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obligé d'en venir à la démonstration, qui montre à l'œil, et qui fait toucher à la main ce que l'on croyait être de l'autre monde. Voilà ce qui me fait croire que le prétendu spécifique de toute culture intellectuelle n'en est pas un. Il n'a rien de commun avec le monde des esprits, qu'il matérialiserait, c'est-à-dire, qu'il anéantirait, si on le laissait faire. Il n'est rien pour le commerce de la vie, qui repose sur la foi, le devoir et les sentiments; choses sans doute qui ont leur calcul, mais un calcul tout autre que celui des mathématiques. La physique même, pour n'ajouter que cela, fait grand usage des nombres et des grandeurs; mais, pour trouver l'enchaînement des causes et des effets, elle part d'autres principes qui pour le fond ne sont nullement du ressort des sciences exactes, et qui ne peuvent pas être soumis à leurs démonstrations visibles et palpables. C'est donc à tort que l'on a regardé les mathématiques comme la clef de toutes les connaissances humaines, et qu'en remettant cette clef à la jeunesse dans son éducation, on a cru la rendre capable d'apprendre et de savoir tout.

L'expérience dans mon école m'a montré des élèves dont l'esprit était comme bouché pour le calcul, et qui en toute autre chose se distinguaient parmi leurs camarades. Elle m'en a fait voir d'autres qui primaient quand il s'agissait de grandeurs et de nombres, et qui étaient de la dernière faiblesse, dès qu'il s'agissait d'autres objets où il fallait réfléchir, raisonner et inventer.

Dans le temps où il était de mode de visiter les écoles, j'eus fréquemment l'occasion de recevoir des voyageurs dans la mienne. Ils s'informaient des méthodes que l'on suivait, et des principes que l'on avait admis pour l'éducation de la jeunesse. Un professeur d'Édimbourg, arrivant d'Yverdun, me demanda si j'employais aussi les mathématiques comme moyen universel d'ouvrir et de former les jeunes intelligences. Je répondis que j'avais placé ce moyen dans l'enseignement systématique de la langue, et que je trouvais aussi dangereux qu'inutile de le chercher

dans la science des grandeurs et des nombres. Il me pria de bien vouloir lui développer en détail mes pensées sur ce sujet, auquel il attachait beaucoup d'importance. Je le fis longuement, et, quand j'eus fini, il m'écoutait encore. Après quelques réflexions silencieuses, il me dit : «< Savez>> vous bien que je suis à Édimbourg l'un des professeurs » de cette science à laquelle vous venez de faire le pro» cès? Mais que cela ne vous inquiète pas. Je partage toutes » vos idées, et je vais ajouter une preuve de fait à celles » que vous m'avez données. Un célèbre mathématicien de >> notre pays nous a donné un ouvrage admirable dans sa >> partie; plus tard il s'est avisé d'écrire un livre de morale; » mais si pitoyable, que les cuisinières mêmes en ont ri. »

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Dans le long discours que le professeur écossais m'avait demandé, je développai les dangers de cet esprit géométrique que l'on voulait inoculer à la jeunesse, et que Fénelon n'hésita pas à qualifier de maudit. Il me suffira d'indiquer en quelques mots ce que j'exposai alors en détail. Les mathématiques, poussées au delà de leurs limites naturelles dans l'éducation, tirent les élèves du monde où ils sont nés et où ils doivent vivre; car là il y a tout autre chose que des nombres et des grandeurs, et un esprit géométrique ne peut pas s'y retrouver. Cet esprit, s'il s'empare jamais de la jeunesse, exige partout des démonstrations, et à mesure qu'il gagne, il détruit la foi, sur laquelle pourtant repose la vie, même indépendamment des choses divines et de l'avenir qui nous attend au delà du tombeau. Enfin il conduit tout droit.au désolant matérialisme qui n'admet que ce qu'il voit de ses yeux, et touche de sa main glacée.

J'avais ces pensées dans l'esprit, lorsque je me tournai du côté de la langue pour lui demander cette gymnastique des jeunes intelligences que les mathématiques ne pouvaient pas donner. Je m'applaudissais d'avoir trouvé dans la continuation de l'enseignement de la mère de famille, le moyen de développer et de former l'esprit de mes élèves, tout en leur donnant les connaissances générale

ment utiles dans la vie ou nécessaires. Montaigne demandait de son temps que les instituteurs ne se bornassent pas à meubler les têtes d'idées diverses, mais qu'ils pensassent aussi à les forger. Il avait raison, et j'étais bien satisfait de m'être tourné vers le moyen le plus naturel et le plus avéré de forger en même temps l'esprit de la jeunesse et de le meubler.

J'en étais là, lorsqu'une nouvelle pensée vint comme un éclair, se présenter à moi. J'avais placé à côté de la syntaxe des exercices de conjugaison qui se faisaient de vive voix. On ne conjuguait pas les verbes seuls, comme le fait la routine qui ne chasse qu'aux mots, mais toujours par propositions; ce qui est tout autrement agréable et utile aux enfants. Le verbe leur étant donné à l'infinitif, on leur prescrivait le temps et le mode où il devait être conjugué, et c'était à eux à faire le reste. Un jour que selon mon habitude je remplaçais un moniteur dans l'un des exercices, il me vint à l'esprit de faire juger du bien et du mal moral qu'exprimaient les propositions formées par les élèves, et de leur faire motiver les jugements qu'ils portaient. Je les vis tout réjouis de ce que je leur avais ouvert un nouveau champ, en faisant aussi parler en eux la conscience et le sentiment. Je compris dès ce moment qu'en m'arrêtant dans le cours de langue à la culture de l'intelligence, je m'étais arrêté à un simple moyen, et qu'il fallait le faire servir à son but, à l'ennoblissement du cœur et de la vie. Toutefois, dans le vaste matériel de mon premier travail, il se trouvait quantité d'éléments qui avertissaient le moral des élèves. Comment aurais-je pu le laisser dans l'oubli? Mais il n'était pas encore mon point de mire et ma règle. Il le devint. Voilà l'origine du cours éducatif de langue maternelle que je recommande aux familles et aux écoles.

§ II. De quatre éléments qui doivent concourir à former le cours éducatif de langue maternelle.

Quatre personnages, pour ainsi dire, doivent concourir

à rédiger le cours de langue maternelle que nous avons en vue ces personnages sont le grammairien, le logicien, l'éducateur et le littérateur. Tous les quatre ont leur tâche particulière à remplir, et il y a entre eux une subordination recommandée par les objets mêmes qui sont remis à leurs soins.

Le grammairien. La tâche du grammairien est de fournir le matériel de la langue et ses formes convenues. C'est l'homme des mots, de leur signification usuelle, des variétés qu'ils subissent pour la nuancer, de leur arrangement et de leur orthographe.

Ayant à sa disposition toutes les richesses recueillies par ses devanciers, et notamment par Beauzée, Girard, Dumarsais, Roubaud, Tracy, Sicard, Girault-Duvivier, Lemare, Boniface, etc., etc. il peut amplement nous servir dans notre Cours de langue. Cependant comme ce n'est pas pour des adultes, et encore moins pour des hommes de lettres que nous avons à travailler, nous ferons choix de ce qui peut convenir à nos jeunes élèves, et tout le reste, nous le laisserons de côté. Ne faut-il pas en toutes choses avoir le but devant les yeux et se régler en conséquence sur lui?

Les définitions, les divisions, les règles trop abstraites, en un mot, la métaphysique grammaticale n'est pas à la portée des enfants qui ne sauraient en faire usage, parce qu'ils n'y comprennent rien. La synonymie, dès qu'elle entre dans les nuances délicates et subtiles de la pensée, est aussi au-dessus de leur faible conception. Il en est de même de l'étymologie prise du latin ou du grec, qui leur est tout à fait étrangère, et qui semblerait insulter à leur ignorance. Nous ménagerons en tout point leur faiblesse, et nous n'avons nulle envie de nous élever au-dessus d'eux, en faisant parade de notre savoir.

Le grammairien viendra nous offrir divers recueils rédigés pour l'usage de la jeunesse. Ce sont des collections d'homonymes, des questionnaires sur toute la grammaire, des exercices de cacologie et de cacographie. Nous utili

serons avec plaisir les recueils d'homonymes; car il est nécessaire de porter à la connaissance des enfants une partie si importante d'une orthographe qui différencie au moins dans l'écriture, ce que la prononciation confond si souvent. Nous ne faisons pas le même cas des questionnaires interminables qui entrent dans la métaphysique du langage, dans ses abstractions, ses subtilités, et dans les inutilités de son luxe tout au moins déplacé auprès de l'enfance. Des questions, il en faut pour s'assurer si elle comprend l'instruction qu'elle reçoit et qu'elle a l'air de saisir; mais ces questions doivent se faire à mesure que quelque chose de neuf se présente, et l'élève doit toujours s'exprimer librement avec ses propres paroles; parce que c'est le seul moyen de savoir s'il a compris ce que l'on a pensé lui apprendre. C'est, dit-on, pour les examens que ces longs questionnaires sont rédigés. A mon avis, les examinateurs ne peuvent connaître ce qu'ont appris les élèves, qu'en les voyant mettre en usage les directions qu'ils ont reçues. Ce sont des faits qu'il faut. Ils ne trompent pas comme les paroles que souvent la mémoire a apprises aveuglément, et qu'elle rend de même sans les comprendre.

J'ai eu pour principe, durant les dix-neuf ans que j'ai dirigé les écoles de ma ville natale, qu'il ne faut rien mettre sous les yeux de la jeunesse que ce qui peut lui servir de modèle. N'est-ce pas ainsi que nous croyons devoir faire dans les leçons d'écriture, de dessin et de musique? S'il est nécessaire de faire corriger les fautes de langage et d'orthographe, les élèves en feront de reste, sans qu'il soit besoin de les occuper de fautes étrangères qu'ils n'ont peut-être jamais faites, et qu'ils ne feront jamais. Et où puise-t-on ces sujets de cacologie et de cacographie? dans de bons auteurs dont on gâte à dessein la diction et l'écriture. A mes yeux c'est une profanation que je n'oserais me permettre. Prévenons par de bons exercices les fautes que pourraient commettre les enfants, et ayons soin de corriger celles qui leur échapperont, en

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