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était d'usage, afin de la mettre sous les yeux de l'empereur une fois qu'il se serait installé. En traversant un salon où se trouvait la table sur laquelle le déjeuner était déjà préparé, Napoléon se prit à dire d'un ton d'humeur : « Il ne fait pas » chaud ici.» La vérité était que, depuis quarante-huit heures, on avait entretenu, dans la vaste cheminée de cette pièce, un feu tel qu'on eût pu y faire rôtir un bœuf. L'empereur se retira d'abord dans une chambre où il ne demeura que le temps de changer de linge, puis il revint dans le salon et se mit à table avec le grandmaréchal, Berthier et Lauriston: le mameluck Roustan seul dut faire le service. Après avoir mangé une cuisse de volaille avec la célérité qui lui était habituelle, il jeta les yeux sur quelques lettres recueillies par l'aide-de-camp et que celui-ci avait placées tout ouvertes à côté de lui, en regardant seulement les signatures. "Ah! ah! dit-il en arrêtant ses regards sur l'une de ces lettres, c'est du fils de Mme de Staël!... Il désire me voir. » Et s'adressant à ses convives, comme pour avoir leur avis, il ajouta : « Que peut-il y avoir de commun entre cet échappé de Genève et moi? Que prétend-il me dire? Sire, dit alors Lauriston, la personne qui m'a remis cette lettre est un très-jeune homme, qui m'a paru fort bien, autant que j'ai pu en juger à la lueur des bougies. Un très-jeune homme, ditesvous?... C'est différent. » Et se retournant sur son siége Roustan, poursuivit-il, va dire à M. de Staël que je consens à le recevoir. Quélques secondes s'étaient à peine écoulées que le fils aîné de l'auteur de Corinne entrait dans le salon. Il se présenta à l'empereur sans trop de

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timidité et le salua avec une grâce empreinte de respect. Napoléon lui rendit son salut par une légère inclinaison de tête, et engagea aussitôt la conversation avec lui, conversation pendant laquelle ses convives gardèrent un silence absolu tout en continuant leur repas. «Approchez-vous davantage, monsieur de Staëi, » lui dit-il avec bienveillance. Le jeune homme ayant fait quelques pas, l'empereur le regarda fixement: « Vous ressemblez beancoup à madaine votre mère, continua-t-il; d'où venez-vous?

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De Genève, sire, répondit M. de Ah! Staël en baissant les yeux, c'est vrai! Et madame votre mère, où est-elle en ce moment? A Vienne, sire. Elle y aura beau jeu pour apprendre l'allemand. Sire, pouvez-vous croire que ma mère soit heureuse éloignée de son pays, de ses amis? S'il m'était permis de mettre sous les yeux de Votre Majesté les lettres qu'elle m'a écrites depuis son départ, vous verriez, sire, combien son exil la rend digne de toute votre compassion.

Que voulez

vous que j'y fasse? c'est sa faute! Je ne prétends pas dire, pour cela, qu'elle soit une méchante femme... Elle a de l'esprit, trop d'esprit peutêtre; voilà ce qui fait qu'elle est insubordonnée. Elle a été élevée dans le chaos d'une monarchie qui s'écroulait, et d'une révolution qui surgissait; elle a fait de tout cela un amalgame dangereux. Avec l'exaltation de sa tête, la manie qu'elle a d'écrire sur tout et à propos de rien, car elle a du talent, madame votre mère, elle pouvait se faire des prosélytes j'ai dû y veiller. Et puis, elle ne m'aime guère !... M. de Staël, c'est dans l'intérêt de ceux qu'elle pouvait compromettre que j'ai dû l'éloigner de Paris. Quand une fois

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Napoléon se lançait dans les récriminations, il n'était pas facile de l'interrompre. Quoi qu'il en soit, M. de Staël lui coupa la parole pour prendre la défense de sa mère, sans qu'il s'en fàchât, ce qu'il n'eût souffert de personne. Il avait laissé parler le jeune homme, puis il lui avait répondu avec ce calme qui aurait pu laisser croire que, convaincu, il était désarmé; mais it fut facile à ceux qui connaissaient l'empereur de juger que le solliciteur n'obtiendrait rien. Toutefois, lorsque M. de Staël eut achevé d'expliquer sa demande, il lui répondit: Mais en supposant que je permisse à madame votre mère de revenir à Paris, trois mois ne se passe raient pas sans qu'elle me mît dans la nécessité de la faire enfermer. J'en serais d'autant plus fâché que cela me nuirait dans l'opinion. Dites-lui que mon parti est pris et que ma décision est irrévocable: tant que je vivrai elle ne mettra pas les pieds dans ma capitale. Sire, répliqua M. de Staël avec dignité, permettezmoi de faire respectueusement observer à Votre Majesté qu'elle ne sau rait retenir ma mère en prison sans qu'elle lui eût fourni un motif plausible. Elle m'en fournirait dix au lieu d'un! — Sire, j'ai la conviction que ma mère vivrait d'une manière que Votre Majesté elle-même jugerait irréprochable. J'ose donc la supplier de lui permettre un essai, ne fût-il que de trois mois. Daignez l'autoriser, sire, à venir passer ce peu de temps à Paris avant de prendre une décision définitive. Cela ne se peut pas; elle servirait de drapeau au faubourg Saint-Germain... Quand même elle voudrait se condamner à ne voir personne, est-ce qu'elle le pourrait ? On lui ferait des visites qu'elle rendrait ; elle dirait des bons mots, aux

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quels elle n'attacherait pas d'impertance, elle, je le sais, mais auxquels, moi, j'en mettrais beaucoup, parce qu'enfin mon gouvernement n'est pas une plaisanteric; il faut que tout le monde le sache. J'en appelle à vous, sire, qui aimez tant la France: quel supplice plus grand que celui d'en être éloigné? Que Votre Majesté daigne céder à mes prières; elle nous comptera, ma mère, mon frère et moi, au nombre de ses sujets les plus dévoués et les plus fidèles. Vous et votre frère! c'est possible; mais madame votre mère,... allons donc ! Et l'empereur avait accompagné cette exclamation de ce petit mouvement d'épaules qui lui était habituel lorsque, dans son esprit, il y avait doute. Cette manifestation, que chacun remarqua, loin de décourager le jeune homme, ne fit que l'enhardir, et il reprit vivement : « Puisque Votre Majesté persiste dans son refus, au moins permettra-t-elle à un fils de lui demander ce qui a pu l'indisposer à ce point contre sa mère? » A cette interpellation faite d'une façon si directe, les assistants com mencèrent de trembler pour le jeune de Staël, ne doutant pas que l'empereur poussé à bout ne vînt enfin à perdre patience. Tous avaient les yeux fixés sur leur assiette. Le grandmaréchal semblait mal à l'aise; Berthier se rongeait les ongles; Lauriston piquait de la pointe de son couteau les pepins de la poire qu'il avait mangée. Cependant il n'en fut rien : seulement Napoléon, comme étourdi de la question, frappa la table de la tabatière qu'il tournait incessamment dans sa main, et regardant ses convives de droite et de gauche qui n'avaient pas bougé, exclama comme un homme profondément étonné: Par exemple, ceci est un peu fort! - M, de

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saut.-Alors Votre Majesté a dû voir combien mon grand-père a rendu justice à son génie. - Belle justice!... Il m'appelle l'homme nécessaire; et, d'après sa pensée, la première chose à faire aurait été de couper le cou à cet homme nécessaire merci! Certes, poursuivit Napoléon en s'échauffaut au fur et à mesure qu'il parlait, j'étais nécessaire, indispensable même, pour réparer toutes les sottises de votre grand-père, pour effacer le mal qu'il avait causé à son pays; car c'est lui qui a renversé la monarchie; c'est lui qui a conduit Louis XVI à l'échafaud! Votre Majesté ne saurait ignorer, au contraire, que c'est pour avoir défendu le roi que les biens de mon grand-père, ont été confisqués.

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Staël ne s'était pas troublé, et d'un ton qui ne manquait ni de déférence ni de dignité Sire, s'était-il hâté d'ajouter, quelques personnes m'ont dit que c'était le dernier ouvrage de mon grand-père (1) qui avait indisposé Votre Majesté contre ma mère. Eh bien! sire, je puis vous certifier qu'elle n'y est pour rien. C'est la vérité, répondit Napoléon avec franchise. Ce livre de votre grand-père y est pour beaucoup. M. Necker était un idéologue, un radoteur. A son âge, se mêler de faire des réformes, vouloir renverser ma constitution! Les États seraient, ma foi, bien gouvernés avec des gens à système, des faiseurs de théories qui jugent les hommes d'après les livres et le monde sur la carte !-Sire, puisque les plans tracés par mon grand-père ne sont, aux yeux de Votre Majesté, que de vaines théories, je ne conçois pas alors pourquoi elle s'en montre si fort irritée. Il n'est pas d'économistes qui n'aient écrit... — Les économistes! interrompit Napoléon avec une inflexion de voix singulière; mais, jeune homme, vous ne les connaissez pas. Ce sont des cerveaux creux, qui rêvent des plans de finances et qui ne sauraient remplir les fonctions de percepteur dans un village. Le livre de votre grand-père, je vous le révoqué la révolution; je ne sors pas pète, n'est que l'œuvre d'un... vieil entêté. - Ce sont, sans doute, des personnes malveillantes qui ont rendu compte de l'ouvrage à Votre Majesté? Monsieur, dit l'empereur que cette lutte commençait à fatiguer, j'ai lu moi-même ce fatras, et d'un bout à l'autre : c'était peu amu-.

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(1) Histoire de la Révolution française, de puis l'assemblée des Notables jusques et y com pris la journée du 13 vendémiaire, imprimée en 1795; réimprimée, avec de nombreuses additions de l'auteur, en 1805.

Lui!... Necker! défendre le roi! Ah! çà, entendons-nous, M. de Staël. Si je donnais du poison à un homme, et que je lui apportasse un antidote quand il est à l'agonie, diriez-vous que j'ai voulu sauver cet homme?......... Eh bien! voilà comment votre grandpère a défendu Louis XVI. Quant aux confiscations dont vous me parlez, elles ne prouvent rien. N'a-t-on pas confisqué les biens de ce bon M. de Robespierre, qui peut-être a fait moins de mal à la France que Necker; car enfin c'est lui qui a pro

de là! Vous ne l'avez pas vue, vous, parce que vous étiez trop jeune ; mais moi, j'y étais; j'ai vu ces temps de terreur et de calamités publiques. Moi vivant, ces époques déplorables ne reviendront pas, croyez-le bien. Vos faiseurs de plans tracent des utopies sur le papier, les désœuvrés les lisent et les colportent, des niais y croient; le bonheur général est dans toutes les bouches; bientôt après, le peuple manque d'ouvrage et par conséquent de pain; il se révolte, et voilà le fruit

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de toutes ces belles doctrines. Votre grand-père, monsieur, a été bien coupable! En prononçant ces mots, Napoléon avait repoussé brusquement la petite tasse à café que Roustan avait depuis longtemps posée devant lui. Il semblait monté à un tel point d'exaspération que les assistants crurent cette fois que l'orage allait éclater sur la tête du jeune de Staël, dont Napoléon ne voyait pas la figure, cachée qu'elle était dans l'ombre; car, s'il eût pu l'examiner, il lui aurait épargné, n'eût-ce été que par compassion, cette dernière sortie. Les traits du pauvre jeune homme étaient contractés, et chacun pouvait juger des efforts qu'il faisait pour que sa raison triomphât dans le combat qu'il se livrait à lui-même. Cependant il fut assez maître de lui pour répondre d'un ton calme, quoique d'une voix très-émue: «Sire, laissezmoi espérer, du moins, que la postérité ne sera pas aussi sévère à l'égard de mon grand-père que Votre Majesté. -La postérité, dites-vous? ce qu'elle aura de mieux à faire, sera de ne point parler de tout cela. Ici il y eut un silence, pendant lequel Napoléon but le café que Roustan lui avait versé. S'adressant ensuite à ses convives, il reprit en s'efforçant de sourire: Au bout du compte, ce n'est pas à moi de dire trop de mal de la révolution, car enfin je n'y ai rien perdu. Et se tournant vers M. de Staël, il ajouta d'un ton tout-à-fait calme: «Le règne des brouillons est fini. Je veux qu'on respecte l'autorité, parce qu'elle vient de Dieu. Vous me paraissez instruit, bien élevé; suivez une meilleure route que votre grand-père, que madame votre mère surtout, qui par des... bavardages a compromis l'avenir de sa famille. Ayaut dit, il se leva de table;

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ses officiers firent de même. M. de Staël insistait encore, quoique faiblement, pour obtenir le rappel de sa mère. Sans répondre à ses nouvelles instances, Napoléon s'approcha de lui, prit le bout de son oreille, et d'un ton paternel: M. de Staël, dit-il, vous êtes bien jeune ; si vous aviez mon expérience, vous jugeriez mieux. Loin de me fâcher, votre franchise m'a plu: j'aime qu'un fils plaide la cause de sa mère. La vôtre vous avait donné une mission difficile; vous vous en êtes acquitté avec esprit et convenance; mais je ne veux pas vous donner de fausses espérances: vous n'obtiendrez rien de moi. Si madame votre mère était sous les verrous, je n'hésiterais pas à lui rendre la liberté; mais elle n'est qu'en exil;... qu'elle y reste. — Sire, n'eston pas aussi malheureux exilé qu'en prison? Ce sont là des idées de roman. Madame votre mère n'estelle pas bien à plaindre? A l'exception de Paris, elle a l'Europe pour se promener. Après tout, je ne conçois pas qu'elle mette tant d'importance à venir à Paris, se placer ainsi à portée de ma tyrannie,... vous voyez, je tranche le mot. Ne peut-elle aller à Rome, à Berlin, à Pétersbourg, à Londres, par exemple? Là, elle pourra tout à son aise faire des libelles contre moi; mais Paris est le lieu de ma résidence, et je n'y veux souffrir que ceux qui m'aiment. Savezvous ce qui arriverait, si je lui permettais de revenir dans ma capitale? Elle gâterait les gens de mon entourage comme elle a gâté mon tribunat. C'est elle qui a perdu Garat; elle ne pourrait s'empêcher de s'occuper de politique. Je puis donner l'assurance à Votre Majesté que les goûts de ma mère l'entraînent exclusivement vers la littérature.

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Mais en

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core un coup, monsieur, on fait de la politique en parlant de littérature. D'ailleurs, les femmes ne doivent point écrire, elles doivent tricoter... En définitive, si madame votre mère ne se plaît pas à Vienne, eh bien! qu'elle aille... où bon lui semblera." En parlant ainsi, Napoléon, croyant se débarrasser de M. de Staël, lui avait tourné le dos, et s'était approché de la cheminée, dans laquelle le feu, tout ardent qu'il avait été d'abord, commençait à se ralentir, car l'étiquette s'opposait à ce que, en sa présence, on remît du bois dans l'âtre. Aussi, du bout de sa botte, essayait-il, en les remuant, de raviver les tisons. Pendant ce temps, Lauriston, qui avait deviné l'intention de l'empereur, faisait de l'œil au jeune homme des signes pour lui faire comprendre que, tout ayant été dit, il ferait sagement de se retirer; mais M. de Staël, ne se tenant pas pour battu, ne tenait aucun compte de l'avertissement, et semblait cloué à sa place. L'empereur, ayant brûlé l'extrémité de sa botte, se retourna du côté de M. de Staël, qui ne craignit pas de lui adresser encore la parole en disant: « Sire, Votre Majesté - me permettra-t-elle?...» Cette fois Napoléon ne le laissa pas achever sa phrase, et relevant la tête, le sourcil froncé, l'interrompit brusquement en lui disant de ce ton qui faisait vaciller la couronne sur le front des rois : Ah ça ! monsieur, n'est-ce pas fini? si vous n'avez rien à faire, moi, c'est différent : je suis pressé; on m'attend. Et, faisant deux pas vers Lauriston, il lui dit quelques mots à demi-voix (c'était l'ordre de départ qu'il lui donnait). L'aide-decamp sortit. L'empereur revint à M. de Staël, et, se posant droit devant lui, croisa les bras sur sa poi

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trine en lui disant de ce ton bref qu'il n'employait que dans certaines occasions : a Voyons, monsieur, parlez: que voulez-vous encore? Je voulais avoir l'honneur de dire à Votre Majesté, poursuivit le jeune homme avec des larmes dans la voix, que la présence de ma mère à Paris est indispensable pour suivre, auprès du gouvernement français, le recouvrement d'une dette sacrée.

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Eh bien! monsieur, est-ce que toutes les créances sur l'État ne sont pas sacrées? Sans doute, sire; mais la nôtre est accompagnée de circonstances qui en font une affaire à part. - Ah! nous y voilà! une affaire à part!..... Quel est le créancier qui n'en dit pas autant? M. de Staël, je ne connais pas votre position visà-vis de mon gouvernement. D'ailleurs cela ne me regarde pas. Si les lois sont pour vous, cela ira tout seul; mais s'il faut de la faveur, je Vous avertis que je ne veux m'en mêler en rien. - Privés des conseils de notre mère, mon frère et moi, comment ferons-nous pour suivre une affaire qui..... Il ne manque pas d'avocats à Paris qui s'en chargeront, interrompit l'empereur, en supposant même qu'elle soit mauvaise... Enfin, arrangez-vous comme vous l'entendrez; mais je vous déclare, pour la dernière fois, que je ne veux plus entendre parler de madame votre mère. Adieu, M. de Staël, ajouta-t-il en adressant à ce dernier un geste de la main pour lui faire comprendre enfin que, son audience étant terminée, il eût à se retirer. Cette conversation avait duré plus d'une heure. Jamais l'empereur n'avait donné autant de temps à un solliciteur. Son intention n'était de demeurer à Chambéry qu'un quartd'heure ou vingt minutes au plus : il

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