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§ II. Besoin de cultiver les facultés intellectuelles de l'enfance. Arrivant à l'âge de sept ans révolus, à nos leçons régulières de langue maternelle, les élèves ont déjà un développement intellectuel qui est très-remarquable. Pour l'apprécier replacez-vous devant leur berceau. Envisagez le point d'où ils sont partis, et vous aurez de la peine à comprendre comment en si peu de temps ils ont pu faire tant de chemin. Leur esprit était alors une table rase où rien encore n'était écrit. Leurs facultés n'étaient encore, comme le dit le mot, que de simples pouvoirs ; et les voilà devenues des puissances très-actives avec beaucoup d'acquis en fait de connaissances même morales et religieuses. Entendez-les causer librement sur les objets qui sont à leur portée, et qui les intéressent; ce sera pour vous le moyen de mesurer leurs progrès en tout genre, et vous pourrez vous convaincre que le plus grand développement intellectuel se fait dans les premières années de la vie.

Cependant si vous envisagez le terme placé devant le novice de la vie, vous verrez qu'il a encore une longue carrière à fournir. Il n'a encore reçu aucune instruction suivie sur les objets qu'il lui importe le plus de connaître. On ne lui a donné que des fragments épars, ordinairement d'après le hasard des circonstances. Lui-même a pris comme au vol ce qui a pu l'intéresser ou le frapper davantage.

Il est vrai que, malgré l'incohérence des leçons qu'il a reçues, ou qu'il s'est données lui-même, toutes ses facultés intellectuelles se sont développées, et en l'observant quelques moments vous les verrez toutes plus ou moins en activité. Voilà les jours du tableau, mais voici ses ombres.

En reconnaissant à ses bienfaits la bonté maternelle, l'enfant a déjà fait son entrée dans le monde invisible, et de la terre il a déjà jeté quelques regards vers les cieux; néanmoins, il faut dire qu'il ne vit encore que sous l'empire des sens, tout entier aux objets qui les frappent, et tout entier au moment qui fuit. Il faut donc, pour en faire

un homme, l'acclimater dans la région des intelligences, en tournant d'abord ses regards vers son intérieur, vers ce mystérieux moi qu'il ne cesse de sentir; mais qu'il ne connaît pas du tout, parce qu'il ne peut ni le voir ni le toucher. Il n'est encore qu'un habitant de la terre comme l'animal, et il faut en faire un citoyen de deux mondes.

Placé d'ailleurs au milieu d'une infinité d'objets divers, qui lui présentent une scène sans cesse mouvante et variée, il laisse courir çà et là sa mobile pensée, qui ne fait qu'effleurer les choses, sans en approfondir aucune pour pouvoir la connaître. Il s'agit donc de la fixer peu à peu, et de lui donner quelque aplomb. Au surplus, comme l'enfant cède aux impressions diverses qui lui arrivent incessamment, il a du sens pour des détails isolés; mais, pour l'ensemble des choses et pour leur enchaînement, il n'en a pas encore acquis. Il faut donc à cet égard étendre la portée de sa vue, et donner à son esprit la capacité, l'ouverture qu'il est si loin d'avoir.

Enfin, puisque l'enfant est tout à la fois si borné et si volage, il s'ensuit naturellement qu'il doit manquer de rectitude dans ses jugements, et prendre très-fréquemment le change. Il est d'ailleurs toujours très-pressé de se décider, et il n'a pas encore appris à soumettre les choses à un sérieux examen avant d'en juger. Il a donc le plus grand besoin qu'on lui imprime longuement une salutaire direction vers la vérité qu'il aime sincèrement sans la tenir, et qu'il croit tenir, lorsqu'elle est loin de lui. Il est dit qu'il n'arrivera à la vérité qu'à travers de nombreuses erreurs. Cela tient à la condition d'un être qui part du néant pour s'avancer vers l'infini.

Il y a pourtant ici deux exceptions à relever. L'enfant juge admirablement bien du caractère des personnes qu'il a autour de lui, à commencer par sa mère, son père et les compagnons de sa vie; et il sait comment il doit s'y prendre avec eux pour obtenir ce qu'il désire. Ici il n'a pas seulement eu le temps d'observer; mais un intérêt sans

cesse renaissant le force à y regarder de très-près, pour ne pas se tromper à son détriment. D'un autre côté il juge à merveille de la bonne ou mauvaise conduite des autres à son égard, et il montre aussi pour la justice, bien entendu toujours dans le cercle étroit de sa vie, un sentiment aussi délicat que profond. Ces exceptions sont des traits de lumière pour l'éducateur. Il voit à leur aide ce qu'il pourra faire pour la culture des jeunes esprits, et comment il devra s'y prendre pour obtenir des succès.

Si toutes les facultés intellectuelles de l'enfant qui arrive au Cours de langue, sont déjà depuis longtemps en activité, bien que faiblement encore, ses premiers essais ne sont pas encore en harmonie; le sens domine, et après lui l'imagination. L'intelligence est en retard, tandis qu'elle doit prendre le dessus, et devenir de plus en plus raisonnable, en appliquant de mieux en mieux et dans une sphère incessamment croissante, les grands principes qui lui sont donnés pour régler son noble travail. La tâche de l'éducation est d'établir entre les facultés l'harmonie que réclament en même temps la nature de l'homme, sa dignité et ses grands intérêts.

§ III. Moyens de cultiver les facultés intellectuelles de

l'enfance.

A ce sujet il a déjà été fait mention de deux systèmes opposés dans l'éducation. L'un n'a en vue que de fournir des connaissances aux novices de la vie, et il veut instruire partout où il en trouve la possibilité. C'est une encyclopédie abrégée qu'il tâche de mettre dans leur esprit, ou tout au moins dans leur mémoire. L'autre au contraire ne fait pas cas de ces nombreuses connaissances: il n'envisage que les facultés intellectuelles qu'il prend la tâche d'étendre et de fortifier, ayant en cela la confiance que les connaissances viendront comme d'elles-mêmes, une fois que l'esprit sera devenu capable de les saisir et d'en faire son profit. C'est Pestalozzi qui le premier a hautement proclamé ce système de culture intellectuelle, qu'il a

poursuivi dans ses instituts en Suisse avec la chaleur et la persévérance qu'il mettait en toutes choses. Il choisit d'abord, comme on sait, le corps humain, et sur lui devaient s'exercer et se fortifier toutes les facultés de ses élèves. De là il se tourna vers les mathématiques, dont il pensa faire la meilleure gymnastique de l'esprit. Dès lors commencèrent en Allemagne les exercices d'intelligence qui se multiplièrent beaucoup en divers lieux, et les instituteurs voulurent décidément devenir, s'il m'est permis de parler ainsi, des forgerons de l'esprit. N'ayant en vue que ce qu'on appelait la culture formelle, parce qu'on ne pensait pas à instruire par ces exercices, mais seulement à former la jeune intelligence, on prenait le matériel nécessaire à peu près, comme il se présentait. L'un d'entre eux, M. Krause, fit de l'enseignement gradué de la langue maternelle cette gymnastique de l'esprit que d'autres cherchaient ailleurs. En cela nous nous rencontrâmes dans nos vues, mais le Germain n'eut pas l'idée de donner une instruction à la jeunesse, tout en développant ses facultés. Il prit aussi comme au hasard le matériel dont il avait besoin, pour former en même temps la pensée et son expression.

Instruire l'ignorante enfance en ce qu'il lui importe de connaître, c'est le devoir de l'éducation; mais vouloir lui prodiguer des connaissances que, par incapacité et faiblesse d'esprit, elle ne peut pas encore s'approprier, c'est vouloir son bien, et ne pas savoir le faire. Par là on chargera beaucoup la mémoire des élèves, et ceux-ci s'imagineront être des savants, parce qu'ils ont appris, et qu'ils récitent une multitude de mots sans y attacher le sens qu'ils expriment. Ceci n'est pas un bienfait, mais une séduction qui fait du mal à la jeunesse, et accuse hautement l'impéritie de ses guides. Montaigne avait bien raison de se récrier contre ce procédé irréfléchi des instituteurs de son temps. Mais n'estce pas dans le désert qu'il a élevé la voix? Du moins nos grammairiens de mots ne l'ont pas entendue.

Les instituteurs qui veulent avant tout développer les

facultés de l'enfance, pour la rendre susceptible d'instruction, font voir qu'ils ont étudié l'homme et l'art auguste qu'ils professent; mais, en élevant un mur de séparation entre la culture intellectuelle et l'instruction pour faire précéder l'une et suivre l'autre, ne tombent-ils pas à leur tour dans un autre extrême? Le développement qu'ils ont en vue ne peut pas se faire convenablement par les mathématiques, et nous ne répéterons pas ce qui a été dit plus haut à ce sujet. Il exige impérieusement une foule de pensées diverses qui puissent mettre en jeu toutes les différentes facultés de l'enfance, et au moyen desquelles elles soient toutes exercées graduellement et harmoniquement. Nous disons exercées, car les forces de l'âme ne gagnent que par l'exercice. Nous ajoutons graduellement et harmoniquement, parce que rien ne se fait par sauts dans l'âme non plus que dans la nature, et parce que contrarier l'harmonie rationnelle qui doit régner entre les différentes puissances intellectuelles, ce n'est pas former l'enfance, mais la déformer et la perdre.

Un choix guidé par la sagesse est donc ici nécessaire, et il est évident qu'une série de pensées amenées par le hasard du moment ne peut pas produire cette gymnastique graduée et harmonique dont l'enfance a besoin pour se développer humainement. C'est l'art de l'éducation qui doit les choisir dans le vaste domaine de la vérité et les ranger avec soin, pour en former un bel et utile ensemble. N'est-ce pas dire en d'autres paroles que la gymnastique intellectuelle destinée à l'enfance doit être en même temps l'instruction que comporte son âge, et qu'il réclame de nous?

Comme cet objet est de la dernière importance dans l'éducation, nous tâcherons de le mettre au grand jour. Nous tracerons d'abord une esquisse de l'instruction qu'il convient à tous égards de donner aux élèves du Cours de langue; puis nous ferons voir que, si cette instruction nous offre précisément ce choix de pensées dont nous avons besoin pour la gymnastique intellectuelle, en

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