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«Dans les moments de troubles, les émigrations peuvent être défendues. » Pendant ce temps, on faisait passer à Mirabeau des billets qui, pour des buts contraires, le poussaient à la tribune. Il se lève enfin, et lit une lettre adressée autrefois par lui à Frédéric-Guillaume, roi de Prusse. Le droit qui appartient à l'homme de quitter le sol où n'est point pour lui le bonheur, était éloquemment revendiqué. Il y eut des applaudissements, il y eut des murmures. Sur les bancs extrêmes de la gauche, profond silence. On s'attendait à voir entrer dans la lice Barnave, les deux Lameth; mais, par une politique qu'ils expliquèrent plus tard, ils avaient résolu de s'abstenir. C'est ainsi que Gourdan s'étant penché à l'oreille d'Alexandre Lameth en lui disant : « Est-ce que vous ne parlerez pas? » celui-ci répondit : « C'est ce qu'ils veulent 1. » Le gant jeté par Mirabeau, ce fut Rewbell qui le releva. « Nulle société, dit-il, ne peut exister sans des devoirs réciproques. Comment défendrais-je de mon corps, de mon sang, les possessions de mon voisin, s'il fuit loin des miennes ? » L'argumentation était spécieuse; mais la seule chose à en conclure était que nul n'a droit à jouir, soit quant à sa personne, soit quant à ses biens, du bénéfice des lois d'un pays qu'il répudie. Or, de quoi s'agissait-il ? Était-ce seulement de priver ceux qui s'expatriaient, en haine des lois nouvelles, de toute fonction publique et de leur imposer la vente de leurs immeubles? Non, c'était d'empêcher l'émigration d'une manière absolue qu'il s'agissait, c'était d'enchaîner l'homme au sol, c'était de murer la patrie. Et que valait, dès lors, le raisonnement de Rewbell? Comment, d'ailleurs, appliquer le principe qu'il posait, sans entrer dans une recherche inquisitoriale des motifs qui porteraient un citoyen à sortir du royaume? Comment distinguer entre l'émigrant et le simple voyageur, entre le déplacement politique et le déplacement commercial? Quelle carrière ouverte à la tyrannie ! C'est ce qui apparut avec une clarté sinistre aux yeux de l'Assemblée, lorsque, pressé de

1 Révolutions de France et de Brabant, no 66.

lire le projet du comité, le Chapelier lut: « Il sera nommé par l'Assemblée nationale un conseil de trois personnes qui exerceront seulement sur le droit de sortir du royaume et sur l'obligation d'y rentrer un pouvoir dictatorial. » A ces mots, un frémissement involontaire courut sur tous les bancs, et Mirabeau, prenant la parole avec empire, s'écria : « Je déclare que je me croirais délié de tout serment de fidélité envers ceux qui auraient l'infamie de nommer une commission dictatoriale. » Puis, la tête haute et le rayonnement de l'orgueil sur le front: « La popularité que j'ai ambitionnée, dit-il, et dont j'ai eu l'honneur comme un autre, n'est pas un faible roseau; c'est dans la terre que je veux enfoncer ses racines sur l'imperturbable base de la raison et de la liberté. » On applaudissait; il reprit : « Si vous faites une loi contre les émigrants, je jure de n'y obéir jamais. » Le projet du comité fut rejeté à l'unanimité, et Vernier proposa que l'examen de la loi fût renvoyé à chacun des comités de l'Assemblée, qui, après s'en être occupés séparément, se réuniraient par commissaires. Jusque-là Mirabeau n'avait fait que mettre beaucoup de grandeur à plaider une grande cause; mais, son succès l'enivrant, il voulut une seconde fois s'emparer de la tribune, en roi qui prend possession de son trône, et il provoqua cette rude exclamation de Goupil : « Quel est le titre de dictature qu'exerce M. Mirabeau dans cette Assemblée? » Il n'en tint compte. Ce qu'il demandait, ce qu'il voulait absolument emporter, c'était l'ordre du jour pur et simple. Il fut railleur, impérieux, méprisant; il osa, le visage tourné vers ceux de l'extrême gauche, qui murmuraient, crier du ton d'un maître irrité : Silence aux trente voix ! Il oubliait — et, plus tard, Robespierre saura bien le rappeler que la vertu fut toujours en minorité sur la terre; que Sidney, mort pour le peuple, était de la minorité; que Socrate était de la minorité quand il avala la ciguë, et Caton quand il se déchira les entrailles. Silence aux trente voix! Mais la tyrannie est odieuse sous toutes ses formes, et en quoi donc celle d'un chiffre vaut-elle mieux que celle d'un coup de massue? La

proposition Vernier fut adoptée; le peuple qui encombrait les tribunes avait tressailli, et les Lameth sortirent, le cœur plein de rage'.

Pendant ce temps, une scène étrange se passait au château. On arrêta dans l'appartement de l'héritier présomptif du trône un chevalier de Saint-Louis, nommé Court de Tonnelles, lequel portait, caché sous son habit, un petit couteau de chasse, en forme de poignard. Aux questions qui lui furent adressées, il répondit d'une manière assez obscure, et là-dessus le bruit se répandit rapidement qu'on avait voulu assassiner le roi. A entendre les aristocrates, colporteurs de ce bruit lugubre, nul doute que le meurtrier n'eût été vomi par les Jacobins : c'était le frère de Barnave, disaient les uns; c'était Menou, affirmaient les autres 5. Aussitôt, près de trois cents nobles s'arment de poignards. ou de pistolets, accourent au château, remplissent les appartements, et jurent de mourir pour sauver le roi. C'était justement l'heure où la Fayette, revenant de Vincennes, rentrait à Paris. On l'informe de l'injure faite à la garde nationale, gardienne naturelle des jours du monarque, et il court aux Tuileries, indigné. Il obtient de Louis XVI l'ordre formel adressé à ses officieux défenseurs de déposer leurs armes sur deux grandes tables placées dans l'antichambre. Ils obéissent; mais, forcés, pour sortir des appartements, de passer entre deux haies de gardes nationales, ils sont hués, maltraités, fouillés outrageusement. Quelques-uns résistèrent. Beauharnais le jeune déclara qu'on ne le fouillerait que mort, et les gardes, touchés de la dignité qu'il mêlait à son courage, le laissèrent libre . D'autres, moins

1 Ni le Moniteur, ni l'Histoire parlementaire ne donnent une idée vraie de la physionomie de cette fameuse séance. Les Mémoires de Ferrières, chose étrange, ne la mentionnent même pas. On ne la trouve vivante que dans le discours prononcé, le soir, par Alexandre Lameth aux Jacobins et rapporté dans les Révolutions de France et de Brabant, no 66.

2 Règne de Louis XVI, t. VI, § 27.

3 Révolutions de France et de Brabant, no 66. Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 246.

5 Règne de Louis XVI, t. VI, § 27.

heureux dans leurs protestations, furent renversés, foulés aux pieds'. On arrêta d'Éprémenil, Frondeville, d'Agoult, Berthier-Sauvigny 2.

Cette expédition charma le peuple, qui appela les vaincus chevaliers du poignard.

Marat, moins facile à satisfaire, exprima un regret féroce : « Il semblait que le ciel eût pris à tâche de rassembler le noir essaim des conspirateurs sous le fer des grenadiers soldés; ils avaient droit de les massacrer, et ils le pouvaient impunément. Les véritables amis de la liberté déploreront toujours qu'ils aient laissé échapper une occasion aussi favorable, qui ne se trouvera jamais. L'ami du peuple, surtout, en est inconsolable 5. » Au fond, ce qui tourmentait Marat, c'était la crainte que de pareils coups, frappés à propos, ne rendissent quelque popularité à la Fayette: car le crédit du général baissait de jour en jour, et Marat commençait à voir se réaliser la plus chère de ses prédictions : « Encore deux bouteilles d'encre et j'aurai culbuté le divin Moitié. »

Le soir, grande séance aux Jacobins. Les Lameth s'y étaient rendus, dans l'espoir de se venger de Mirabeau, de lui rendre les humiliations qu'ils en avaient reçues, de l'écraser. La disposition des esprits était orageuse, et les divers événements de la journée revivaient, aux yeux de tous, singulièrement transformés par de menaçants commentaires. Il avait été dit et beaucoup croyaient qu'un abominable complot avait été formé, dont le but était la destruction des Jacobins ; que l'émeute de Vincennes, réprimée par la Fayette, avait été organisée par lui-même, pour mettre Paris en combustion et fournir prétexte à quelque SaintBarthélemy des patriotes; que l'invasion du château faisait partie de ce noir projet; qu'on l'aurait mis à exécution si l'Assemblée s'était prononcée contre les Jacobins, en rejetant purement et simplement la loi contre l'émigration; mais que la chance ayant tourné en leur faveur, il avait

1 Règne de Louis XVI, t. VI, § 27.

L'abbé de Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 286.
L'Ami du peuple, no 394.

fallu subitement changer de plan; que, par là, s'expliquait l'extrême indignation affectée par la Fayette contre les chevaliers du poignard; que, du reste, cette savante tactique, trop au-dessus de l'intelligence de la Fayette, ne pouvait être que l'ouvrage d'un homme, et que cet homme, c'était... Machiavel Mirabeau 1. De fait, n'avait-il point parlé d'en finir avec les « factieux de tous les partis? » et, dans sa pensée, les Jacobins ne comptaient-ils pas au nombre des « factieux à anéantir?

Mirabeau fut averti. Il savait qu'il venait d'allumer contre lui d'inextinguibles haines. Et comment en aurait-il douté? Ce soir-là même, il avait reçu le plus sanglant des outrages; ce soir-là même, d'Aiguillon, chez qui il était attendu à dîner avec douze de ses collègues, lui avait fermé sa porte?! Et lui, faisant allusion à son cri Silence aux trente voix ! il disait à madame du Saillant, sa sœur: « J'ai prononcé là mon arrêt de mort 5. » Il ne voulut point cependant périr sans combattre, et, rassemblant toutes ses forces, il se présenta hardiment aux Jacobins.

La salle était pleine, « comme dans les grands périls de la République,» raconte Camille Desmoulins. Dès que Mirabeau parut, beaucoup murmurèrent : « Comment ose-t-il venir s'asseoir au milieu de nous? » Duport était à la tribune. L'arrivée du redoutable visiteur parut l'embarrasser. Il parla longuement des émeutes qu'on excitait à dessein, de l'expédition de Vincennes, de la Fayette qui aurait pu la prévenir et qui ne l'avait pas voulu, des pièces de canon qu'on avait artificieusement traînées tout au travers du faubourg... Mais là n'étaient point les préoccupations de l'assemblée. Il le sentit, et se décidant enfin : « Les hommes les plus dangereux à la liberté, dit-il, ne sont pas loin de vous. » C'était le mot attendu : tous les regards se portent sur Mirabeau, et plusieurs, se levant, vont applaudir à sa face. L'orateur alors rappelle la séance du matin à l'Assem

1 Révolutions de France et de Brabant, no 66.

2 Ibid.

5 Mémoires de Mirabeau, t. VIII, p, 299.

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