit être dans la morale, et la bonté dans son application. J'avoue donc, avec les censeurs de Rousseau, que le sujet de Clarisse et de Grandisson est plus moral; mais la véritable utilité d'un roman est dans son effet bien plus que dans son plan, dans les sentiments qu'il inspire bien plus que dans les événements qu'il raconte. Pardonnons à Rousseau si, à la fin de cette lecture, on se sent plus animé d'amour pour la vertu, si l'on tient plus à ses devoirs, si les mœurs simples, la bienfaisance, la retraite, ont plus d'attraits pour nous. Cessons de condamner ce roman, si telle est l'impression qu'il laisse dans l'âme. Rousseau lui-même a paru penser que cet ouvrage était dangereux; il a cru qu'il n'avait on s'est une fois entièrement détaché de soi, on ne peut plus s'y méprendre, et la piété succède à l'amour. C'est là l'histoire la plus vraisemblable du cœur. écrit en lettres de feu que les amours de Julie, et que l'image de la vertu, du bonheur tranquille de madame de Wolmar, paraîtrait sans couleur auprès de ces tableaux brûlants. Il s'est trompé; son talent de peindre se retrouve partout; et dans ses La bienfaisance et l'humanité, la douceur et la fictions comme dans la vérité, les orages des pas- | bonté, semblent aussi appartenir à l'amour. On sions et la paix de l'innocence agitent et calment successivement. C'est un ouvrage de morale que Rousseau a eu l'intention d'écrire; il a pris, pour le faire, la forme d'un roman; il a peint le sentiment qui domine dans ce genre d'ouvrage : mais s'il est vrai qu'on ne peut émouvoir les hommes sans le ressort d'une passion; s'il est vrai qu'il en est peu qui s'enflamment par la pensée, s'élèvent par sa puissance à l'enthousiasme de la vertu, sans qu'au s'intéresse aux malheureux; le cœur est toujours disposé à s'attendrir: il est comme ces cordes tendues qu'un souffle fait résonner. L'amant aimé est à la fois étranger à l'envie et indifférent aux injustices des hommes; leurs défauts ne l'irritent point, parce qu'ils ne le blessent pas; il les supporte, parce qu'il ne les sent pas: sa pensée est à sa maîtresse, sa vie est dans son cœur : le mal qu'on lui fait ailleurs, il le pardonne, parce qu'il l'oublie; il est généreux sans effort. Loin de moi cun sentiment étranger à elle ait donné du charme | cependant de comparer cette vertu du moment avec et de la vie à cet amour abstrait de la perfection; si le langage des anges ne fait plus effet sur les hommes, un ange même ne devrait-il pas y renoncer! S'il faut, pour ainsi dire, entraîner les hommes à la vertu; si leur imperfection force à recourir, pour les intéresser, à l'éloquence d'une passion, faut-il blâmer Rousseau d'avoir choisi l'amour? Quelle autre eût été plus près de la vertu même? Serait-ce l'ambition? toujours la haine et l'envie l'accompagnent : l'ardeur de la gloire? ce sentiment n'est pas fait pour tous les hommes, il n'est pas même entendu par ceux qui ne l'ont jamais éprouvé. Quel théâtre et quel talent ne faut il pas à cette passion! à qui l'inspirer, si ce n'est à ceux que rien ne peut empêcher de la ressentir? Que font les livres au petit nombre d'hommes qui devancent l'esprit humain? Non, l'amour seul pouvait intéresser universellement, remplir tous les cœurs, et se proportionner à leur énergie; l'amour seul enfin pouvait devenir un mobile aussi puissant qu'utile lorsque Rousseau le dirigeait. la véritable; loin de moi surtout de lui accorder la même estime. Mais, je le répète encore, puisqu'il faut intéresser l'âme par les sentiments pour fixer l'esprit sur les pensées; puisqu'il faut mêler la passion à la vertu pour forcer à les écouter toutes deux, est-ce Rousseau que l'on doit blâmer, et l'imperfection des hommes ne lui faisait-elle pas une loi des torts dont on l'accuse? Je sais qu'on lui reproche d'avoir peint un précepteur qui séduit la pupille qui lui était confiée; mais j'avouerai que j'ai fait à peine cette réflexion en lisant la Nouvelle Héloïse. D'abord il me semble qu'on voit clairement que cette circonstance n'a pas frappé Rousseau lui-même; qu'il l'a prise de l'ancienne Héloïse; que toute la moralité de son roman est dans l'histoire de Julie, et qu'il n'a songé à peindre Saint-Preux que comme le plus passionné des hommes. Son ouvrage est pour les femmes; c'est pour elles qu'il est fait; c'est à elles qu'il peut nuire ou servir. N'est-ce pas d'elles que dépend tout le sort de l'amour? Je conviens que ce roman pourrait égarer un homme dans la position de SaintPreux: mais le danger d'un livre est dans l'expression des sentiments qui conviennent à tous les hommes, bien plus que dans le récit d'un concours d'événements qui, ne se trouvant peut-être jamais, n'autorisera jamais personne. Saint-Preux n'a point le langage ni les principes d'un corrupteur; SaintPreux était rempli de ces idées d'égalité que l'on retrouve encore en Suisse; Saint-Preux était du même âge que Julie. Entraînés l'un et l'autre, ils se rencontraient malgré eux: Saint-Preux n'employait d'autres armes que la vérité et l'amour; il n'attaquait pas, il se montrait involontairement. Saint-Preux avait aimé avant de vouloir l'être; Peut-être que dans les premiers temps les hommes ne connaissaient d'autres vertus que celles qui naissent de l'amour. L'amour peut quelquefois donner toutes celles que la religion et la morale prescrivent. L'origine est moins céleste; mais il serait possible de s'y méprendre: quand l'objet de son culte est vertueux, bientôt on le devient soimême; un suffit pour qu'il y en ait deux. On est vertueux quand on aime ce qu'on doit aimer; involontairement on fait ce que le devoir ordonne: enfin cet abandon de soi-même, ce mépris pour tout ce que la vanité fait rechercher, prépare l'âme à la vertu; lorsque l'amour sera éteint, elle y régnera seule: quand on s'est accoutumé à ne mettre de valeur à soi qu'à cause d'un autre, quand | Saint-Preux avait voulu mourir avant de risquer |