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nérations qui s'élèvent, qui entreront peu à peu dans la vie et les affaires, et qui finiront par y remplacer les auteurs de leurs jours. Si autrefois Lhomond et ses imitateurs ont pu suffire dans les écoles de l'enfance, leur enseignement est devenu insuffisant depuis que la société a été si profondément et si généralement ébranlée. L'esprit qui l'anime aujourd'hui, les nouveaux besoins qu'elle s'est faits, les idées nouvelles et les nouvelles prétentions qu'elle a formées, qui la travaillent et qui l'inquiètent; tout exige impérieusement que dans les écoles toutes les parties de l'instruction, et en premier lieu l'enseignement de la langue qui peut tant s'il le veut, soient mis au service de la culture intellectuelle, et celle-ci au service de l'éducation du cœur et de la vie.

Le Conseil royal de l'instruction publique, en France, adopte des grammaires pour les colléges et pour les écoles primaires; mais l'étranger qui compare ces productions diverses avec les principes d'une saine pédagogie, regrette que les savants qui composent un corps placé si haut et revêtu d'une autorité si vaste et si importante n'aient pas enfin donné à l'enseignement de la langue maternelle une direction qu'il aurait toujours dû prendre, et que réclament impérieusement les circonstances où se trouvent maintenant la nation française.

Du reste tous les hommes qui ont étudié sérieusement les questions qui se rattachent au système d'instruction publique et à ses conséquences sur l'état social actuel et sur son avenir, s'accordent à signaler l'insuffisance et les dangers de l'enseignement élémentaire et les améliorations et les réformes qu'il attend. MM. Matter, Roselly de Lorgues, Michel, Naville, Dumont, Barrau, sont unanimes sur ce point. A cet égard la Suisse a pris les devants. Dans l'un de ses cantons, l'enseignement de la langue, calculé sur la culture intellectuelle, morale et religieuse de la jeunesse, s'est étendu de la capitale dans les écoles du pays, par les soins et aux frais du gouvernement. Cette mesure salutaire a trouvé du retentissement dans les cantons parlant la

langue allemande, et avant tout dans celui de Lucerne. Tout récemment, le conseil d'instruction publique du canton de Vaud a publié un programme où il propose des prix pour la composition de trois livres qu'il juge nécessaires au bien des écoles primaires du canton: l'un portera le titre de Manuel ou de Guide à l'usage des régents, pour l'enseignement de la langue maternelle 1. Les directions que donne le vice-président, M. André Gindroz, ancien professeur de philosophie, sont tellement d'accord avec les pensées que je porte depuis tant d'années au fond de mon âme, et que j'ai tâché de réaliser, que je ne saurais exprimer la joie que m'a causée la lecture de ce beau programme. Je me suis dit: «Toi aussi, tu as enseigné dès le siècle » passé, et tu enseignes encore la philosophie; et voilà que » ton collègue de Lausanne partage tes idées pédago» giques. Les mêmes études nous ont inspiré les mêmes » pensées et le même amour pour l'éducation de la jeu»nesse.» Puisse la Providence accorder à ses efforts plus de succès que les miens n'en ont eu! je l'espère et je m'en réjouis.

CHAPITRE III.

VUES PRÉLIMINAIRES SUR L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE MATERNELLE MIS AU SERVICE DE L'ÉDUCATION.

Il ne s'agit pas encore d'exposer en détail comment on peut et on doit faire servir l'enseignement régulier de la langue à la culture de l'esprit et celui-ci à l'ennoblissement du cœur et de la vie. Je vais commencer par quelques réflexions préliminaires qui serviront d'introduction à cette importante matière. On voudra bien me permettre de rapporter quelques souvenirs qui ont trait à mon grand sujet. Je parlerai de moi-même; mais je ne pense pas avoir besoin d'excuses; car je crois que tout ce qui est bien en nous, descend du Père des lumières, et que toute la gloire doit retourner à lui. Je suis chrétien.

1 Programme des concours ouverts par le Conseil d'Instruction publique pour la publication de livres élémentaires. Lausanne, 1840.

§ Ier. Souvenirs et réflexions.

Comme je dirigeais ma nombreuse école dès la fin de 1804, je fus d'abord obligé de me servir de la grammaire de Lhomond, qui se trouvait entre les mains des élèves; je n'aurais rien gagné à l'échanger contre Restaut ou de Wailly. Plus tard j'appris à connaître la grammaire en action de l'excellent abbé Gaultier, qui dans la suite eut la bonté de m'envoyer successivement ses différents ouvrages. Se plaçant au-dessus de la routine, cet ami éclairé de la jeunesse découvrit dans l'enseignement régulier de la langue maternelle une agréable gymnastique des jeunes esprits, en les faisant intervenir à la création de la pensée et de son expression. Je sentis l'importance de cette amélioration, et je commençai à la mettre au profit de mon école; mais ceci chemina bien lentement sur une longue échelle, attendu que j'avais des aides pour quatre salles graduées qu'occupait la jeunesse, et que ces aides avaient chacun leurs idées et leurs habitudes. L'autorité est mal obéie, ou pas du tout, lorsque la conviction ne vient pas à son secours.

Cultiver l'esprit de la jeunesse était mon intention comme mon devoir; mais je ne comprenais pas encore bien quel éminent service la langue maternelle pouvait me rendre à cet égard. C'est en visitant d'office l'institut de M. Pestalozzi à Yverdun, en m'entretenant avec mes deux respectables collègues, M. le conseiller Abel Mérian, de Bâle, et M. Frédéric Trechsel, professeur de physique et de mathématiques à Berne, puis en m'occupant très-sérieusement du rapport officiel que j'étais chargé de rédiger, que le clair-obscur où j'étais, se changea en vive lumière pour moi. Dans une visite précédente j'avais fait à mon vieux ami Pestalozzi l'observation que les mathématiques exerçaient chez lui un empire que je trouvais démesuré, et que j'en redoutais les résultats pour l'éducation. Làdessus il me répondit vivement à sa manière : « C'est que » je veux que mes enfants ne croient rien que ce qui pourra

› leur être démontré comme deux et deux font quatre... >>> Ma réponse fut dans le même genre: « En ce cas si j'avais » trente fils, je ne vous en confierais pas un; car il vous » serait impossible de lui démontrer, comme deux et deux » font quatre, que je suis son père et que j'ai à lui comman>> der. » Ceci amena une explication sur l'exagération qui lui était échappée, ce qui n'était pas rare chez cet homme de génie et de feu, et nous finîmes par nous entendre.

Cependant la prééminence exagérée des mathématiques existait dans son institut, et cela au détriment de la langue maternelle, que l'on cultivait incomparablement moins. Mes collègues et moi, nous fûmes frappés d'une autre anomalie. Nous trouvâmes que les élèves avaient atteint un degré éminent dans les mathématiques abstraites, mais que dans les calculs de la pratique ordinaire ils étaient au-dessous de toute attente. Je mis ces observations à profit pour la conduite de mon école. D'abord je supprimai le calcul par règles abstraites, et je le remplaçai par des problèmes progressifs que les moniteurs apportaient à l'école. Ceci produisait une variété en même temps très-instructive et très-agréable. Les élèves étaient chargés de trouver les règles nécessaires à la solution. Je m'étais dit une chose toute simple dans ce changement. La voici : « Dans la vie l'élève n'aura pas la règle devant » lui, mais le problème; il faut donc le mettre à son école » dans la même position, et lui donner le moyen de ré» soudre, avec connaissance de cause, promptitude et » sûreté, toutes les questions qui se présenteront. »

J'étendis la même pensée à l'enseignement de la langue au sujet de ces squelettes arides et dégoûtants de définitions et de règles abstraites, et je m'en éloignai davantage. En même temps, par opposition à ce que j'avais vu à Yverdun, je résolus de substituer l'enseignement de la langue à l'instrument mathématique et d'en faire une gymnastique progressive de l'esprit. Le maître devait toujours marcher le premier, pour montrer le chemin à ses élèves, comme la mère le montre à ses enfants; mais immédiate

ment les élèves devaient suivre avec intelligence et faire aussi eux-mêmes leur grammaire avec leur logique. Une phraséologie bien graduée, sous tous les rapports, m'en offrait les moyens. Je voyais au surplus devant moi et à mon service une foule innombrable de pensées diverses, toutes plus intéressantes en elles-mêmes que ne peuvent l'être les grandeurs et les nombres, qui ne sont jamais que de simples nombres et de monotones grandeurs.

Moi aussi j'ai dans le temps un peu cultivé les mathématiques avec quelque goût et quelques succès; mais je ne les ai prises en affection que lorsque j'ai vu qu'elles m'étaient nécessaires pour la physique, et surtout pour l'astronomie. Dans la vie et les affaires elles ont aussi leur département comme leur utilité; mais leur domaine est assez resserré comparativement à l'immense étendue des connaissances humaines. Je sais que l'étude des grandeurs et des nombres demande beaucoup d'attention, et que sa marche est toujours compassée et rigoureusement conséquente. On a conclu de là qu'il n'y a aucune autre étude qui puisse donner aux jeunes esprits autant d'ouverture, d'aplomb, de rectitude, et on a fini par en faire le spécifique de toute culture intellectuelle. Je n'ai jamais pu souscrire à cette opinion que je regarde non-seulement comme fausse, mais encore comme funeste dans l'éducation de la jeunesse.

Elle est fausse; parce que les vérités mathématiques forment un ordre absolument à part, d'abord par leur nature et ensuite par la manière d'y arriver et de s'en convaincre. Elles ne roulent que sur des objets rigoureusement sensibles, et en tant qu'ils peuvent être comptés et mesurés. Ces objets, il est vrai, ne sont pas toujours sous les yeux et sous la main; mais ils sont toujours devant l'imagination, qui les représente par des signes divers qui sont des chiffres, des lettres, des lignes et des figures. Tout reste ainsi dans le domaine des sens, bien que l'on s'imagine quelquefois planer beaucoup au-dessus de l'univers sensible. S'agit-il de prouver que le calcul est bien fait, on est

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