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pressants de la vie animale. Il arrive de là que l'homme des champs vit au milieu des merveilles et des beautés de la nature sans les regarder. On le dirait aveugle et sourd. La masse des industriels renferme aussi son intelligence dans le cercle bien étroit où elle trouve ses profits. Il y a pourtant des exceptions, mais elles sont rares. Viennent ensuite les vices, et nommément la sensualité, qui ne lui laissent pas prendre son noble essor vers le vrai et le beau. Dès lors la tendance personnelle, comme amour inné du plaisir, n'acquiert pas son développement naturel. C'est une fleur qui n'ouvre son bouton que d'un côté, et fait mal à la vue.

Pour jouir à son gré, il faut des ressources dans la vie comme elle est. De là dérive le désir de la possession, puis celui de la propriété. Ces désirs commencent à se montrer un peu chez les petits enfants, qui au reste sont d'insouciantes créatures comme les oiseaux du ciel; parce que leurs parents ne fournissent pas seulement à leurs besoins, mais encore à leurs plaisirs. Bientôt cependant ils sortiront de l'heureuse enfance, et des désirs inconnus s'élèveront en eux. Le désir de la propriété est légitime, tant qu'il respecte les droits d'autrui, et qu'il reste dans les bornes marquées par la raison. S'il passe au delà, il devient cupidité, et celle-ci peut dégénérer en sordide avarice, qui amasse toujours, qui ne donne rien, et qui endure les privations et les soucis de l'indigence à côté de ses inutiles trésors. Ainsi se punissent les aberrations de l'esprit et du cœur.

L'amour de soi. Nous serions nés, et nous vivrions dans une profonde solitude que l'amour du plaisir s'y trouverait avec nous. Il n'en est pas ainsi de l'amour de soi, qui ne se développe qu'au milieu de nos semblables. Il est averti par eux, et, s'il a l'estime de notre personne en vue, il désire aussi l'estime d'autrui comme un suffrage qui ne lui est pas indifférent.

Cet amour est un puissant ressort de notre nature. Il est donné par le Créateur à des êtres indéfiniment perfectibles qui, placés au bas d'une échelle immense, doi

vent s'élever de plus en plus, et qui pour cela ont besoin d'un stimulant qui les presse d'y monter sans cesse. Ce stimulant, c'est le besoin de notre propre estime ou l'amour de soi.

Nous portons en nous pour le diriger les nobles tendances morale et religieuse, à côté de l'amour du vrai et du beau. Dès qu'il prend la direction qu'il en reçoit, nous n'estimons en nous que ce qui est vraiment estimable; mais par une fatale illusion il n'y a pas d'errements dans lesquels l'amour de soi ne se laisse entraîner.

Vous le voyez d'abord abandonner la personne, pour chercher la supériorité dans ce qui l'environne, comme si cet entourage était elle-même. Il placera donc le mérite personnel dans un nom, dans le rang, la fortune, la demeure, les vêtements et d'autres objets de ce genre. D'au- · tres fois il s'arrête à des qualités corporelles, et croit trou- › ver de la dignité dans la beauté des formes, dans l'adresse ou dans la force. S'il s'avance vers le moi, ce n'est pas toujours aux qualités morales qu'il attache le plus haut prix et son estime; mais souvent il leur préfère les talents qui brilent, et n'est que trop disposé à pardonner les écarts de la conduite en faveur de la science, de l'art, de la bravoure et même de l'amabilité dans la conversation et les manières. Et c'est ainsi que le stimulant qui nous est donné pour nous élever vers la dignité humaine et son Auteur, devient par notre faute une séduction qui nous dégrade.

Quand l'amour de soi poursuit son véritable objet, il nous aide puissamment à mettre de l'élévation dans nos pensées, et de la noblesse dans nos sentiments et nos actions. Dans ce travail l'orgueil ne saurait nous atteindre; parce que nous avons devant nous une carrière à perte de vue, et que, regardant en arrière, nous trouvons des ou- · blis, des faiblesses, des fautes nombreuses à nous reprocher. C'est d'une bonne conscience que part la véritable estime de nous-mêmes; cependant nous aimons à voir confirmer notre jugement par les suffrages de nos semblables. Sont-ils injustes à notre égard? Nous en appelons, au

témoignage de l'invisible Témoin, et nous nous consolons. Tel est l'amour de soi, lorsqu'il met son honneur dans l'amour du bien, et il est tout autre chaque fois qu'il va le chercher dans les fantômes de la vie. Alors il gonfle le cœur de l'homme qui fait de sa personne une idole impure, devant laquelle il s'incline exigeant que les autres lui rendent hommage. Il rampe souvent pour les obtenir; mais toujours il est plein de mépris, tout comme d'envie, de jalousie et de haine. Il prend quelquefois le masque de la piété, et brave ainsi le ciel, en cherchant à tromper les hommes 1.

§ II. Tendance sociale.

Tous les éléments de la tendance personnelle ont un côté social, en ce qu'ils nous portent vers les compagnons de notre vie, et nous subordonnent en partie à eux, bien que dans notre propre intérêt. La recherche de leur estime et de leur bienveillance nous soumet à leurs opinions et à leurs désirs. La pente à nous estimer nous-mêmes est si peu indépendante des suffrages d'autrui, que trop souvent elle se règle aveuglément sur eux. Enfin les jouissances des sens et celles de l'esprit sont à la vérité pour nous-mêmes; mais nous ne les obtenons guère que par l'intervention ou l'assistance de nos semblables; nous sommes donc toujours dans le besoin de leur complaire. Il est d'ailleurs des plaisirs que nous ne goûtons bien qu'en les partageant. Et c'est ainsi que sans se confondre tout se lie dans la nature humaine, dont l'unité est la première loi.

La tendance personnelle a fait et fera toujours de grandes choses, pour l'avantage commun, sans pourtant y puiser les motifs de son activité; mais elle ne vit pas seule dans le cœur humain. Il en est une autre à côté

1 Nous ne relevons pas ici en particulier l'amour de la vie, celui de l'activité et celui de la liberté. Ils existent sans doute dans le cœur humain, mais ils sont compris dans les penchants précédents et dans ceux qui nous restent à exposer. Nous n'ambitionnons la vie que pour agir et jouir, en développant librement nos facultés et nos tendances naturelles.

d'elle qui par essence est désintéressée; c'est elle que nous appelons du nom de tendance sociale.

L'école égoïste n'a pas craint d'en nier l'existence. Et que n'a-t-elle pas osé dans son aveugle matérialisme et son abjection antiphilosophique? Elle s'est élevée ici contre le genre humain, et le genre humain lui donne un démenti. Tous les idiomes ont consacré les mots de bonté, de reconnaissance, de générosité, de désintéressement, etc. Ces mots et d'autres semblables désignent des affections qui n'ont que l'avantage d'autrui en vue, et si ces affections ne se trouvaient pas dans le cœur humain, la langue de l'homme ne les aurait pas consignées dans son vocabulaire. Où en aurait-elle puisé l'idée ?

La tendance sociale a sa racine dans la sympathie, admirable disposition de la nature qui, nous tirant de notre chétif individu, nous transporte dans nos semblables, pour nous faire jouir de leurs jouissances et nous faire souffrir de leurs peines. L'imagination joue ici un rôle important: car plus elle est vive et ardente, plus la sympathie a de force. L'organisation y entre aussi pour une grande part, et elle se manifeste dans le regard, sur les traits du visage et dans l'accent de la voix. Les femmes montrent en général plus de sensibilité; leurs organes sont plus délicats, et leur imagination plus mobile et plus ardente. Qu'elles témoignent de la sympathie pour l'animal qui vit et qui sent, cela se conçoit aisément; mais la fleur ne sent rien, et pourtant la jeune fille prête la vie au végétal inanimé, jouit et souffre en lui, le félicite, le plaint et le console, lui parlant comme s'il pouvait entendre. Elle en fait de même avec sa poupée, qu'elle soigne comme une mère soigne son enfant. C'est ainsi qu'elle fait l'apprentissage de la maternité.

Qui ne découvre pas les vues du Créateur dans cette sympathie placée au fond du cœur humain? Elle sert de contre-poids à la tendance personnelle, qui, tout en s'approchant des autres, ramène tout à l'intérêt particulier. Il est vrai que la raison morale qui se fait entendre dans

la conscience, nous ordonne d'aimer nos semblables comme nous-mêmes. Le philosophe de Konigsberg et son école n'ont voulu admettre qu'elle dans leur morale, et ils ont repoussé cette sympathie et les mobiles qui lui correspondent dans le cœur humain. C'est aussi là une de ces philosophies qui d'une partie font le tout, et qui mutilent la nature humaine en faveur d'un système. L'art que nous professons, doit saisir et cultiver l'homme tout entier, comme le Créateur l'a formé. Ce n'est qu'à cette condition que cet art sera dans le vrai et dans le bien, et qu'il rendra à ses élèves, à la famille, à la société les services qu'ils ont droit d'attendre de lui. Nous passons aux éléments primitifs de la tendance qui nous occupe.

La reconnaissance. - En nous approchant du berceau de l'enfant, vers la sixième semaine, nous pourrons comme assister à la naissance du noble penchant naturel dont nous parlons. La petite créature a reçu, dès son apparition dans la vie, les soins et les caresses de sa bonne mère. Tant que ses sens n'étaient pas dégourdis, tout se passait pour lui dans l'obscurité la plus profonde. Peu à peu la nuit se dissipe. L'enfant voit, il entend, il distingue les objets et les sons, il reconnaît celle qui le nourrit de son lait, qui fournit à tous ses besoins, qui lui adresse des sourires, de doux regards, des paroles douces, dont l'accent seul est compris, et qui essuie ses larmes avec un baiser. Le nouveau-né a fait un pas dans la vie que nulle philosophie ne saurait nous expliquer. Il a passé dans le monde des esprits; il a reconnu l'invisible bonté sous son enveloppe, et à des démonstrations qui seules sont du domaine des sens. Il s'est confié à elle, comptant sur son empressement à le servir; et, si à son réveil il ne la trouve pas près de lui, il l'appelle par ses cris, dans la confiance qu'elle entendra et qu'elle ne tardera pas à venir. Quelle logique dans une vie qui ne fait que de naître!

Nous n'avons encore en cela que la tendance personnelle s'attachant à la plus tendre et à la plus généreuse bonté. Mais cette bonté a produit son semblable dans

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