FIRMIN DIDOT FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS, RUE JACOB, N° 56; ET TREUTTEL ET WÜRTZ, LIBRAIRES, RUE DE LILLE, N° 17, ET A STRASBOURG. M DCCC XLIV. > 3.20 " LETTRES SUR LES ÉCRITS ET LE CARACTÈRE DE J. J. ROUSSEAU PRÉFACE A LA PREMIÈRE ÉDITION, EN 1788. Il n'existe point encore d'éloge de Rousseau: j'ai senti le besoin de voir mon admiration exprimée. J'aurais souhaité sans doute qu'un autre eût peint ce que j'éprouve; mais j'ai goûté quelque plaisir en me retraçant à moimême le souvenir et l'impression de mon enthousiasme. J'ai pensé que si les hommes de génie ne pouvaient être jugés que par un petit nombre d'esprits supérieurs, ils devaient accepter du moins tous les tributs de reconnaissance. Les ouvrages dont le bonheur du genre humain est le but, placent leurs auteurs au rang de ceux que leurs actions immortalisent; et quand on n'a pas vécu de leur temps, an peut être impatient de s'acquitter envers leur ombre, et de déposer sur leur tombe l'hommage que le sentiment de sa faiblesse même ne doit pas empêcher d'offrir. Peut-être ceux dont l'indulgence daignera présager quelque talent en moi, me reprocheront-ils de m'être hâtée de traiter un sujet au-dessus même des forces que je pouvais espérer un jour. Mais qui sait si le temps ne nous ôte pas plus qu'il ne nous donne? Qui peut oser prévoir les progrès de son esprit? Comment consentir à s'attendre, et renvoyer à l'époqued'un avenir incertain l'expression d'un sentiment qui nous presse? Le temps, sans doute, détrompe des illusions, mais il porte quelquefois atteinte à la vérité même, et sa main destructrice ne s'arrête pas toujours à l'erreur. D'ailleurs, n'est-ce pas dans la jeunesse qu'on doit à Rousseau le plus de reconnaissance? Celui qui a su faire une passion de la vertu, et qui a voulu persuader par l'enthousiasme, s'est servi des qualités et des defauts mêmes de cet âge pour s'en rendre le maître. I. SECONDE PRÉFACE; EN 1814. Čes lettres sur les écrits et le caractère de J. J. Rousseau ont été composées dans la première année de mon entrée dans le monde; elles furent publiées sans mon aveu, et ce hasard m'entraîna dans la carrière littéraire. Je ne dirai point que j'y ai du regret, car la culture des lettres m'a valu plus de jouissances que de chagrins. Il faut avoir une grande véhémence d'amour-propre pour que les critiques fassent plus de peine que les éloges ne donnent de plaisir; et d'ailleurs il y a dans le développement et le perfectionnement de son esprit une activité continuelle, un espoir toujours renaissant, que ne saurait offrir le cours ordinaire de la vie. Tout marche vers le déclin dans la destinée des femmes, excepté la pensée, dont la nature immortelle est de s'élever toujours. On n'a presque jamais nié que les goûts et les études littéraires ne fussent un grand avantage pour les hommes, mais on n'est pas d'accord sur l'influence que ces mêmes études peuvent avoir sur la destinée des femmes. S'il s'agissait de leur imposer un esclavage domestique, il faudrait craindre d'accroître leur intelligence, de peur qu'elles ne fussent tentées de se révolter contre un tel sort; mais la société chrétienne n'exigeant rien que de juste dans les relations de famille, plus la raison est éclairée, plus elle porte à se soumettre aux lois de la morale. On aperçoit clairement, en réfléchissant sur ces lois, qu'elles gouvernent le monde tot ou tard avec non moins d'infaillibilité que les forces physiques. Des sentiments, il est vrai, peuvent entraîner malgré les lumières, mais ce n'est pas à cause d'elles. Il arrive souvent que les femmes d'un esprit supérieur sont en même temps des personnes d'un caractère très-passionné; toute fois la culture des lettres diminue les dangers de ce caractère, au lieu de les augmenter; les jouissances de l'esprit sont faites pour calmer les orages du cœur. La société, telle qu'elle est organisée de nos jours, nous menace bien plus des défauts négatifs, la froideur et l'égoïsme, que de l'exaltation en quelque genre que ce puisse être. Les hommes et les femmes du peuple peuvent avoir de très-belles et de très-grandes qualités, sans que leur esprit ait été cultivé; mais dans la classe élégante et oisive, les habitudes qu'on prend dessèchent le cœur, si l'on n'y supplée point par des études vivifiantes; l'usage du monde, quand il n'est pas réuni à une instruction litté raire très-étendue, n'enseigne qu'à répéter facilement des 120017 choses communes, à mettre ses opinions en formules et son caractère en révérences. Si vous n'avez pas dans une éducation distinguée une compensation à tous ces sacrifices; si vous ne trouvez pas le naturel dans l'élévation de l'âme, et la candeur dans la connaissance de la vérité; si vous ne respirez pas enfin l'air dans une région plus vaste, vous n'êtes qu'une poupée bien apprise, qui chante toujours sur le même ton, lors même qu'elle change de paroles; et quand il serait vrai, ce qui ne l'est pas, qu'une femme ainsi disciplinée se soumit plus facilement à l'autorité conjugale, que devient la communication des âmes, si les esprits n'ont pas une sorte d'analogie? et que devrait-on penser d'un époux assez orgueilleusement modeste pour aimer mieux rencontrer dans sa femme une obéissance aveugle qu'une sympathie éclairée? Les plus touchants exemples d'amour conjugal ont été donnés par des femmes dignes de comprendre leurs maris et de partager leur sort, et le mariage n'est dans toute sa beauté que lorsqu'il peut être fondé sur une admiration réciproque. Néanmoins beaucoup d'hommes préfèrent les femmes uniquement consacrées aux soins de leur ménage; et pour plus de sûreté à cet égard, ils ne seraient pas fachés qu'elles fussent incapables de comprendre autre chose : cela dépend des goûts; d'ailleurs, comme le nombre des personnes distinguées est très-petit, ceux qui n'en veulent pas auront toujours assez d'autres choix à faire. Nous n'excluons point, dira-t-on, la culture d'esprit dans les femmes, mais nous voulons que cet esprit ne leur inspire pas le désir d'être auteurs, de se distraire ainsi de leurs devoirs naturels, et d'entrer en rivalité avec les hommes, tandis qu'elles sont faites seulement pour les encourager et les consoler. Je me sentirais, je l'avoue, une considération plus respectueuse encore pour une femme d'un génie élevé qui n'aurait point ambitionné les succès de l'amour-propre, que pour celle qui les rechercherait avec ardeur; mais il ne faut dédaigner que ce qu'on pourrait obtenir. Un homme à Paris se baissait toujours en passant sous la porte Saint-Denis, bien qu'elle fût haute de cent pieds; il en est de même des femmes qui se vantent de craindre la célébrité, sans avoir jamais eu les talents nécessaires pour l'acquérir. Ces talents ont sans doute leurs inconvénients, comme toutes les plus belles choses du monde; mais ces inconvénients mêmes me semblent préférables aux langueurs d'un esprit borné, qui tantôt dénigre ce qu'il ne peut atteindre, ou bien affecte ce qu'il ne saurait sentir. Enfin, en ne considérant que nos rapports avec nous-mêmes, une plus grande intensité de vie est toujours une augmentation de bonheur : la douleur, il est vrai, entre plus avant dans les âmes d'une certaine énergie; mais, à tout prendre, il n'est personne qui ne doive remercier Dieu de lui avoir donné une faculté de plus. se consacrer au travail; et tandis que la plupart des hommes ont besoin de saisir cette première flamme de la jeunesse, pour suppléer à la véritable chaleur, l'âme de Rousseau était consumée par un feu qui le dévora longtemps avant de l'éclairer des idées sans nombre le dominaient tour à tour; il n'en pouvait suivre aucune, parce qu'elles l'entraînaient toutes également. Il appartenait trop aux objets extérieurs pour rentrer en lui-même; il sentait trop pour penser; il ne savait pas vivre et réfléchir à la fois. Rousseau s'est donc voué à la méditation, quand les événements de la vie ont eu moins d'empire sur lui, et lorsque son âme, sans objet de passion, a pu s'enflammer tout entière pour des idées et des sentiments abstraits. Il ne travaillait ni avec rapidité, ni avec facilité; mais c'était parce qu'il lui fallait, pour choisir entre toutes ses pensées, le temps et les efforts que les hommes médiocres emploient à tâcher d'en avoir: d'ailleurs ses sentiments sont si profonds, ses idées si vastes, qu'on souhaite à son génie cette marche auguste et lente. Le débrouillement du chaos, la création du monde, se peint à la pensée comme l'ouvrage d'une longue suite d'années, et la puissance de son auteur n'en paraît que plus imposante. Le premier sujet que Rousseau a traité, c'est la question sur l'utilité des sciences et des arts. L'opinion qu'il a soutenue est certainement paradoxale, mais elle est d'accord avec ses idées habituelles; et tous les ouvrages qu'il a donnés depuis, sont comme le développement du système dont ce discours est le premier germe. On a trouvé dans tous ses écrits la passion de la nature, et la haine pour ce que les hommes y ont ajouté: il semble que, pour s'expliquer le mélange du bien et du mal, il l'avait ainsi distribué. Il voulait ramener les hommes à une sorte d'état dont l'âge d'or de la Fable donne seul l'idée, également éloigné des inconvénients de la barbarie et de ceux de la civilisation. Ce projet sans doute est une chimère ; mais les alchimistes, en cherchant la pierre philosophale, ont découvert des secrets vraiment utiles. Rousseau de même, en s'efforçant d'atteindre à la connaissance de la félicité parfaite, a trouvé sur sa route plusieurs vérités importantes. Peut-être, en s'occupant de la question sur l'utilité des sciences et des arts, n'a-t-il pas assez observé tous les côtés de l'objet qu'il traitait; peut-être a-t-il trop souvent lié les arts aux sciences, tandis que les C'est à l'âge de quarante ans que Rousseau effets des uns et des autres diffèrent entièrement. composa son premier ouvrage; il fallait que son Peut-être, en parlant de la décadence des empires, cœur et son esprit fussent calmés pour qu'il pût | suite naturelle des révolutions politiques, a-t-il eu LETTRE PREMIÈRE. Du style de Rousseau, et de ses premiers discours sur les sciences, l'inégalité des conditions, et le danger des spectacles. |