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DE LITTÉRATURE.

ESSAI SUR LE GOUT'.

Le goût, dans l'acception la plus étroite de ce mot pris figurément, est le sentiment vif et prompt des finesses de l'art, de ses délicatesses, de ses beautés les plus exquises, et de même de ses défauts les plus imperceptibles et les plus séduisants.

Le goût, dans une acception plus étendue, est la prédilection ou la répugnance de l'âme pour tels ou tels objets du sentiment ou de la pensée.

Dans le premier sens, on dit d'un homme qu'il a du goût; dans l'autre, on dit que chacun a son goût.

On a remarqué avant moi l'analogie du goût physique avec le goût intellectuel, c'est-à-dire du sens qui juge les saveurs, avec le sens intime qui juge en nous les productions des arts d'après l'impression de plaisir ou de peine qu'en reçoivent l'esprit et l'âme. Je me bornerai donc à dire, que l'un comme l'autre de ces deux sens est une faculté naturelle, perfectible mais altérable; que l'un comme l'autre varie et diffère selon les temps, les lieux, les mœurs, les habitudes; qu'enfin l'un comme l'autre ne laisse pas d'avoir ses principes d'analogie, ses moyens d'assimilation.

Commençons par examiner si dans cette diversité de goûts qui semble être dans la nature il peut y avoir un goût par excellence, et si ce qu'on appelle éminemment le goût a jamais d'autre prérogative que d'être le goût dominant.

Le goût physique semble avoir son caractère de bonté dans

Ce morceau est fait pour servir d'introduction aux Éléments de Litté

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la préférence qu'il donne aux nourritures les plus saines; et combien les raffinements du luxe n'ont-ils pas encore altéré ce discernement de l'instinct? Le goût intellectuel a-t-il été plus inaltérable? et, soit dans la multitude, soit dans le petit nombre, a-t-il le droit de se croire plus infaillible dans son choix ?

L'opinion a pour objet la vérité, qui n'est qu'un point; et il est possible qu'à la longue les opinions particulières se réunissent au même centre, puisque de tous côtés la raison tend au même but; mais y a-t-il de même pour les goûts un point de ralliement et une tendance commune ? L'agréable comme l'utile a-t-il un caractère évident et invariable ?

Nous vivons en société, et par la communication des sentiments et des idées, par l'exercice habituel de notre sensibilité sur des objets communs, par cet attrait qui nous rapproche et qui nous fait trouver tant de plaisir à penser, à sentir de même, nos goûts, il est vrai, s'assimilent si bien, qu'on dit communément d'une société, qu'elle a son goût, comme on le dirait d'un seul homme; mais jusque-là ce goût n'est que le sien.

Cette société s'étend: ce n'est plus un cercle, c'est une ville, un pays, tout un peuple; et par une longue cohabitude le goût y devient uniforme. C'est alors qu'il commence à prendre une sorte d'autorité, et si la nation est réellement plus éclairée, plus cultivée que ses voisines, si elle est plus fertile en objets d'agrément, elle aura quelque droit de servir de modèle dans l'art de plaire et de jouir; mais encore chaque nation peut-elle prétendre, de son côté, savoir aussi ce qui lui est convenable; et comme, en raison de son caractère, il est possible que ses affections aient quelque singularité, elle aura droit aussi de les prendre pour règle son goût ne sera pas le goût de ses voisins, mais ce sera le bon goût pour elle.

A présent, supposons qu'à de longs intervalles, soit dans le temps, soit dans l'espace, que, par exemple, à deux mille ans et à deux mille lieues de distance, le goût d'une nation se communique et se répande, et que, malgré les différences d'usages, de mœurs, de coutumes, malgré la diversité même des climats et leur influence sur le caractère des peuples, ce goût soit presque universellement reconnu pour être le bon goût rien de plus

décisif sans doute que ce témoignage unanime; et toutefois, si quelque nation s'excepte et se réserve le droit d'avoir un goût qui lui soit propre, ou de modifier à son gré le goût universel, personne encore n'aura le droit de la soumettre à la loi commune ; et il ne sera point prouvé pour elle que le goût dominant soit meilleur que le sien.

Il n'y a donc qu'un juge suprême, un seul juge qui, en fait de goût, soit sans appel; c'est la nature. Heureusement presque tout est soumis à cet arbitre universel.

Avant qu'il y eût des arts, il y avait des hommes sensibles et bien organisés; avant qu'il y eût des arts, il y avait, pour le sens intime, des objets de prédilection et des objets d'aversion, des sources de plaisirs et des sources de peines; et ce sens, exercé par la nature avant que l'art se fît un jeu de l'émouvoir, avait pour juge, dans le choix des objets, leur attrait ou sa répugnance.

Ainsi les convenances qui intéressent le goût ne sont pas toutes accidentelles et factices; il en est d'immuables, il en est d'éternelles comme les essences des choses.

Or le sentiment des convenances accidentelles en suppose l'étude; et quoique la faculté de les apercevoir soit donnée par la nature, elle a besoin que l'usage l'instruise des conventions qu'il établit. Ainsi le goût qui les fait observer, comme le goût qui juge si elles sont observées, est un discernement acquis; mais, pour les convenances essentielles et immuables, il doit y avoir un goût indépendant, comme elles, de toute espèce de convention : la nature les a établies, la nature les fait sentir.

Lorsqu'on a défini le goût, le sentiment des convenances, on a donc reconnu un goût naturel et antérieur à toute espèce de convention, et un goût soumis aux mêmes variations que les mœurs et les conventions sociales. Or la règle de celui-ci sera toujours de garder avec l'autre le plus d'affinité possible, et de s'attacher aux objets qui peuvent les concilier.

Supposons d'abord l'homme sauvage et purement sauvage, comme on n'en a point vu, mais comme on peut l'imaginer, en qui nulle convention, nulle habitude sociale n'ait encore altéré la pensée et le sentiment; il est difficile de concevoir comment il

peut manquer aux convenances naturelles, puisqu elles ne sont que l'accord de la nature avec elle-même, et que ni l'opinion, ni la coutume, ni le caprice de l'usage, n'ont rien falsifié en lui; tout y est vrai, simple, ingénu ; il aime ce qui lui ressemble; rien d'artificiellement composé ne le touche, rien d'affecté ne le séduit.

Dans les sauvages même, tels que nous les voyons, réunis en société, quoique l'exemple, l'opinion, la coutume, aient déjà travaillé à corrompre le naturel, il est facile encore de voir que plus l'homme est près de la nature, plus il a d'ingénuité. On sait quelle est en eux la bonté de la vue et la finesse de l'ouïe; et si le sens intime, auquel répondent ces deux organes, n'a pas la même subtilité, au moins doit-il avoir la même netteté de perception et la même justesse. Il est moins exercé dans le sauvage que dans l'homme civilisé, sans doute; mais aussi est-il moins troublé. L'analyse, l'abstraction, la combinaison des idées, l'art de les composer, de les décomposer, d'en saisir les nuances, d'en apercevoir les rapports, ce travail de l'esprit, d'où naissent tant de lumière et tant de nuages, n'éclaire pas son entendement, mais aussi ne l'offusque pas. Ses idées sont des images; sa pensée est le résultat prompt et rapide de ses sensations, mais elle n'en est que plus vive. Sa morale n'est pas sublime, mais aussi n'est-elle point fardée ; et les vertus qui sont à son usage, la bonté, la sincérité, la bonne foi, l'équité, la droiture, l'amitié, la reconnaissance, l'hospitalité, le mépris de la douleur et de la mort, ont, à ses yeux, toute leur noblesse et toute leur beauté ; il y attache la gloire, qu'il préfère à la vie ; il a donc en lui-même le sentiment du beau moral; il l'a de même du beau physique. Le soleil, le torrent, la foudre, la tempête, sont les objets de son étonnement, quelquefois de son culte. La familiarité des grands tableaux de la nature n'épuise pas son admiration; et lorsqu'il parle de lui-même avec orgueil, c'est toujours à ce qu'il y a de plus naturellement noble qu'il se compare. Toutes nos figures de rhétorique, tous nos mouvements oratoires, il les invente, il les emploie, mais à propos; et c'est toujours le sentiment qui les lui inspire. Il adresse la parole aux absents, aux morts, il croit les voir et les entendre; il parle aux choses insensibles, et il croit en être entendu; mais c'est lorsque son

âme est fortement émue et son imagination exaltée : c'est le délire de la passion, mais d'une passion véritable et sincère dans ses erreurs. Écoutez-le au moment qu'il a perdu son ami, qu'il pleure son fils ou son père, qu'il vient de recevoir une injure et qu'il en médite la vengeance, ou qu'il rend grâce d'un bienfait; il sent tout ce qu'il doit sentir, il le sent au degré où il doit le sentir, et, autant que sa langue peut le permettre, il le dit comme il doit le dire. Pas un tour qui ne rende le mouvement de sa pensée, pas une épithète ambitieuse ou superflue; pas une hyperbole excessive; pas une fausse métaphore, quoique tout y soit en images; pas un trait de sensibilité qui ne soit juste et pénétrant. Pourquoi cela? Parce que la nature est toujours vraie, et que tout ce qui est exagéré, maniéré, forcé, mis hors de sa place, est de l'art.

leur

Dans les harangues des sauvages, qui sont leurs discours préparés, on aperçoit, il est vrai, des formules traditionnelles; mais la manière même en est encore décente et noble; leur laconisme a de la dignité, leurs figures de la justesse, éloquence de la franchise et quelquefois de l'élévation. On voit bien qu'ils ont peu d'idées; mais cette pauvreté même a je ne sais quoi d'imposant. On reconnaît ce caractère de simplicité et de noblesse dans la poésie des bardes et de tous les peuples du Nord, pris dans les temps où leur génie, comme leurs mœurs, était encore à demi sauvage; et lorsqu'on les a fait parler, il n'a fallu, pour les rendre éloquents à leur manière, que leur prêter fidèlement le langage de la nature. Voyez, dans Tacite, la harangue du Breton Galgacus; dans Quinte-Curce, la harangue du député des Scythes à Alexandre; dans La Fontaine, celle du paysan du Danube au sénat romain.

Comment se pourrait-il, en effet, que l'homme qui ne parle que pour exprimer ce qu'il sent, dît autre chose que ce qu'il sent, et ne le dît pas comme il convient à son âge, à son caractère, à sa situation? Son langage n'est que l'effusion ou l'explosion de son âme. Pourquoi, dans ses récits, dans ses descriptions, emploierait-il des détails superflus, des circonstances inutiles? Il ne songe à dire que ce qu'il a vu, et dans ce qu'il a vu que ce qui l'a frappé. En un mot, il ne veut pas être spirituel,

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