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jeune femme tendrement aimée, et il n'avait d'elle qu'un fils encore en bas âge. Il l'éleva lui-même dans un isolement complet, et fit en sorte qu'il ne pût entendre ni lire le nom de la divinité. Il avait pour cela un double motif; d'abord il craignait, comme Rousseau, que son élève ne conçût une fausse idée du grand être, si elle lui était apportée avant le développement de son intelligence; d'un autre côté il voulait faire sur son fils une expérience qui lui tenait à cœur. Les philosophes et les théologiens de son pays agitaient une question qui n'est pas sans intérêt pour la connaissance de la nature humaine. Il s'agissait de savoir si l'homme naît avec l'idée de Dieu ou non. On avait en cela, comme il n'arrive que trop souvent dans les discussions, négligé de définir avec précision ce que l'on entendait par une idée innée de la divinité. Entendaiton par cette idée une connaissance toute faite et où il ne reste plus rien à faire ? L'expérience était là pour dire que cette idée, la plus noble et la plus sublime, comme la plus importante que nous puissions concevoir, ne peut pas précéder dans notre pensée les éléments dont elle se compose. Que si cette idée innée ne devait être autre chose que la disposition naturelle de nous élever vers l'Auteur de l'univers pour nous rendre compte de son origine, pour lui en confier le gouvernement, et remettre en ses mains nos destinées avec le tribut de notre reconnaissance, alors l'expérience était encore là pour attester qu'il en est ainsi. C'est la réponse qu'a obtenue M. Sintenis, en élevant son fils à la Rousseau.

n'avait

Ce fils, c'est lui-même qui nous le raconte 1, de communication qu'avec son père. L'instruction se donnait ordinairement en plein air, en face des objets et des phénomènes de la nature, qui en formaient l'objet principal. Des leçons de langue latine vinrent s'ajouter aux leçons de langue maternelle. Longtemps elles ne se firent que de

1 (SINTENIS) Pisteron, oder über das Daseyn Gottes, Leipsic, 1839. Préf. puis III et VII Considérations.

vive voix, et l'élève n'apprit à lire que fort tard. A l'âge de dix ans, il n'avait ni entendu ni lu le nom de Dieu. Cependant, en l'absence du nom, le besoin de son objet

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› s'était vivement fait sentir à l'élève. Il crut l'avoir trouvé dans le soleil. Comme cet astre éclatant semble se promener chaque jour du levant au couchant, pour répandre sur la terre la lumière et la chaleur avec d'innombrables bienfaits, l'enfant n'hésita pas d'en faire un être vivant, comme toute l'antiquité païenne l'a fait. Le fils garda le silence sur ce point; c'était son secret. Tous les matins, par le beau temps, il allait mystérieusement au jardin pour assister au lever de l'astre du jour et pour lui apporter son hommage. Jamais vestale, comme il l'a dit depuis, ne lui a rendu un culte plus sincère, plus cordial et plus pur.

Son père en eut le soupçon. Un jour il alla surprendre le jeune idolâtre, comme il adressait, à genoux et les bras levés vers le ciel, ses remercîments et sa prière à la divinité qu'il s'était faite. Le père vit alors qu'il était temps d'élever son fils de la créature vers le Créateur; il lui donna en conséquence des leçons d'astronomie, et lui fit <comprendre que toutes les étoiles fixes, brillant de leur propre lumière, sont autant de soleils répandus dans l'immensité des cieux. Cette découverte mit la désolation dans l'âme de l'enfant; car il ne savait plus où aller avec sa pensée, sa gratitude et ses désirs. Pour le consoler, son mentor lui parla enfin du grand esprit, ordonnateur et maître de l'univers.

Par cette éducation systématique le père avait résolu de fait la grande question des savants de son pays. Il put voir en même temps comment la nature humaine, encore innocente et pure, appelle un Dieu et un seul Dieu, et comment, lorsqu'elle n'est pas aidée, elle le cherche parmi les objets sensibles qui la frappent le plus; s'adressant ainsi à l'astre dont la splendeur efface les autres, dès qu'il paraît au ciel, et qui évidemment est le bienfaiteur par excellence de tous les habitants de la terre. Ainsi est né le culte du

soleil dans les temps antiques, ce culte que dans des temps modernes nous avons retrouvé sur les hauts lieux de l'Amérique, dans les états paisibles et prospères des Incas. L'expérience que le père a faite sur son fils, mérite l'attention dans le domaine de la science; mais elle a coûté bien cher au pauvre enfant qui avait joui de son Dieu et qui éprouva la désolation de l'avoir perdu, ne sachant plus où reposer son âme. Oh! sa mère, si elle avait vécu, n'aurait pas pu se prêter à une semblable expérience.

Une mère, tant qu'elle mérite ce nom, est toujours pressée de faire connaître à son tendre élève ce qu'elle a de plus grand et de plus précieux dans sa pensée, et c'est ainsi que la première maîtresse de langue devient aussi le premier apôtre dans sa famille. Et gardez-vous bien de mépriser ces éléments religieux qu'elle enseigne avec tant d'empressement. Comme l'Évangile, elle nomme Dieu « notre père qui est aux cieux. » Elle part en cela du père terrestre que l'enfant connaît, respecte et chérit, et sans déprécier l'un elle relève les grandeurs de l'autre, l'étendue de sa famille et l'immensité de ses bienfaits. Le soleil est dans son instruction l'image comme le ministre de la bonté divine. C'est bien, et à cet égard nous oserons donner à tous les savants du monde le défi de poser un meilleur fondement de toute instruction religieuse; car dans l'idée du Père céleste toute vérité de ce genre se trouve comprise, comme la plante dans sa graine.

Et l'on trouve cet enseignement trop précoce! Mais si l'enfant le saisit, comme cela ne manque jamais, pourquoi la mère prendrait-elle mal son temps en le donnant? Ce n'est pas une brute, mais c'est un homme qu'elle a mis au monde, et elle s'empresse de lui imprimer le caractère de sa dignité. Elle ne lui communiquera pas, nous le savons, des idées qui soient dignes de la Divinité; mais ces idées, les avez-vous acquises vous-mêmes avec toutes vos études? Pour connaître Dieu tel qu'il est, il faut être Dieu même. Vous ne pouvez le penser qu'humainement. Et d'où vient que vous ne permettriez pas à l'enfant de se le représenter

à sa manière? Une fois qu'il aura grandi en intelligence comme en âge, il le pensera comme vous. Ce résultat sera d'autant plus beau, et surtout d'autant plus certain, que la pensée de Dieu sera entrée profondément dans son âme, et qu'elle aura gagné du terrain dans l'association naturelle de ses idées.

On craint que l'enfant ne se fasse de fausses idées de Dieu! Mais dans la pensée du Père céleste que sa mère lui suggère, y a-t-il donc quelque germe fâcheux qui menace de produire des erreurs? Cette pensée, si naturelle et si simple, renferme évidemment le précepte de la belle et douce charité qui montant vers le Père commun pour l'adorer, redescend sur la terre pour aimer en son nom et sous ses yeux toute sa famille. Elle renferme aussi le doux espoir de la vie éternelle; car un père ne donne pas la vie à des enfants pour les tuer.

On craint que l'idée des choses divines arrivant à l'enfant en bas âge ne se fausse à l'avenir! Et d'où vient que l'on n'a pas une crainte bien mieux fondée et bien plus juste, celle de ne pas arriver à temps, en différant toute instruction religieuse jusqu'à l'adolescence et même au delà? Cette tardive instruction ne se fondra plus avec les premières idées et les premiers sentiments de l'enfance; elle viendra trop tard pour défendre l'innocence contre les atteintes du vice, et le jeune cœur, une fois qu'il aura pris un mauvais pli, portera même en lui le germe de l'incrédulité. La mère ne se doute guère de ces fâcheuses conséquences d'un retard; elle fait ce que le cœur maternel lui inspire, et ce que la prudence lui dicterait, si elle n'était pas tout entière au présent.

Mais la première maîtresse de langue a encore un autre but devant les yeux. Elle ne veut pas seulement éclairer l'esprit de son élève, en le familiarisant avec la langue, elle veut encore lui former le cœur à tout le bien qu'elle connaît. En cela la piété occupe une place distinguée chez elle. Elle sait bien que son élève ressemble au petit oiseau qui ne peut pas encore soutenir son vol, et qui ne peut s'élever

que rarement vers le ciel. Aussi ne demande-t-elle de lui que quelques mots de prière à son réveil, aux repas et à son coucher; bien convaincue que la pensée et le cœur y entreront pour quelque chose, et en cela elle ne se trompe pas. Elle est sûre que son enfant a de la reconnaissance pour elle et pour son père, et elle conclut qu'il en a aussi pour son père céleste qu'elle lui a fait connaître. En effet, la religion est-elle autre chose que la piété filiale qui, s'étant d'abord attachée à une mère et à un père visibles, prend plus tard son essor vers le ciel, jusqu'au Père invisible de la famille humaine?

La mère se sert avantageusement de la piété naissante de son tendre élève pour appuyer les leçons morales qu'elle lui donne. Quand l'occasion s'en présente, elle lui dit que le Père d'en haut aime tout ce qui est bien et hait tout ce qui est mal, qu'il sait tout jusqu'à nos plus secrètes pensées, qu'il ne bénira que les bons, et que les méchants seront punis, comme ils le méritent. C'est donc une morale religieuse qu'elle donne à son enfant, la plus intelligible pour lui et la plus fructueuse pour tous, même dans un âge avancé. Sans doute que dans cet enseignement l'intérêt est mis en jeu; mais ce n'est pas un vil intérêt, puisqu'il est destiné à réprimer toutes les inclinations mauvaises qui compromettent la paix et la prospérité d'autrui.

Le rigorisme moral nous demande, au nom de la vertu, un désintéressement absolu; mais est-ce que l'homme, qui a tant de désirs et de besoins, en est capable? Il faudrait pour cela qu'il pût changer sa condition, ce qui ne se peut pas. C'est assez pour lui que dans la concurrence il préfère le devoir au plaisir. Ce même rigorisme voudrait encore que l'idée du bien toute seule fût toujours le motif de nos résolutions, et que l'autorité divine n'y entrât pour rien. Ici il y a évidemment un malentendu. Le Père d'en haut, que la mère fait intervenir dans la morale qu'elle tâche d'inspirer à son enfant, est la bonté en personne, et ne vaut-il pas mieux à tous égards subordonner l'élève à sa volonté, à sa surveillance et à son empire, que de le sou

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