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l'exercice de sa liberté. Pour se diriger d'après leur lueur, la pensée en serait-elle moins libre? L'homme qui voit est-il moins libre que l'aveugle, et est-il nécessaire de marcher à tâtons pour avoir le droit d'aller où l'on veut? Mais on insiste quelle sera, dit-on, l'autorité qui établira ces principes? Nous ne pensons pas qu'il soit impossible de répondre à cette question. Un système philosophique a tenté, non sans succès, de faire résider la liberté dans la force qui permet à l'homme de régler sa conduite sur l'idéal dont il porte en lui l'image; ce système, qui identifie la liberté avec la conscience morale, a été exposé et développé dans notre pays même, avec un incontestable talent et une grande profondeur de conceptions'. Envisagé de ce point de vue, le problème des bornes que la liberté doit s'imposer à ellemême pour être réelle et complète, est de ceux qu'il est permis de ne pas croire insolubles, mais qu'il n'est pas permis en revanche de traiter en passant. Il est inutile, du reste, de nous arrêter sur ces sommets du monde moral; il nous suffit de dire qu'en ce qui concerne la tâche que nous avons entreprise, l'exercice de la liberté doit toujours être, selon nous, contrôlé par le bon sens. C'est au bon sens que nous nous en remettons pour fixer ces principes qui doivent éclairer notre route.

Mais encore ici, il faut s'entendre sur la portée des termes. Il ne manque pas de gens pour qui le bon sens n'est autre chose que cette sagesse vulgaire, telle que les hommes adroits la comprennent, l'honorent et la pratiquent. Intelligence des intérêts immédiats et matériels, habileté à prévoir les événements et surtout à en profiter, connaissance du monde se manifestant par la promptitude à se plier à ses goûts ou à ses passions, tels sont les caractères de ce bon

La philosophie de la liberté, par Charles SECRETAN, ancien professeur à l'Académie de Lausanne; 2 vol. in-8o, 1849.

sens, qui consiste dans une certaine justesse du jugement, plus que dans son étendue, dans une vue parfois d'autant plus lucide qu'elle est plus courte, et qui devrait être désigné sous le nom de sens pratique.

Nous ne voulons point contester son importance; les faits, d'ailleurs, se plaisent à lui donner une éclatante sanction. En politique, en finance, et même en littérature, ce bon sens donne, à ceux qui s'en inspirent, le pouvoir, la fortune, la vogue. Il conduit au succès, et voilà ce qui fait, nous ne dirons pas sa gloire, mais sa force et sa renommée. Conduit-il également à la vérité?

Pour répondre affirmativement à cette question, il faudrait avoir de la vérité une bien pauvre idée. Non, ce ne sont pas les mêmes mobiles qui mènent tout ensemble à la possession du bien-être et à la découverte du vrai. En dehors du bon sens vulgaire, il existe un bon sens supérieur, qui est une des plus nobles facultés de l'esprit, ou qui, pour mieux dire, est comme l'enveloppe dans laquelle elles sont toutes contenues. Ce bon sens réside dans la puissance qu'a la pensée d'embrasser l'ensemble des choses et d'arriver ainsi à une idée juste, parce qu'elle est générale. Subordonner l'exception à la règle; tenir compte des faits et de leur influence, sans leur attribuer aucune vertu souveraine et exclusive; arrêter la logique lorsqu'elle s'égare, et que, dédaigneuse des faits, elle oublie que les événements sont, eux aussi, des idées; comprendre les diverses inspirations qui agissent sur l'âme; apprécier le degré de leur importance; ne se laisser aller ni aux engouements puérils, ni aux dédains égoïstes; honorer l'enthousiasme sans flétrir la raison; savoir, en un mot, dans tout événement, dans toute idée, dans tout système, reconnaître la vérité qui s'y reflète toujours plus ou moins, comme le soleil dispense sa lumière au travers même des nuages qui nous en interceptent l'éclat : voilà le

vrai bon sens. Nous chercherons à suivre ses directions et nous ne nous laisserons pas trop décourager par la définition que nous-mêmes venons d'en donner.

La vérité comme but, le bon sens pour guide, la liberté pour instrument, voilà, si on nous le demande encore, quel est notre programme; c'est parce qu'il est vague, qu'il est loyal.

Est-il d'une réalisation possible? Nous avons la prétention de le croire et quelques motifs pour l'espérer.

La Suisse ne ressemble à aucun des pays qui l'entourent, et elle peut cependant servir de transition entre chacun d'eux. Unie à ses voisins par les liens communs de la civilisation, elle n'en possède pas moins une physionomie qui lui est propre, en sorte qu'elle entretient avec les peuples qui l'environnent des rapports tout à la fois intimes et indépendants. La vie intellectuelle compte en Suisse des foyers rapprochés et nombreux, sinon très-éclatants; la diffusion des connaissances, la discussion des intérêts, l'esprit d'association dans toutes les branches de l'activité sociale y ont pris un grand essor; le mouvement des esprits les rend tout naturellement curieux de ce qui se passe dans le monde européen. De là un commerce familier, plus étendu peutêtre qu'on ne le trouve ailleurs, avec les productions littéraires de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, dont les langues sont parlées en Suisse, et de l'Angleterre qui, plus lointaine, se rapproche de nous par quelques analogies et d'anciens souvenirs. Nous sommes donc bien placés pour connaître les questions qui s'agitent et les ouvrages qui se publient chez les grandes nations de l'Europe, et pour les apprécier avec une indépendance que ne gênent ni les rivalités nationales, ni les préjugés d'école, ni l'esprit de parti.

Mais ce n'est pas seulement de notre situation géographique que résulte pour nous le bénéfice de la libre apprécia

tion; cette situation pourrait nous permettre d'en jouir, sans nous inspirer le désir ou le talent d'en user. Nous savons qu'il sied mal de s'enorgueillir, et que la modestie convient à toutes les fiertés, même la plus légitime, celle de citoyen. Mais nous croyons pouvoir dire, sans morgue et sans fausse honte, que nous nous trouvons, grâce à la pratique séculaire qu'en a faite notre pays, dans des circonstances particulièrement favorables à l'exercice de cette liberté, tempérée par les principes, dont nous avons à cœur de nous montrer, dans notre œuvre, les fidèles représentants.

Faut-il rappeler l'histoire de la Suisse, et dire depuis combien de siècles l'air qu'elle respire est un air libre? Ses annales sont assez connues, pour qu'on sache que l'indépendance est la plus vieille de ses habitudes. Mais nous pouvons aller plus loin: la liberté de la Suisse, telle qu'elle est comprise, aimée, estimée, telle qu'elle a été consacrée sur tant de glorieux champs de batailles, cette liberté est bien plus qu'une habitude nationale, bien plus qu'une noble tradition, elle est pour nous une nécessité d'existence, elle est notre raison de vivre, elle est la Suisse elle-même.

En effet, si le fondement essentiel, et en même temps le fruit le plus précieux de la liberté, c'est le mutuel support et le mutuel respect, dans quelle autre contrée trouveraiton, à un égal degré, les éléments de ce respect et de ce support implantés dans la constitution du pays, et non pas dans sa constitution telle qu'il se l'est donnée par ses lois, mais dans sa constitution telle que Dieu la lui a faite? Où trouverait-on ailleurs unies, sous un même drapeau et si rapprochées les unes des autres, tant de divergences de races, de dissemblances d'idiomes, de diversités de religion? Estce une même langue que parlent nos chroniques, est-ce une même croyance qu'elles respirent?

La Suisse ne compte-t-elle pas parmi les plus nobles re

présentants du patriotisme religieux, le réformateur Zwingli et l'ermite Nicolas de Fluë? Le Père Girard et Mme Necker, ces apôtres de l'éducation régénérée, ne sont-ils pas sortis, le premier d'un couvent de Fribourg, la seconde de cette société d'élite dont, il y a trente ans, Genève avait le droit d'être fière? Si la Suisse élève des statues à ses plus illustres champions, ne faudra-t-il pas qu'elle fasse sortir du même bronze le catholique Reding et le protestant d'Erlach? Quelle est la capitale de la Suisse? Est-ce Berne, capitale politique, Zurich, capitale industrielle, ou bien le glorieux hameau de Schwytz, où le cœur de la patrie a battu pour la première fois? Quel parti peut réclamer le monopole de nos souvenirs? Avons-nous moins de vénération pour le sang versé au 10 août, sur les marches des Tuileries, que pour celui qui a coulé dans la plaine de Saint-Jacques?

Nous reconnaissons que la centralisation politique et administrative est un fait qui s'accomplit chaque jour dans l'intérieur de la Confédération; elle est jusqu'à un certain point commandée par les besoins commerciaux et les progrès matériels de notre société moderne. Mais une centralisation qui absorberait, pour les pressurer et les amoindrir, toutes les forces vives du pays, qui ferait un désert autour d'elle, une telle centralisation est impossible chez nous; elle est contraire à l'histoire de la Suisse, contraire à la conformation de son territoire, contraire aux mœurs qui ne sont pas les mêmes au nord et au midi, à l'est et à l'ouest. En Suisse chaque canton, chaque ville, chaque individu a sa place au soleil, son existence propre et indépendante, sa pleine liberté; et c'est le faisceau de toutes ces libertés, à la fois partielles et complètes, qui constitue la liberté suisse.

On a pu craindre pour un temps que la démocratie militante et despotique, issue de la révolution française, ne portât à cette liberté une sérieuse atteinte; elle pouvait la

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