grands résultats. Les vers de Thompson me touchent plus que les sonnets de Pétrarque. J'aime mieux les poésies de Gray que les chansons d'Anacréon. Mais cette manière d'être affectée n'a que des rapports très-indirects avec le plan général de mon ouvrage; et celui qui aurait des opinions tout à fait contraires aux miennes sur les plaisirs de l'imagination, pourrait encore être entièrement de mon avis sur les rapprochements que j'ai faits entre l'état polifique des peuples et leur littérature; il pourrait être entièrement de mon avis sur les observations philosophiques et l'enchaînement des idées qui m'ont servi à tracer l'histoire des progrès de la pensée depuis Homère jusqu'à nos jours. L'on peut remarquer aujourd'hui, parmi les littérateurs français, deux opinions opposées, qui pourraient conduire toutes deux, par leur exagération, à la perte du goût ou du génie littéraire. Les uns croient ajouter à l'énergie du style en le remplissant d'images incohérentes, de mots nouveaux, d'expressions gigantesques. Ces écrivains nuisent à l'art, sans rien ajouter à l'éloquence ni à la pensée. De tels efforts étouffent les dons de la nature, au lieu de les perfectionner. D'autres littérateurs veulent nous persuader que le bon goût consiste dans un style exact, mais commun, servant à revêtir des idées plus communes Je le répète, un style commun n'a rien à craindre de ces attaques. Subdivisez les phrases de ce style autant que vous le voudrez, les mots qui les composent se rejoindront d'eux-mêmes, « accoutumés qu'ils sont à se trouver ensemble; >>> mais jamais un écrivain n'exprima le sentiment qu'il éprouvait, jamais il ne développa les pensées qui lui appartenaient réellement, sans porter dans son style ce caractère d'originalité qui seul attache et captive l'intérêt et l'imagination des lecteurs. Les paradoxes sans doute sont aussi des idées communes. Il suffit presque toujours de retourner une vérité ba❘nale pour en faire un paradoxe. Il en est de même d'une manière d'écrire exagérée; ce sont des expressions froides dont on fait des expressions fausses. Mais il ne faut pas tracer autour de la pensée de l'homme un cercle dont il lui soit dérendu de sortir; car il n'y a pas de talent là où il n'existe pas de création, soit dans les pensées, soit dans le style. encore. Ce second système expose beaucoup moins à la critique. Ces phrases connues depuis si longtemps sont comme les habitués de la maison; on les laisse passer sans leur rien demander. Mais il n'existe pas un écrivain éloquent ou penseur, dont le style ne contienne des expressions qui ont étonné ceux qui les ont lues pour la première fois, ceux du moins que la hauteur des idées ou la chaleur de l'âme n'avaient point entraînés. Lorsque Bossuet dit cette superbe phrase : « Averti par mes cheveux blancs de consacrer au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint, » il s'est trouvé sûrement quelques malheureux critiques qui ont demandé ce que c'était que « les restes d'une voix et d'une ardeur, » ce que c'était que « des cheveux qui avertissent. » Lorsque le même orateur s'écrie, en parlant de madame Henriette : « La voilà telle que la mort nous l'a faite, >>> nul doute qu'un littérateur d'alors n'eût pu blâmer cette superbe expression, et la défigurer en y changeant le moindre mot. Lorsque Pascal a écrit: « L'homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant, un critique, séparant la première phrase de la seconde, aurait pu dire: Savezvous que Pascal appelle l'homme « un roseau pensant ? >> Le plus parfait de nos poëtes, Racine, est celui dont les expressions hardies ont excité le plus de censures; et le plus éloquent de nos écrivains, l'auteur d'ÉMILE et d'HÉLOÏSE, est celui de tous sur lequel un esprit insensible au charme de l'éloquence pourrait exercer le plus facilement sa critique. Qui reconnaîtrait, en effet, le style de Rousseau, si l'on partageait en deux ses phrases, si l'on les séparait de leur progression, de leur intérêt, de leur mouvement, et si l'on détachait de ses écrits quelques mots, bizarres lorsqu'ils sont isolés, tout-puissants lorsqu'on les met à leur place 1? 1 Il est peut-être à propos de remarquer que les hommes qui, depuis quelque temps, forment un tribunal littéraire, évitent, en citant nos meilleurs auteurs français, de nommer J. J. Rousseau. Il n'est pas probable toutefois qu'ils oublient l'écrivain qui a donné le plus de chaleur, de force et de vie à la parole; l'écrivain qui cause à ses lecteurs une émotion si profonde, qu'il est impossible de le jurer en simple littérateur. L'on se sent entrainé par lui comme Voltaire, qui succédait au siècle de Louis XIV, chercha dans la littérature anglaise quelques beautés nouvelles qu'il pût adapter au goût français 1. Presque tous nos poëtes de ce siècle ont imité les Anglais. Saint-Lambert s'est enrichi des images de Thompson, Delille a emprunté du genre anglais quelques-unes de ses beautés descriptives; le CIMETIÈRE de Gray ne lui fut point inconnu: il a servi de modèle, sous quelques rapports, à Fontanes dans une de ses meilleures pièces, LE JOUR DES MORTS DANS UNE CAMPAGNE. Pourquoi donc désavouerions-nous le mérite des ouvrages que nos bons auteurs ont souvent imités? Sans doute, je n'ai cessé de le répéter dans ce livre, aucune beauté littéraire n'est durable, si elle n'est soumise au goût le plus parfait. J'ai employé la première un mot nouveau, LA VULGARITÉ, trouvant qu'il n'existait pas encore assez de termes pour proscrire à jamais toutes les formes qui supposent peu d'élégance dans les images et peu de délicatesse dans l'expression. Mais le talent consiste à savoir respecter les vrais préceptes du goût, en introduisant dans notre littérature tout ce qu'il y a de beau, de sublime, de touchant, dans la nature sombre, que les écrivains du Nord ont su peindre; et si c'est ignorer l'art que de vouloir faire adopter en France toutes les incohérences des tragiques anglais et allemands, il faut être insensible au génie de l'éloquence, il faut être à jamais privé du talent d'émouvoir fortement les âmes, pour ne pas admirer ce qu'il y a de passionné dans les affections, ce qu'il y a de profond dans les pensées que ces habitants du Nord savent éprouver et transmettre. Il' est impossible d'être un bon littérateur sans avoir étudié les auteurs anciens, sans connaître parfaitement les ouvrages classiques du siècle de Louis XIV. Mais l'on renoncerait à posséder désormais en France de grands hommes dans la carrière de la littérature, si l'on blåmait par un ami, un séducteur ou un maître. Serait-il possible que l'éclat du talent ne pût, devant certains juges, obtenir grâce pour l'amour ardent de la liberté? Serait-il vrai qu'une âme fière et indépendante, de quelque supériorité qu'elle soit douée, ne doit attendre des adversaires des idées philosophiques qu'injustice ou silence; injustice, lorsqu'ils peuvent l'attaquer encore; silence, lorsqu'une gloire consacrée la place au-dessus de leurs efforts? 1 Voltaire aurait désavoué, je crois, cette phrase du Mercure, qui paraitra dénuée de vérité à tous les Anglais, comme à tous ceux qui ont étudié la littérature anglaise : « On serait étonné de voir « que la renommée de Shakspeare ne s'est si fort accrue, EN AN« GLETERRE MÊME, QUE DEPUIS LES ÉLOGES DE VOLTAIRE. » Addisson, Dryden, les auteurs les plus célèbres de la littérature anglaise, ont vanté Shakspeare avec enthousiasme, longtemps avant que Voltaire en eût parlé, d'avance tout ce qui peut conduire à un nouveau genre, ouvrir une route nouvelle à l'esprit humain, offrir enfin un avenir à la pensée; elle perdrait bientôt toute émulation, si on lui présentait toujours le siècle de Louis XIV comme un modèle de perfection, au delà duquel aucun écrivain éloquent ni penseur ne pourra jamais s'élever. J'ai distingué avec soin, dans mon ouvrage, ce qui appartient aux arts d'imagination, de ce qui a rapport à la philosophie; j'ai dit que ces arts n'étaient point susceptiLles d'une perfection indéfinie, tandis qu'on ne pouvait prévoir le terme où s'arrêterait la pensée. L'on m'a reproché de n'avoir pas rendu un juste hommage aux anciens. J'ai répété néanmoins de diverses manières que la plupart | Turgot l'a professé sous le gouvernement arbitraire mais ce qui est bien le rang que ce qui est bien mérite? et | heur à qui n'en aurait pas dans son cœur le noble pres des inventions poétiques nous venaient des Grecs, que la poésie des Grecs n'avait « été ni surpassée ni même égalée par les modernes : >> mais je n'ai pas dit, il est vrai, que depuis près de trois mille ans les hommes n'avaient pas acquis une pensée de plus; et c'est un grand tort dans l'esprit de ceux qui condamnent l'espèce humaine au supplice de Sisyphe, à retomber toujours après s'être élevée. D'où vient donc que ce système de la perfectibilité de l'espèce humaine déchaîne maintenant toutes les passions politiques? quel rapport peut-il avoir avec elles 2 ? Ceux qui pensent que leurs opinions, en fait de gouvernement, les obligent à combattre la perfectibilité de l'esprit humain, font, ce me semble, un grand acte de modestie. Les partisans de la monarchie, comme ceux de la république, doivent penser que la constitution qu'ils préfèrent est favorable à l'amélioration de la société et aux progrès de la raison; s'ils n'en étaient pas convaincus, comment pourraient-ils soutenir leur opinion en conscience? Le système de la perfectibilité de l'espèce humaine a été celui de tous les philosophes éclairés depuis cinquante ans; ils l'ont soutenu sous toutes les formes de gouvernement possibles 1. Les professeurs écossais, Ferguson en particulier, ont développé ce système sous la monarchie libre de la Grande-Bretagne. Kant le soutient ouvertement sous le régime encore féodal de l'Allemagne. J'al soutenu que, dans les bons ouvrages modernes, l'expression de l'amour avait acquis plus de délicatesse et de profondeur que chez les anciens, parce qu'il est un certain genre de sensibilité qui s'augmente en proportion des idées. Les objections mêmes qui m'ont été faites me fournissent quelques nouveaux arguments en faveur de mon opinion. J'en citerai deux pour exemple; le reste se trouvera dans les notes de l'ouvrage. On a demandé si l'expression de l'amour avait fait des progrès depuis l'Héloïse du douzième siècle. Les lettres latines qui nous restent d'Héloïse ne peuvent pas soutenir un instant la comparaison avec le ravissant langage que Pope lui a prêté dans son épitre. On a demandé s'il existait rien de plus touchant que la rencontre d'Énée et d'Andromaque dans l'Énéide, lorsque Andromaque s'écrie en le voyant: « Hector ubi est? Hector où est-il? >> Je pourrais récuser une objection tirée de Virgile, puisque je l'ai cité comme le poète le plus sensible; mais en acceptant même cette objection, je dirai que, lorsque Racine a voulu mettre Andromaque sur la scène, il a cru que la délicatesse des sentiments exigeait qu'il lui attribuât la résolution de se tuer, si elle se voyait contrainte à épouser Pyrrhus; et Virgile donne à son Andromaque deux maris depuis la mort d'Hector, Pyrrhus et HéJénus, sans penser que cette circonstance puisse nuire en rien à l'intérêt qu'elle doit inspirer. Si l'on joint à ces deux exemples ceux que l'on trouvera cités dans ce livre, si l'on examine avec soin tous les ouvrages de l'antiquité, l'on verra qu'il n'en est pas un qui ne confirme la supériorité des Romains sur les Grecs, de Tibulle sur Anacréon, de Virgile sur Homère, dans tout ce qui tient a la sensibilité; et l'on verra de même que Racine, Voltaire, Pope, Rousseau, Goëthe, etc., ont peint l'amour avec une sorte de délicatesse, de culte, de mélancolie et de dévouement, qui devrait être tout à fait étrangère aux mœurs, aux lois et au caractère des anciens. 2 Ce système a donné lieu à tant d'interprétations absurdes, que je me crois obligée d'indiquer le sens précis que je lui donne dans mon ouvrage. Premièrement, en parlant de la perfectibilité de l'esprit humain, je ne prétends pas dire que les modernes aient une puissance d'esprit plus grande que celle des anciens, mais seulement que la masse des idées en tout genre s'augmente avec les siècles. Secondement, en parlant de la perfectibilité de l'espèce humaine, je ne fais nullement allusion aux rêveries de quelques penseurs sur un avenir sans vraisemblance, mais aux progrès successifs de la civilisation dans toutes les classes et dans tous les pays modéré du dernier règne; et Condorcet, dans la proscription où l'avait jeté la sanguinaire tyrannie qui devait le faire désespérer de la république, Condorcet, au comble de l'infortune, écrivait encore en faveur de la perfectibilité de l'espèce humaine; tant les esprits penseurs ont attaché d'importance à ce système, qui promet aux hommes sur cette terre quelques-uns des bienfaits d'une vie immortelle, un avenir sans bornes, une continuité sans interruption 2! Ce système ne peut être contraire aux idées religieuses. Les prédicateurs éclairés ont toujours représenté la morale religieuse comme un moyen d'améliorer l'espèce humaine; j'ai tâché de prouver que les préceptes du christianisme y avaient contribué efficacement. Il n'est donc aucune opinion, excepté celle qui défendrait de penser, de lire et d'écrire; il n'est aucun gouvernement, excepté le gouvernement despotique, qui puisse s'avouer contraire à la perfectibilité de l'espèce humaine. Quels sont donc les dangers qu'un esprit raisonnable et indépendant peut redouter d'un tel système? Dira-t-on que des monstres barbares ont fait de cette opinion le prétexte de leurs forfaits? Mais la Saint-Barthélemy commande-t-elle l'athéisme? Mais les crimes de Charles IX et de Tibère ont-ils à jamais proscrit le pouvoir d'un seul dans tous les pays? De quoi les hommes n'ont-ils pas abusé? L'air et le feu leur servent à se tuer, et la nature entière est entre leurs mains un moyen de destruction. En résulte-t-il qu'il ne faille pas accorder à Un des caractères les plus frappants dans l'homme, dit le citoyen Talleyrand dans son Rapport sur l'instruction publique du 10 septembre 1791, pag. 7, c'est la perfectibilité; et ce caractère, sensible dans l'individu, l'est bien plus encore dans l'espèce: car peut-être n'est-il pas impossible de dire de tel homme en particulier qu'il est parvenu au point où il pouvait atteindre, et il le sera éter nellement de l'affirmer de l'espèce entière, dont la richesse intellectuelle et morale s'accroit sans interruption de tous les produits des peuples antérieurs. 2 Godwin aussi, dans son ouvrage sur la justice politique, sou tient le même système; mais, quoique ce soit un homme de beau coup d'esprit, sa raison ne m'a pas paru assez sûre pour le citer jamais comme une autorité. L'on a prétendu que j'avais pris quelques idées de mon ouvrage, où il n'est question que de littérature, dans la justice politique de Godwin; je réponds par une dénégation simple. Je défie qu'on cite une seule idée de cet ouvrage que j'aie mise dans le mien, excepté le système de la perfectibilité de l'espèce humaine, qui heureusement n'appartient pas plus à moi qu'à Godwin. Je crois avoir essayé la première d'appliquer ce système à la littérature; mais j'attache un grand prix à montrer combien de philosophes respectables ont, avant moi, soutenu victorieusement cette opinion, considérée d'une manière générale; et je ne pense pas, comme un littérateur de nos jours, que ce soit la charmante pièce de vers de Voltaire, intitulée le Mondain, qui ait donné l'idée de la perfectibilité de l'espèce humaine, et qui contienne l'extrait de tout ce qu'il y a de meilleur dans les longues théories sur cette perfectibilité. faut-il dégrader toujours plus l'espèce humaine, à mesure qu'elle abuse d'une idée généreuse? On dirait que les préjugés, les bassesses et les mensonges n'ont pas fait de mal à l'espèce humaine, tant on se montre sévère pour la philosophje, la liberté et la raison. Ce que je crois plutôt, c'est que les détracteurs du système de la perfectibilité de l'espèce humaine n'ont pas médité sur les véritables bases de cette opinion. En effet, ils conviennent que les sciences font des progrès continuels, et ils veulent que la raison n'en fasse pas. Mais les sciences ont une connexion intime avec toutes les idées dont se compose l'état moral et politique des nations. En découvrant la boussole, on a découvert le nouveau monde, et l'Europe morale et politique a depuis ce temps éprouvé des changements considérables. L'imprimerie est une découverte des sciences. Si l'on dirigeait un jour la navigation aérienne, combien les rapports de la société ne seraient-ils pas différents? La superstition est à la longue inconciliable avec les progrès des sciences positives. Les erreurs en tout genre se rectifient successivement par l'esprit de calcul. Enfin, comment peut-on imaginer que l'on mettra les sciences tellement en dehors de la pensée, que la raison humaine ne se ressentira point des immenses progrès que l'on fait chaque jour dans l'art d'observer et de diriger la nature physique? Les lumières de l'expérience et de l'observation n'existent-elles pas aussi dans l'ordre moral, et ne donnent-elles pas aussi d'utiles secours aux développements successifs de tous les genres de réflexions? Je dirai plus, les progrès des sciences rendent nécessaires les progrès de la morale; car, en augmentant la puissance de l'homme, il faut fortifier le frein qui l'empêche d'en abuser. Les progrès des sciences rendent nécessaires aussi les progrès de la politique. L'on a besoin d'un gouvernement plus éclairé, qui respecte davantage l'opinion publique au milieu des nations où les lumières s'étendent chaque jour; et quoiqu'on puisse toujours opposer les désastres de quelques années à des raisonnements qui ont pour base les siècles, il n'en est pas moins vrai que jamais aucune contrée de l'Europe ne supporterait maintenant la longue succession de tyrannies basses et féroces qui ont accablé les Romains. Il importe d'ailleurs de distinguer entre la perfectibilité de l'espèce humaine et celle de l'esprit humain. L'une se manifeste encore plus clairement que l'autre. Chaque fois qu'une nation nouvelle, telle que l'Amérique, la Russie, etc., fait des progrès vers la civilisation, l'espèce humaine s'est perfectionnée; chaque fois qu'une classe inférieure est sortie de l'esclavage ou de l'avilissement, l'espèce humaine s'est encore perfectionnée. Les lumières gagnent évidemment en étendue, quand même on essayerait de leur disputer encore qu'elles croissent en élévation et en profondeur. Enfin il faudrait composer un livre pour réfuter tout ce qu'on se permet de dire dans un temps où les intérêts personnels sont encore si fortement agités. Mais ce livre, c'est le temps qui le fera; et la postérité ne partagera pas plus la petite fureur qu'excitent aujourd'hui les idées philosophiques, que les atroces sentiments que la terreur avait développés : Les fils sont plus grands que leurs pères, Ces vers, justement appliqués aux exploits militaires dont nous sommes les glorieux contemporains, ces vers seront vrais aussi pour les progrès de la raison; et mal sentiment! Pourquoi les esprits distingués, quelle que soit la carrière qu'ils suivent, ne réunissent-ils par leurs efforts pour soutenir toutes les idées qui ont en elles de la grandeur et de l'élévation? Ne voient-ils pas de tous côtés les sentiments les plus vils, l'avidité la plus basse s'emparer chaque jour d'un caractère de plus, dégrader chaque jour quelques hommes sur lesquels on avait reposé son estime? Que restera-t-il donc à ceux qui mettent encore de l'intérêt aux progrès de la pensée, ou qui, se bornant même aux arts d'imagination, veulent exclure tout le reste? Ils attaquent la philosophie, bientôt ils la-regretteront; bientôt ils reconnaîtront qu'en dégradant l'esprit, ils affaiblissent ce ressort de l'âme qui fait aimer la poésie, qui fait partager son généreux enthousiasme. Tous les vices se coalisent, tous les talents devraient se rapprocher; s'ils se réunissent, ils feront triompher le mérite personnel; s'ils s'attaquent mutuellement, les cal❘culateurs heureux se placeront aux premiers rangs, et tourneront en dérision toutes les affections désintéressées, l'amour de la vérité, l'ambition de la gloire, et l'émulation qu'inspire l'espoir d'être utile aux hommes et de perfectionner leur raison 1. Je me suis proposé d'examiner quelle est l'influence de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est l'influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois. Il existe, dans la langue française, sur l'art d'écrire et sur les principes du goût, des traités qui ne laissent rien à désirer; mais il me semble que l'on n'a pas suffisamment analysé les causes morales et politiques qui modifient l'esprit de la littérature. Il me semble que l'on n'a pas encore considéré comment les facultés humaines se sont graduellement développées par les ouvrages illustres en tout genre, qui ont été composés depuis Homère jusqu'à nos jours. Après avoir réfuté les diverses objections qui ont été faites contre mon ouvrage, je sais fort bien qu'il est un genre d'attaque qui peut éternellement se répéter; ce sont toutes les insinuations qui ont pour objet de me blâmer, comme femme, d'écrire et de penser. J'offre d'avance la traduction de toutes ces sortes de critiques dans les vers de Molière que je rappelle ici : Non, non, je ne veux point d'un esprit qui soit haut ARNOLPHE, dans l'École des femmes. Je conçois qu'on puisse se plaire dans ces plaisanteries, quoiqu'elles soient un peu usées; mais je ne comprends pas comment il serait possible que mon caractère ou mes écrits inspirassent des sentiments amers. Un motif quelconque peut en suggérer le langage; mais, en vérité, je ne crois pas que personne les éprouve réellement. 2 Les ouvrages de Voltaire, ceux de Marmontel et de la Harpe. J'ai essayé de rendre compte de la marche lente, | les inconnus, sur tous les hommes enfin dont le mais continuelle, de l'esprit humain dans la philosophie, et de ses succès rapides, mais interrompus, dans les arts. Les ouvrages anciens et modernes qui traitent des sujets de morale, de politique ou de science, prouvent évidemment les progrès successifs de la pensée, depuis que son histoire nous est connue. Il n'en est pas de même des beautés poétiques qui appartiennent uniquement à l'imagination. En observant les différences caractéristiques qui se trouvent entre les écrits des Italiens, des Anglais, des Allemands et des Français, j'ai cru pouvoir démontrer que les institutions politiques et religieuses avaient la plus grande part à ces diversités constantes. Enfin, en contemplant et les ruines et les espérances que la révolution française a, pour ainsi dire, confondues ensemble, j'ai pensé qu'il importait de connaître quelle était la puissance que cette révolution a exercée sur les lumières, et quels efforts il pourrait en résulter un jour, si l'ordre et la liberté, la morale et l'indépendance républicaine, étaient sagement et politiquement combinés. Avant d'offrir un aperçu plus détaillé du plan de cet ouvrage, il est nécessaire de retracer l'importance de la littérature considérée dans son aссерtion la plus étendue; c'est-à-dire, renfermant en elle les écrits philosophiques et les ouvrages d'imagination, tout ce qui concerne enfin l'exercice de la pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées. Je vais examiner d'abord la littérature d'une manière générale dans ses rapports avec la vertu, la gloire, la liberté et le bonheur; et s'il est impossible de ne pas reconnaître quel pouvoir elle exerce sur ces grands sentiments, premiers mobiles de l'homme, c'est avec un intérêt plus vif qu'on s'unira peut-être à moi pour suivre les progrès, et pour observer le caractère dominant des écrivains de chaque pays et de chaque siècle. Que ne puis-je rappeler tous les esprits éclairés à la jouissance des méditations philosophiques! Les contemporains d'une révolution perdent souvent tout intérêt à la recherche de la vérité. Tant d'événements décidés par la force, tant de crimes absous par le succès, tant de vertus flétries par le blâme, tant d'infortunes insultées par le pouvoir, tant de sentiments généreux devenus l'objet de la moquerie, tant de vils calculs hypocritement commentés; tout lasse de l'espérance les hommes les plus fidèles au culte de la raison. Néanmoins ils doivent se ranimer en observant, dans l'histoire de l'esprit humain, qu'il n'a existé ni une pensée utile, ni une vérité profonde qui n'ait trouvé son siècle et ses admirateurs. C'est sans doute un triste effort que de transporter son intérêt, de reposer son attente à travers l'avenir, sur nos successeurs, sur les étrangers bien loin de nous, sur souvenir et l'image ne peuvent se retracer à notre esprit. Mais, hélas! si l'on en excepte quelques amis inaltérables, la plupart de ceux qu'on se rappelle après dix années de révolution contristent votre cœur, étouffent vos mouvements, en imposent à votre talent même, non par leur supériorité, mais par cette malveillance qui ne cause de la douleur qu'aux ames douces, et ne fait souffrir que ceux qui ne la méritent pas. Enfin relevons-nous sous le poids de l'existence; ne donnons pas à nos injustes ennemis, et à nos amis ingrats, le triomphe d'avoir abattu nos facultés intellectuelles. Ils réduisent à chercher la gloire, ceux qui se seraient contentés des affections: eh bien, il faut l'atteindre. Ces essais ambitieux ne porteront point remède aux peines de l'âme, mais ils honoreront la vie. La consacrer à l'espoir toujours trompé du bonheur, c'est la rendre encore plus infortunée. Il vaut mieux réunir tous ses efforts pour descendre avec quelque noblesse, avec réputation, la route qui conduit de la jeunesse à la mort. De l'importance de la littérature dans ses rapports avec la vertu. La parfaite vertu est le beau idéal du monde intellectuel. Il y a quelques rapports entre l'impression qu'elle produit sur nous et le sentiment que fait éprouver tout ce qui est sublime, soit dans les beaux-arts, soit dans la nature physique. Les proportions régulières des statues antiques, l'expression calme et pure de certains tableaux, l'harmonie de la musique, l'aspect d'un beau site dans une campagne féconde, nous transportent d'un enthousiasme qui n'est pas sans analogie avec l'admiration qu'inspire le spectacle des actions honnêtes. Les bizarreries, inventées ou naturelles, étonnent un moment l'imagination; mais la pensée ne se repose que dans l'ordre. Quand on a voulu donner une idée de la vie à venir, on a dit que l'esprit de l'homme retournerait dans le sein de son Créateur; c'était peindre quelque chose de l'émotion qu'on éprouve lorsque après les longs égarements des passions, on entend tout à coup cette magnifique langue de la vertu, de la fierté, de la pitié, et qu'on trouve encore que son âme entière y est sensible. La littérature ne puise ses beautés durables que dans la morale la plus délicate. Les hommes peuvent abandonner leurs actions au vice, mais jamais leur jugement. Il n'est donné à aucun poëte, quel que soit son talent, de faire sortir un effet tragique d'une situation qui admettrait en principe une immoralité. L'opinion, si vacillante sur les événements réels de la vie, prend un caractère de fixité quand on lui présente à juger des tableaux d'imagination. La critique littéraire est bien souvent un traité de morale. Les écrivains distingués, en se livrant seulement à l'impulsion de leur talent, découvriraient ce qu'il y a de plus héroïque dans le dévouement, de plus touchant dans les sacrifices. Étudier l'art d'émouvoir les hommes, c'est approfondir les secrets de la vertu. Les chefs-d'œuvre de la littérature, indépendamment des exemples qu'ils présentent, produisent une sorte d'ébranlement moral et physique, un tressaillement d'admiration qui nous dispose aux actions généreuses. Les législateurs grecs attachaient une haute importance à l'effet que pouvait produire une musique guerrière ou voluptueuse. L'éloquence, la poésie, les situations dramatiques, les pensées mélancoliques agissent aussi sur les organes, quoiqu'elles s'adressent à la réflexion. La vertu devient alors une impulsion involontaire, un mouvement qui passe dans le sang, et vous entraîne irrésistiblement comme les passions les plus impérieuses. Il est à regretter que les écrits qui paraissent de nos jours n'excitent pas plus souvent ce noble enthousiasme. Le goût se forme sans doute par la lecture de tous les chefs-d'œuvre déjà connus dans notre littérature; mais nous nous y accoutumons dès l'enfance, chacun de nous est frappé de leurs beautés à des époques différentes, et reçoit isolément l'impression qu'elles doivent produire. Si nous assistions en foule aux premières représentations d'une tragédie digne de Racine; si nous lisions Rousseau, si nous écoutions Cicéron se faisant entendre pour la première fois au milieu de nous, l'intérêt de la surprise et de la curiosité fixerait l'attention sur des vérités délaissées; et le talent commandant en maître à tous les esprits, rendrait à la morale un peu de ce qu'il a reçu d'elle; il rétablirait le culte auquel il doit son inspiration. Il existe une telle connexion entre toutes les facultés de l'homme, qu'en perfectionnant même son goût en littérature, on agit sur l'élévation de son caractère: on éprouve soi-même quelque impression du langage dont on se sert; les images qu'il nous retrace modifient nos dispositions. Chaque fois qu'appelé à choisir entre différentes expressions, l'écrivain ou l'orateur se détermine pour celle qui rappelle l'idée la plus délicate, son esprit choisit 'entre ces expressions, comme son âme devrait se décider dans les actions de la vie; et cette première habitude peut conduire à l'autre. Le sentiment du beau intellectuel, alors même qu'il s'applique aux objets de littérature, doit inspirer de la répugnance pour tout ce qui est vil et féroce; et cette aversion involontaire est une garantie presque aussi sûre que les principes réfléchis. On est honteux de justifier l'esprit, tant il pa raît évident, au premier aperçu, que ce doit être un grand avantage. Néanmoins on s'est plu quelquefois, par une sorte d'abus de l'esprit même, à nous tracer ses inconvénients. Une équivoque de mots a seule donné quelque apparence de raison à ce paradoxe. Le véritable esprit n'est autre chose que la faculté de bien voir; le sens commun est beaucoup plutôt de l'esprit que les idées fausses. Plus de bon sens, c'est plus d'esprit; le génie, c'est le bon sens appliqué aux idées nouvelles. Le génie grossit le trésor du bon sens; il conquiert pour la raison. Ce qu'il découvre aujourd'hui sera dans peu généralement connu, parce que les vérités importantes une fois découvertes frappent tout le monde presque également. Les sophismes, les aperçus appelés ingénieux, quoiqu'ils manquent de justesse, tout ce qui diverge enfin, doit être uniquement considéré comme un défaut. L'esprit donc ainsi assimilé, sous tous les rapports, à la raison supérieure, ne peut pas plus nuire qu'elle. Encourager l'esprit dans une nation, appeler aux emplois publics les hommes qui ont de l'esprit, c'est faire prospérer la morale. On attribue souvent à l'esprit toutes les fautes qui viennent de n'avoir pas assez d'esprit. Les demi-réflexions, les demi-aperçus troublent l'homme sans l'éclairer. La vertu est à la fois une affection de l'âme et une vérité démontrée; il faut la sentir ou la comprendre. Mais si vous prenez du raisonnement ce qui trouble l'instinct, sans atteindre à ce qui peut en tenir lieu, ce ne sont pas les qualités que vous possédez qui vous perdent, ce sont celles qui vous manquent. A tous les mal-, heurs humains, cherchez le remède plus haut. Si vous tournez vos regards vers le ciel, vos pensées s'ennoblissent: c'est en s'élevant que l'on trouve l'air plus pur, la lumière plus éclatante. Excitez l'homme enfin à tous les genres de supériorité, ils serviront tous au 'perfectionnement de sa morale. Les grands talents obtiennent des applaudissements, et une bienveillance qui porte à la douceur l'âme de ceux qui les possèdent. Voyez les hommes cruels; ils sont, pour la plupart, dépourvus de facultés distinguées. Le hasard même a frappé leur figure de quelques désavantages repoussants; ils se vengent sur l'ordre social de ce que la nature leur a refusé. Je me confie sans crainte à ceux qui doivent être contents du sort, à ceux qui peuvent, de quelque manière, mériter les suffrages des hommes. Mais celui qui ne saurait obtenir de ses semblables aucun témoignage d'approbation volontaire, quel intérêt a-t-il à la conservation de la race humaine? Celui que l'univers admire a besoin de l'univers. On a souvent répété que les historiens, les auteurs comiques, tous ceux enfin qui ont étudié les hommes pour les peindre, devenaient indifférents au bien et au mal Une certaine connais |