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bout près de la roche, s'enlevant sur le fond clair de la rivière et de la prairie, puis il commença à la dessiner sur la toile neuve.

Elle obéissait docilement à ses indications, bien que l'immobilité la fatiguât vite et qu'elle eût une grande difficulté à garder longtemps la pose. Craignant de la lasser, il coupait la séance de longs repos pendant lesquels ils devisaient tous deux familièrement, assis au bord de la source sur laquelle des araignées d'eau exécutaient leurs capricieuses glissades. Quand cinq heures sonnèrent à l'église de Savigné et qu'il fallut se quitter, le dessin de la tête était à peine indiqué.

On s'ajourna au lendemain, et les séances se succédèrent ainsi à travers tout le mois d'août, qui fut exceptionnellement beau. Le portrait n'allait pas vite, Étienne était rarement content de lui et n'hésitait pas à gratter impitoyablement les morceaux dont il n'était pas satisfait. Pendant ce temps, une intimité plus étroite s'établissait entre ces jeunes gens, qui avaient tous deux une nature communicative. Leurs dispositions expansives étaient encore doublées par la vie en plein air et par cette familiarité forcée que créent les relations de peintre à modèle. Ils se contaient volontiers leurs souvenirs d'enfance, leurs impressions de couvent ou de collège, leurs observations sur le monde de la petite ville; un seul point était laissé de part et d'autre en dehors de la conversation : Étienne se taisait sur les faits et gestes de M. Maugars, et Thérèse ne parlait jamais de sa mère. C'étaient les deux choses qui leur tenaient le plus au cœur, mais, par un sentiment de pudeur réciproque, ils évitaient d'effleurer ces deux sujets délicats, comme on craint d'appuyer le doigt sur une plaie mal fermée.

Insensiblement et inconsciemment un grain de tendresse se mêla à leur amitié. Cela devait arriver forcément entre une jolie fille de seize ans et un garçon de vingt-deux. Au bout d'un mois, les rapports de Thérèse et d'Étienne étaient devenus plus tendres, sans que cependant le mot d'amour eût été prononcé. Rien du reste d'équivoque ni de troublant ne s'était passé qui pût les éclairer sur cette modification de leurs sentimens. Étienne était d'un caractère trop honnête et trop droit pour abuser de la confiance que lui témoignait la jeune fille, et Thérèse de son côté, nature saine, robuste et bien équilibrée, n'était ni sentimentale ni romanesque. Leur intimité avait plutôt les apparences d'une cordiale et chaude camaraderie, sans coquetterie ni fausse pruderie d'une part, sans complimens ni protestations langoureuses de l'autre. Seulement, plus les jours se succédaient, plus ils sentaient de plaisir à être ensemble et plus ils s'efforçaient de multiplier les occasions de se

voir.

TOME XXXIII.

1879.

2

Parfois ils laissaient là la pose, la toile et les pinceaux, et saisaient côte à côte de longues promenades le long de la Charente, dont le cours sinueux entre des rochers et des bouquets de bois offrait à chaque instant à leurs yeux des sites nouveaux et char

mans.

Ils allaient ainsi jusqu'aux grottes de Chaffaud ou jusqu'au hameau des Malpierres, escaladant les plessis, passant la rivière à gué sur d'anciens barrages, se frayant un chemin dans les brandes semées d'ajoncs; puis ils s'en revenaient lentement, chargés de bottes de fleurs, par des traînes bordées de grandes haies, où des chèvrefeuilles sauvages embaumaient l'air de leur parfum de vanille. Par ces chaudes soirées de septembre, la jeunesse fermentait plus fort dans leurs veines; le plein air et la tiède influence de l'automne doublaient la puissance de leurs sensations; leurs yeux brillaient plus vivement, leurs narines se dilataient avec plus de volupté pour respirer la capiteuse odeur qu'exhalent les châtaigneraies à l'arrière-saison; leurs oreilles s'ouvraient avec délices pour écouter les lointaines et mélancoliques vocalises des pastours qui araudaient pour rappeler leurs ouailles. Ils semblaient ignorer tout danger et ne croyaient pas mal faire en se promenant ensemble. Ils étaient heureux de se voir, de s'entendre parler, d'éprouver de concert les mêmes sensations exquises en face de la nature sauvage, et c'était tout.

C'eût été le bonheur, s'ils avaient vécu dans une île déserte; mais ils vivaient dans une petite ville où on a des yeux de lynx pour épier la conduite du prochain. Avant la fin du mois d'août, chacun savait qu'ils se rencontraient presque tous les jours au Moulin des Ages. Des bourgeois, amateurs de pêche à la ligne, les avaient épiés de loin à travers les saules, et la femme du notaire, revenant de la foire de Saint-Laurent, les avait aperçus de la route de Charroux, un soir qu'ils longeaient la Charente. - Bientôt tout Saint-Clémentin parla des rendez-vous que Mlle Desroches donnait au fils Maugars, et les âmes charitables plaignirent M. Desroches. Le médecin n'avait pas de chance, et la fille ne valait pas mieux que la mère! Quant à Étienne, on ne l'épargnait pas non plus, et les mères de filles à marier le trouvaient impardonnable. Mme Maugars fut informée l'une des premières du scandale que causait son fils.

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-

Eh bien, dit-elle en rentrant à M. Maugars, j'en apprends de belles! Il paraît qu'Étienne s'est amouraché de la petite Desroches.

Elle raconta à son mari les histoires qui faisaient le tour de la ville.

Le banquier se contenta de sourire. Il n'était pas fâché de savoir

qu'Étienne devenait moins puritain et mettait ses conseils à profit. Après? dit-il plaisamment, il s'amuse, c'est de son âge... Avais-tu la prétention de le couver sans cesse sous tes jupes?

Mais il affiche cette petite sotte.

Tant pis pour elle et pour son père!.. Au lieu de faire de la politique, il devrait mieux surveiller sa fille... Étienne est garçon et il court après les fillettes, c'est dans son rôle, et je suis de l'avis de ce paysan qui criait à travers le village : « Rentrez vos poules, mon coq est lâché. »

- C'est immoral, répliqua Mme Maugars, et de plus c'est dangereux... Suppose qu'Étienne s'éprenne sérieusement de cette fille, et qu'un jour il vienne te sommer de donner ton consentement au mariage?

Le banquier siffla ironiquement. -Je voudrais voir ça! D'ailleurs, ajouta-t-il en serrant ses lèvres balafrées, ce qui donnait à sa figure une expression cruelle, si cette demoiselle devenait gênante, j'ai un moyen de nous en débarrasser... Ne parle de rien à ton fils et laissons aller les choses... Je suis là, et tu peux dormir sur tes deux oreilles.

Ce petit discours ne rassura Mme Maugars qu'à moitié, elle tremblait que le bruit de cette amourette ne vînt aux oreilles de M. Desroches et qu'il ne s'adressât directement à Étienne pour lui demander raison de sa conduite. Jusque-là, pourtant, le docteur était la seule personne de Saint-Clémentin qui ne sût rien de ce qui se passait. Toujours en courses par les villages et de plus en plus enfoncé dans la politique, à mesure que se précipitaient les événemens qui marquèrent la fin de l'année 1851, il ne rentrait que fort tard au logis et s'inquiétait peu de ce que Thérèse y faisait pendant son ab

sence.

On était au mois d'octobre, les journées devenaient plus courtes et moins sûres. Une après-midi, pendant qu'Étienne achevait le portrait de Thérèse, ils furent surpris par une brusque averse, et il fallut plier bagage. Ils pensèrent d'abord à s'abriter sous les roches; mais la pluie menaçait de devenir plus violente, la toilette légère de Me Desroches commençait à être mouillée, et ils se décidèrent à se réfugier dans l'une des borderies voisines du moulin.

Quand ils arrivèrent, les métayers se hâtaient de rentrer les regains dans le fenil, tandis que par la porte de l'étable on apercevait les bœufs fraîchement dételés et occupés à manger. La métayère conduisit les deux jeunes gens dans une pièce obscure qui servait de cuisine et de chambre à coucher, et les y laissa seuls. Le gîte disait la pauvreté des hôtes. La lumière y pénétrait à peine par une fenêtre étroite, voilée de toiles d'araignées. Le sol de terre battue était humide; de vieux meubles et quelques ustensiles de cuisine

se laissaient apercevoir vaguement dans la pénombre; dans l'âtre haut et profond deux maigres tisons fumaient en crépitant chaque fois que des gouttes d'eau tombaient du haut de la cheminée. Les deux jeunes gens se regardaient, et, eux qui avaient passé tant d'heures seul à seul en plein air, se trouvaient tout à coup embarrassés de leur tête-à-tête.

- Quel triste gîte! s'exclama Étienne, on dirait une cave.

- Oui, reprit Thérèse, il y a pourtant des gens qui y vivent et qui s'en accommodent.

Ils redevinrent silencieux. Au dehors, la pluie fouettait violemment contre les murs, et on entendait la rude respiration des bœufs dans l'étable. Étienne vit les yeux de la jeune fill riller et un sourire éclairer sa figure.

- A quoi pensez-vous? demanda-t-il en se rapprochant.

- Je pense, répondit-elle, à la figure que vous feriez, vous, si vous étiez condamné à passer votre vie ici.

Le ciel était si orageux et si couvert que la pièce devenait de plus en plus sombre, et dans cette obscurité Étienne ne distinguait plus que les points lumineux des prunelles de Thérèse. Il se sentait attiré comme par un charme vers ces regards, et, pour la première fois, un trouble voluptueux lui serrait la poitrine.

Moi? s'écria-t-il; l'endroit est bien pauvre et ien maussade, n'est-ce pas ? Eh bien, je m'y trouverais heureux, si je pouvais y mener une simple vie de paysan avec vous.

Elle sourit de nouveau en secouant la tête. Menteur! murmura-t-elle.

Je vous le jure, Thérèse!

Leurs regards s'étaient de nouveau rencontrés, et ils se fondaient pour ainsi dire tendrement l'un dans l'autre. Étienne avait saisi les mains de la jeune fille. Elle les lui abandonna un moment, puis elle en retira une et porta un doigt à ses lèvres.

Au dehors, la métayère secouait ses sabots sur la pierre du seuil, avant de rentrer. Les jeunes gens se quittèrent les mains, et la porte s'ouvrit.

Vous êtes sortie par un bien mau temps, ma mignonne, dit la paysanne en faisant une courte révérence à Thérèse, et vous aussi, monsieur Maugars; mais vous n'avez plus qu'à patienter, voilà le ciel qui se nettoie du côté de Saint-Clémentin, ce n'était qu'une érabinée (une averse).

En effet, on voyait déjà plus clair dans la cuisine et, par la porte ouverte, on apercevait au loin une blancheur laiteuse dans le ciel. Au bout d'un quart d'heure, la pluie cessa tout à fait, et les deux jeunes gens purent sortir. Les nuées s'entr'ouvraient par places et découvraient des coins de bleu bordés de gros nuages noirs;

par ces trouées, de rapides coups de soleil tombaient sur les massifs de peupliers aux feuilles déjà jaunissantes; tout au fond et comme repoussoir s'étendait une buée confuse dans laquelle plongeait l'extrémité d'un arc-en-ciel. - Les chemins étaient détrempés, et Étienne ne voulut pas laisser Thérèse se hasarder seule dans cette boue. Il se décida à l'accompagner jusqu'à l'entrée de SaintClémentin. Ils prirent la rive droite de la Charente et le sentier du moulin des Granges, afin de n'avoir pas à traverser toute la ville.

Or le hasard voulut que le docteur Desroches fût précisément en visite chez le meunier des Granges, qui s'était cassé la jambe. Le chemin passe sous une grande porte voûtée qui fait partie des dépendances du moulin, et tandis que les deux jeunes gens s'en revenaient bras dessus, bras dessous, en glissant dans les flaques d'eau et en devisant gaîment, le docteur, qui attendait, lui aussi, la fin de l'averse, et qui examinait le ciel derrière les vitres du meunier, les vit tout à coup s'avancer vers le porche de la cour. Il pâlit, se mordit les lèvres et resta un moment paralysé par l'étonnement et la colère; puis, sans mot dire, il quitta son malade, sauta sur le bidet poitevin qui lui servait à faire ses courses, et, gagnant la grande route, s'arrangea de façon à rentrer en ville avant les deux promeneurs, qui ne se hâtaient guère.

Quand Thérèse, après avoir quitté Étienne au pont des Barres, arriva enfin au logis de la rue Louis XIII, elle trouva dans le vestibule le docteur qui la prit par le bras et la poussa rudement dans la bibliothèque, dont il referma la porte.

- D'où venez-vous? lui demanda-t-il ?

Thérèse le regarda, étonnée de la question et du ton avec lequel elle était posée.

Je suis allée aux Ages, et j'ai été prise par la pluie.
Vous vous promeniez... seule?

Thérèse rougit faiblement. - Non, répondit-elle. Pourquoi? - Parce que je serais bien aise de connaître le compagnon avec lequel vous couriez les chemins.

Elle releva la tête et reprit d'une voix ferme: -C'était M. Étienne Maugars.

Vraiment?.. Et vous ne mourez pas de honte en me l'avouant! Ce n'est pas assez d'oublier la retenue qu'une honnête fille doit avoir; il faut que vous choisissiez, pour vous faire montrer au doigt, le fils de l'homme qui m'a dépouillé.

— Je n'ai rien fait pour être montrée au doigt, répliqua-t-elle vivement; quant à M. Étienne Maugars, si son père a eu des torts, il est le premier à les regretter et c'est un honnête homme, je puis yous l'affirmer.

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