sance des hommes peut produire un tel effet; une connaissance plus approfondie conduit au résultat contraire. Celui qui peint les hommes comme Saint-Simon ou Duclos ne fait qu'ajouter à la légèreté de leurs opinions et de leurs mœurs; mais celui qui les jugerait comme Tacite serait nécessairement utile à son siècle. L'art d'observer les caractères, d'en expliquer les motifs, d'en faire ressortir les couleurs, est d'une telle puissance sur l'opinion, que, dans tout pays où la liberté de la presse est établie, aucun homme public, aucun homme connu ne résisterait au mépris, si le talent l'infligeait. Quelles belles formes d'indignation la haine du crime n'a-t-elle pas fait découvrir à l'éloquence? quelle puissance vengeresse de tous les sentiments généreux! Rien ne peut égaler l'impression que font éprouver certains mouvements de l'âme ou des portraits hardiment tracés. Les tableaux du vice laissent un souvenir ineffacable, alors qu'ils sont l'ouvrage d'un écrivain profondément observateur. Il analyse des sentiments intimes, des détails inaperçus; et souvent une expression énergique s'attache à la vie d'un homme coupable, et fait un avec lui dans le jugement du public. C'est encore une utilité morale du talent littéraire que cet opprobre imprimé sur les actions par l'art de les peindre 1. Il me reste à parler de l'objection qu'on peut tirer des ouvrages où l'on a peint avec talent les mœurs condamnables. Sans doute de tels écrits pourraient nuire à la morale, s'ils produisaient une profonde impression; mais ils ne laissent jamais qu'une trace légère, et les sentiments véritables l'effacent bien aisément. Les ouvrages gais sont en général un simple délassement de l'esprit, dont il conserve très-peu de souvenir. La nature humaine est sérieuse, et dans le silence de la méditation l'on ne recherche que les écrits raisonnables ou sensibles. C'est dans ce genre seul que la gloire littéraire a été acquise, et qu'on peut reconnaître sa véritable influence. Dirait-on que la carrière des lettres détourne l'homme, et de ses devoirs domestiques, et des services politiques qu'il pourrait rendre à son pays? Nous n'avons plus d'exemples de ces républiques qui donnaient à chaque citoyen sa part d'influence sur le sort de la patrie; nous sommes encore plus loin de cette vie patriarcale qui concentrait tous les sentiments dans l'intérieur de sa famille. Dans l'état actuel de l'Europe, les progrès Sans doute on pourrait opposer à l'utilité qu'on peut espérer de la publicité du vrai, les dégoûtants libelles dont la France a été souillée; mais je n'ai voulu parler que des services qu'on doit attendre du talent; et le talent craint de s'avilir par le mensonge: il craint de tout confondre, car il perdrait alors son rang parmi les hommes. En toutes choses ce qui est rassurant, c'est la supériorité; et ce qu'il faut craindre, ce sont tous les défauts qu'entraîne la pauvreté de l'esprit ou de l'ame. de la littérature doivent servir au développement de toutes les idées généreuses. Ce qu'on mettrait à la place de ces progrès, ce ne seraient ni des vertus publiques ni des affections privées, mais les plus avides calculs de l'égoïsme ou de la vanité. La plupart des hommes, épouvantés des vicissitudes effroyables dont les événements politiques nous ont offert l'exemple, ont perdu maintenant tout intérêt au perfectionnement d'eux-mêmes, et sont trop frappés de la puissance du hasard pour croire à l'ascendant des facultés intellectuelles. Si les Français cherchaient à obtenir de nouveau des succès dans la carrière littéraire et philosophique, ce serait un premier pas vers la morale; le plaisir même causé par les succès de l'amour - propre formerait quelques liens entre les hommes. Nous sortirions par degrés du plus affreux période de l'esprit public, l'égoïsme de l'état de nature combiné avec l'active multiplicité des intérêts de la société, la corruption sans politesse, la grossièreté sans franchise, la civilisation sans lumières, l'ignorance sans enthousiasme; enfin cette sorte de désabusé, maladie de quelques hommes supérieurs, dont les esprits bornés se croient atteints alors que, tout occupés d'eux-mêmes, ils se sentent indifférents aux malheurs des autres. De la littérature dans ses rapports avec la gloire. Si la littérature peut servir utilement à la morale, elle influe par cela seul puissamment aussi sur la gloire; car il n'y a point de gloire durable dans un pays où il n'existerait point de morale publique. Si la nation n'adoptait pas des principes invariables pour base de son opinion, si chaque individu n'était pas fortifié dans son jugement par la certitude que ce jugement est d'accord avec l'assentiment universel, les réputations brillantes ne seraient que des accidents se succédant par hasard les uns aux autres. L'éclat de quelques actions pourrait frapper; mais il faut une progression dans les sentiments pour arriver au plus sublime de tous, à l'admiration. Vous ne pouvez juger qu'en comparant. L'estime, l'approbation, le respect, sont des degrés nécessaires à la puissance de l'enthousiasme. La morale pose les fondements sur lesquels la gloire peut s'élever; et la littérature, indépendamment de son alliance avec la morale, contribue encore, d'une manière plus directe, à l'existence de cette gloire, noble encouragement de toutes les vertus publiques. L'amour de la patrie est une affection purement sociale. L'homme, créé par la nature pour les relations domestiques, ne porte son ambition au delà que par l'irrésistible attrait de l'estime générale; et c'est sur cette estime, formée par l'opinion, que le talent d'écrire a la plus grande influence. A Athènes, à Rome, dans les villes dominatrices du monde civilisé, en parlant sur la place publique, on disposait des volontés d'un peuple et du sort de tous; de nos jours, c'est par la lecture que les événements se préparent et que les jugements s'éclairent. Que serait une nation nombreuse si les individus qui la composent ne communiquaient point entre eux par le secours de l'imprimerie? L'association silencieuse d'une multitude d'hommes n'établirait aucun point de contact dont la lumière pût jaillir, et la foule ne s'enrichirait jamais des pensées des hommes supérieurs. L'espèce humaine se renouvelant toujours, un individu ne peut faire de vide que dans l'opinion; et pour que cette opinion existe, il faut avoir un moyen de s'entendre à distance, de se réunir par des idées et des sentiments généralement approuvés. Les poëtes, les moralistes caractérisent d'avance la nature des belles actions; l'étude des lettres met une nation en état de récompenser ses grands hommes, en l'instruisant à les juger selon leur valeur relative. La gloire militaire a existé chez les peuples barbares. Mais il ne faut jamais comparer l'ignorance à la dégradation; un peuple qui a été civilisé par les lumières, s'il retombe dans l'indifférence pour le talent et la philosophie, devient incapable de toute espèce de sentiment vif; il lui reste une sorte d'esprit de dénigrement qui le porte, à tout hasard, à se refuser à l'admiration; il craint de se tromper dans les louanges, et croit, comme les jeunes gens qui prétendent au bon air, qu'on se fait plus d'honneur en critiquant, même avec injustice, qu'en approuvant trop facilement. Un tel peuple est alors dans une disposition presque toujours insouciante; le froid de l'âge semble atteindre la nation tout entière; on en sait assez pour n'être pas étonné; on n'a pas acquis assez de connaissances pour démêler avec certitude ce qui mérite l'estime; beaucoup d'illusions sont détruites sans qu'aucune vérité soit établie; on est retombé dans l'enfance par la vieillesse, dans l'incertitude par le raisonnement; l'intérêt mutuel n'existe plus on est dans cet état que le Dante appelait l'enfer des tièdes. Celui qui cherche à se distinguer inspire d'abord une prévention défavorable; le public malade est fatigué d'avance par qui veut obtenir encore un signe de lui. Quand une nation acquiert chaque jour de nouvelles lumières, elle aime les grands hommes, comme ses précurseurs dans la route qu'elle doit parcourir; mais lorsqu'elle se sent rétrograder, le petit nombre d'esprits supérieurs qui échappent à sa décadence, lui semble, pour ainsi dire, enrichi de ses dépouilles. Elle n'a plus d'intérêt commun avec leurs succès; ils ne lui font éprouver que le sentiment de l'envie. La dissémination d'idées et de connaissances qu'ont produite chez les Européens la destruction de l'esclavage et la découverte de l'imprimerie, cette dissémination doit amener ou des progrès sans terme, ou l'avilissement complet des sociétés. Si l'analyse remonte jusqu'au vrai principe des institutions, elle donnera un nouveau degré de force aux vérités qu'elle aura conservées; mais cette analyse superficielle, qui décompose les premières idées qui se présentent, sans examiner l'objet tout entier, cette analyse affaiblit nécessairement le mobile des opinions fortes. Au milieu d'une nation indécise et blasée, l'admiration profonde serait impossible, et les succès militaires mêmes ne pourraient obtenir une réputation immortelle, si les idées littéraires et philosophiques ne rendaient pas les hommes capables de sentir et de consacrer la gloire des héros. Il n'est pas vrai qu'un grand homme ait plus d'éclat, en étant seul célèbre, qu'environné de noms fameux qui le cèdent au premier de tous, au sien. On a dit en politique qu'un roi ne pouvait pas subsister sans noblesse ou sans pairie; à la cour de l'opinion, il faut aussi que des gradations de rangs garantissent la suprématie. Qu'est-ce qu'un conquérant opposant des barbares à des barbares dans la nuit de l'ignorance? César n'est si fameux dans l'histoire que parce qu'il a décidé du destin de Rome, et que dans Rome étaient Cicéron, Salluste, Caton, tant de talents et tant de vertus que subjuguait l'épée d'un seul homme. Derrière Alexandre s'élevait encore l'ombre de la Grèce. Il faut, pour l'éclat même des guerriers illustres, que le pays qu'ils asservissent soit enrichi de tous les dons de l'esprit humain. Je ne sais si la puissance de la pensée doit détruire un jour le fléau de la guerre; mais avant ce jour, c'est encore elle, c'est l'éloquence et l'imagination, c'est la philosophie même qui relèvent l'importance des actions guerrières. Si vous laissez tout s'effacer, tout s'avilir, la force pourra dominer; mais aucun éclat véritable ne l'environnera, les hommes seront mille fois plus dégradés par la perte de l'émulation que par les fureurs jalouses dont la gloire du moins était encore l'objet. De la littérature dans ses rapports avec la liberté. La liberté, la vertu, la gloire, les lumières, ce cortége imposant de l'homme dans sa dignité naturelle, ces idées alliées entre elles, et dont l'origine est la même, ne sauraient exister isolément. Le complément de chacune est dans la réunion de toutes. Les âmes qui se complaisent à rattacher la destinée de l'homme à une pensée divine, voient dans cet ensemble, dans cette relation intime entre tout ce qui est bien, une preuve de plus de l'unité morale, de l'unité de conception qui dirige cet univers. Les progrès de la littérature, c'est-à-dire, le perfectionnement de l'art de penser et de s'expri mer, sont nécessaires à l'établissement et à la con- | diriger et modifier de certaines habitudes nationa servation de la liberté. Il est évident que les lumières sont d'autant plus indispensables dans un pays, que tous les citoyens qui l'habitent ont une part plus immédiate à l'action du gouvernement. Mais ce qui est également vrai, c'est que l'égalité politique, principe inhérent à toute constitution philosophique, ne peut subsister que si vous classez les différences d'éducation avec encore plus de soin que la féodalité n'en mettait dans ses distinctions arbitraires. La pureté du langage, la noblesse des expressions, image de la fierté de l'âme, sont nécessaires surtout dans un état fondé sur des bases démocratiques. Ailleurs de certaines barrières factices empêchent la confusion totale des diverses éducations; mais lorsque le pouvoir ne repose que sur la supposition du mérite personnel, quel intérêt ne doit-on pas mettre à conserver à ce mérite tous ses caractères extérieurs! Dans un État démocratique, il faut craindre sans cesse que le désir de la popularité n'entraîne à l'imitation des mœurs vulgaires; bientôt on se persuaderait qu'il est inutile et presque nuisible d'avoir une supériorité trop marquée sur la multitude qu'on veut captiver. Le peuple s'accoutumerait à choisir des magistrats ignorants et grossiers; les. L'homme a, dans le secret de sa pensée, un asile de liberté impénétrable à l'action de la force; les conquérants ont souvent pris les mœurs des vaincus; la conviction a seule changé les anciennes coutumes. C'est par les progrès de la littérature qu'on peut combattre efficacement les vieux préjugés. Les gouvernements, dans les pays devenus libres, ont besoin, pour détruire les antiques erreurs, du ridicule qui en éloigne les jeunes gens, de la conviction qui en détache l'âge mûr; ils ont besoin, pour fonder de nouveaux établissements, d'exciter la curiosité, l'espérance, l'enthousiasme, les sentiments créateurs enfin, qui ont donné naissance à tout ce qui existe, à tout ce qui dure; et c'est dans l'art de parler et d'écrire que se trouvent les seuls moyens d'inspirer ces sentiments. L'activité nécessaire à toutes les nations libres s'exerce par l'esprit de faction, si l'accroissement des lumières n'est pas l'objet de l'intérêt universel, si cette occupation ne présente pas une carrière ouverte à tous, qui puisse exciter l'ambition générale. Il faut d'ailleurs une étude constante de l'histoire et de la philosophie, pour approfondir et pour répandre la connaissance des droits et des devoirs des peuples et de leurs magistrats. La raison ne ces magistrats étoufferaient les lumières; et, parsert, dans les empires despotiques, qu'à la résigna un cercle inévitable, la perte des lumières ramènerait l'asservissement du peuple. Il est impossible que, dans un État libre, l'autorité publique se passe du consentement véritable des citoyens qu'elle gouverne. Le raisonnement et l'éloquence sont les liens naturels d'une association républicaine. Que pouvez-vous sur la volonté libre des hommes, si vous n'avez pas cette force, cette vérité de langage qui pénètre les âmes, et leur inspire ce qu'elle exprime? Si les hommes appelés à diriger l'État n'ont point le secret de persuader les esprits, la nation ne s'éclaire point, et les individus conservent, sur toutes les affaires publiques, l'opinion que le hasard a fait naître dans leur tête. Un des principaux motifs pour regretter l'éloquence, c'est qu'une telle perte isolerait les hommes entre eux, en 'les livrant uniquement à leurs impressions personnelles. Il faut opprimer lorsqu'on ne sait pas convaincre; dans toutes les relations politiques des gouvernants et des gouvernés, une qualité de moins exige une usurpation de plus. Des institutions nouvelles doivent former un esprit nouveau dans les pays qu'on veut rendre libres. Mais comment pouvez-vous rien fonder dans l'opinion, sans le secours des écrivains distingués? Il tion individuelle; mais, dans les États libres, elle protége le repos et la liberté de tous. Parmi les divers développements de l'esprit humain, c'est la littérature philosophique, c'est l'éloquence et le raisonnement que je considère comme la véritable garantie de la liberté. Les sciences et les arts sont une partie très-importante des travaux intellectuels; mais leurs découvertes, mais leurs succès n'exercent point une influence immédiate sur cette opinion publique qui décide de la destinée des nations. Les géomètres, les physiciens, les peintres et les poëtes recevraient des encouragements sous le règne de rois tout-puissants, tandis que la philosophie politique et religieuse paraîtrait à de tels maîtres la plus redoutable des insurrections. Ceux qui se livrent à l'étude des sciences positives, ne rencontrant point dans leur route les passions des hommes, s'accoutument à ne compter que ce qui est susceptible d'une démonstration mathématique. Les savants classent presque toujours parmi les illusions ce qui ne peut être soumis à la logique du calcul. Ils évaluent d'abord la force du gouvernement, quel qu'il soit; et comme ils ne forment d'autre désir que de se livrer en paix à faut faire naître le désir au lieu de commander | l'activité de leurs travaux, ils sont portés à l'obéis l'obéissance; et lors même qu'avec raison le gouvernement souhaite que telles institutions soient établies, il doit ménager assez l'opinion publique pour avoir l'air d'accorder ce qu'il désire. Il n'y a que des écrits bien faits qui puissent à la longue sance envers l'autorité qui domine. La méditation profonde qu'exigent les combinaisons des sciences exactes, détourne les savants de s'intéresser aux événements de la vie; et rien ne convient mieux aux monarques absolus que des hommes si pro l'ardente volonté d'atteindre leur but; mais cette vie consacrée aux plaisirs amuse sans captiver; elle prépare à l'ivresse, au sommeil, à la mort. Dans les temps devenus fameux par des proscriptions sanguinaires, les Romains et les Français se livraient aux amusements publics avec le plus vif empressement; tandis que dans les républiques heureuses, les affections domestiques, les occupations sérieuses, l'amour de la gloire détournent souvent l'esprit des jouissances mêmes des beauxarts. La seule puissance littéraire qui fasse trembler toutes les autorités injustes, c'est l'éloquence généreuse, c'est la philosophie indépendante, qui juge au tribunal de la pensée toutes les institutions et toutes les opinions humaines. L'influence trop grande de l'esprit militaire est aussi un imminent danger pour les États libres; et l'on ne peut prévenir un tel péril que par les progrès des lumières et de l'esprit philosophique. Ce La poésie est de tous les arts celui qui appartient de plus près à la raison. Cependant la poésie n'admet ni l'analyse, ni l'examen qui sert à découvrir et à propager les idées philosophiques. Celui qui voudrait énoncer une vérité nouvelle et hardie écrirait de préférence dans la langue qui rend exactement et précisément la pensée; il chercherait plutôt à convaincre par le raisonnement qu'à entraîner par l'imagination. La poésie a été plus souvent consacrée à louer qu'à censurer le pouvoir despotique. Les beaux-arts, en général, peuvent quel-qui permet aux guerriers de jeter quelque dédain quefois contribuer, par leurs jouissances mêmes, à former des sujets tels que les tyrans les désirent. Les arts peuvent distraire l'esprit, par les plaisirs de chaque jour, de toute pensée dominante; ils ramènent les hommes vers les sensations, et ils inspirent à l'âme une philosophie voluptueuse, une insouciance raisonnée, un amour du présent, un oubli de l'avenir très-favorable à la tyrannie. Par un singulier contraste, les arts, qui font goûter la vie, rendent assez indifférent à la mort. Les passions seules attachent fortement à l'existence, par L'on m'a demandé quelle définition je donnais du mot philosophie dout je me suis plusieurs fois servie dans le cours de cet ouvrage. Avant de répondre à cette question, qu'il me soit permis de transcrire ici une note de Rousseau, dans le second livre de son Émile. « J'ai fait cent fois réflexion, en écrivant, qu'il est impos«sible, dans un long ouvrage, de donner toujours le même « sens aux mêmes mots. Il n'y a point de langue assez riche « pour fournir autant de termes, de tours et de phrases que <«nos idées peuvent avoir de modifications. La méthode de « définir tous les termes, et de substituer sans cesse la défini<«<tion à la place du défini, est belle, mais impraticable; car «< comment éviter le cercle? Les définitions pourraient étre « bonnes, si l'on n'employait pas des mots pour les faire. «Malgré cela, je suis persuadé qu'on peut être clair, même « dans la pauvreté de notre langue, non pas en donnant toujours les mêmes acceptions aux mêmes mots, mais en fai«sant en sorte, autant de fois qu'on emploie chaque mot, « que l'acception qu'on lui donne soit suffisamment détermi«<née par les idées qui s'y rapportent, et que chaque période «< où ce mot se trouve, lui serve, pour ainsi dire, de défini « tion. >> Après avoir cité cette opinion d'un grand maître contre les définitions, je dirai que je ne donne jamais au mot philosophie, dans le cours de cet ouvrage, le sens que ses détracteurs ont voulu lui donner de nos jours, soit en opposant la philosophie aux idées religieuses, soit en appelant philosophiques des systèmes purement sophistiques. J'entends par philosophie la connaissance générale des causes et des effets dans l'ordre moral ou dans la nature physique, l'indépendance de la raison, l'exercice de la pensée; enfin, dans la littérature, les ouvrages qui tiennent à la réflexion ou à l'a-, nalyse, et qui ne sont pas uniquement le produit de l'imagination, du cœur, ou de l'esprit. sur les hommes de lettres, c'est que leurs talents ne sont pas toujours réunis à la force et à la vérité du caractère. Mais l'art d'écrire serait aussi une arme, la parole serait aussi une action, si l'énergie de l'âme s'y peignait tout entière, si les sentiments s'élevaient à la hauteur des idées, et si la tyrannie se voyait ainsi attaquée par tout ce qui la condamne, l'indignation généreuse et la raison inflexible; la considération alors ne serait pas exclusivement attachée aux exploits militaires, ce qui nécessairement expose la liberté. La discipline bannit toute espèce d'opinion parmi les troupes. A cet égard, leur esprit de corps a quelques rapports avec celui des prêtres; il exclut de même le raisonnement, en admettant pour unique règle la volonté des supérieurs. L'exercice continuel de la toute-puissance des armes finit par inspirer du mépris pour les progrès lents de la persuasion. L'enthousiasme qu'inspirent des généraux vainqueurs est tout à fait indépendant de la justice de la cause qu'ils soutiennent. Ce qui frappe l'imagination, c'est la décision de la fortune, c'est le succès de la valeur. En gagnant des batailles, on peut soumettre les ennemis de la liberté; mais pour faire adopter dans l'intérieur les principes de cette liberté même, il faut que l'esprit militaire s'efface; il faut que la pensée, réunie à des qualités guerrières, au courage, à l'ardeur, à la décision, fasse naître dans l'âme des hommes quelque chose de spontané, de volontaire, qui s'éteint en eux lorsqu'ils ont vu pendant longtemps le triomphe de la force. L'esprit militaire est le même dans tous les siècles et dans tous les pays; il ne caractérise point la nation, il ne lie point le peuple à telle ou telle institution : il est également propre à les défendre toutes. L'éloquence, l'amour des lettres et des beaux-arts, la philosophie, peuvent seuls faire d'un territoire une patrie, en donnant à la nation qui l'habite les mêmes goûts, les mê- | mes habitudes et les mêmes sentiments. La force se passe du temps, et brise la volonté; mais par cela même elle ne peut rien fonder parmi les hommes. L'on a souvent répété dans la révolution de France, qu'il fallait du despotisme pour établir la liberté. On a lié par des mots un contre-sens dont on a fait une phrase; mais cette phrase ne change rien à la vérité des choses. Les institutions établies par la force imiteraient tout de la liberté, excepté son mouvement naturel; les formes y seraient comme dans ces modèles qui vous effrayent par leur ressemblance: vous y retrouvez tout, hors la vie. De la littérature dans ses rapports avec le bonheur. On a presque perdu de vue l'idée du bonheur au milieu des efforts qui semblaient d'abord l'avoir pour objet; et l'égoïsme, en ôtant à chacun le secours des autres, a de beaucoup diminué la part de félicité que l'ordre social promettait à tous. Vainement les âmes sensibles voudraient-elles exercer autour d'elles leur expansive bienveillance; d'insurmontables difficultés mettraient obstacle à ce généreux dessein: l'opinion même le condamnerait; elle blâme ceux qui cherchent à sortir de cette sphère de personnalité que chacun veut conserver comme son asile inviolable. Il faut donc exister seul, puisqu'il est interdit de secourir le malheur, et qu'on ne peut plus rencontrer l'affection. Il faut exister seul, pour conserver dans sa pensée le modèle de tout ce qui est grand et beau, pour garder dans son sein le feu sacré d'un enthousiasme véritable, et l'image de la vertu, telle que la méditation libre nous la représentera toujours, et telle que nous l'ont peinte les hommes distingués de tous les temps. Que deviendrait-on dans un monde où l'on n'entendrait jamais parler la langue des sentiments bons et généreux? L'on porterait l'émotion au milieu d'êtres égoïstes, la raison impartiale lutterait en vain contre les sophismes du vice, et la piété sérieuse serait livrée sans cesse à tous les dédains de la frivolité cruelle. Peut-être finiraiton par perdre jusqu'à l'estime de soi. L'homme a besoin de s'appuyer sur l'opinion de l'homme; il n'ose se fier entièrement au sentiment de sa conscience; il s'accuse de folie, s'il ne voit rien de semblable à lui; et telle est la faiblesse de la nature humaine, telle est sa dépendance de la société, que l'homme pourrait presque se repentir de ses qualités comme de défauts involontaires, si l'opinion générale s'accordait à l'en blâmer mais il a recours, dans son inquiétude, à ces livres monuments des meilleurs et des plus nobles sentiments de tous les âges. S'il aime la liberté, si ce nom de république, si puissant sur les âmes fières, se : réunit dans sa pensée à l'image de toutes les vertus, quelques Vies de Plutarque, une Lettre de Brutus à Cicéron, des paroles de Caton d'Utique dans la langue d'Addisson, des réflexions que la haine de la tyrannie inspirait à Tacite, les sentiments recueillis ou supposés par les historiens et par les poëtes, relèvent l'âme que flétrissaient les événements contemporains. Un caractère élevé redevient content de lui-même, s'il se trouve d'accord avec ces nobles sentiments, avec les vertus que l'imagination même a choisies lorsqu'elle a voulu tracer un modèle à tous les siècles. Que de consolations nous sont données par les écrivains d'un talent supérieur et d'une âme élevée! Les grands hommes de la première antiquité, s'ils étaient calomniés pendant leur vie, n'avaient de ressource qu'en eux-mêmes; mais, pour nous, c'est le Phédon de Socrate, ce sont les plus beaux chefs-d'œuvre de l'éloquence qui soutiennent notre âme dans les revers. Les philosophes de tous les pays nous exhortent et nous encouragent; et le langage pénétrant de la morale et de la connais sance intime du cœur humain semble s'adresser personnellement à tous ceux qu'il console. Qu'il est humain, qu'il est utile d'attacher à la littérature, à l'art de penser, une haute importance! Le type de ce qui est bon et juste ne s'anéantira plus; l'homme que la nature destine à la vertu ne manquera plus de guide; enfin (et ce bien est infini) la douleur pourra toujours éprouver un attendrissement salutaire. Cette tristesse aride qui naît de l'isolement, cette main de glace qu'appesantit sur nous le malheur, lorsque nous croyons n'exciter aucune pitié, nous en sommes du moins préservés par les écrits conservateurs des idées, des affections vertueuses. Ces écrits font couler des larmes dans toutes les situations de la vie; ils élèvent l'âme à des méditations générales qui détournent la pensée des peines individuelles; ils créent pour nous une société, une communication avec les écrivains qui ne sont plus, avec ceux qui existent encore, avec les hommes qui admirent comme nous ce que nous lisons. Dans les déserts de l'exìl, au fond des prisons, à la veille de périr, telle page d'un auteur sensible a relevé peut-être une âme abattue moi qui la lis, moi qu'elle touche, je crois y retrouver encore la trace de quelques larmes; et par des émotions semblables, j'ai quelques rapports avec ceux dont je plains si profondément la destinée. Dans le calme, dans le bonheur, la vie est un travail facile; mais on ne sait pas combien, dans l'infortune, de certaines pensées, de certains sentiments qui ont ébranlé votre cœur, font époque dans l'histoire de vos impressions solitaires. Ce qui peut seul soulager la douleur, c'est la possibilité de pleurer sur sa destinée, de prendre à soi cette sorte d'intérêt qui fait de nous deux êtres pour ainsi dire séparés, dont l'un a pitié de l'au |