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poésie de l'élégance continue qui semble être le dernier terme de la perfection de cet art enchanteur. Mais si Virgile est toujours plus harmonieux que Lucrèce, Lucrèce est souvent plus expressif: l'un copie fidèlement les nuances de la nature, l'autre pénètre ses plus profonds mystères; le premier charme l'imagination, le second l'étonne et la maîtrise. Opposés de goût et de méthode, ils se rapprochent souvent par leurs conceptions et par la justesse des raisonnemens; l'un et l'autre, doués d'un génie brillant et solide, ont fondé des monumens éternels si Virgile franchit la carrière à pas de géant, Lucrèce s'y distingua le premier et en aplanit les difficultés; enfin la perfection même de l'auteur de l'Eneide est encore un titre de gloire pour le chantre de la nature.

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La renommée, qui à travers les siècles nous a transmis les productions du génie de Lucrèce, nous a laissé ignorer presque toutes les circonstances qui lui ont été particulières. Des recherches assidues ont peu satisfait à cet égard la juste curiosité de ses nombreux admirateurs. La date de sa naissance a été long-temps l'objet d'investigations infructueuses; pourtant, d'après les inductions les plus vraisemblables, il naquit vers la fin de la 171o olympiade, dans ces temps où la liberté romaine s'anéantissait sous les atteintes rivales d'ambitieux soldats se disputant, au milieu des ruines, le funeste honneur de donner des fers au peuple qui avait enchaîné l'univers. La jeunesse de Lucrèce fut témoin des attentats criminels des Marius, des Sylla, des Catilina et des César il parut à cette époque féconde en tyrans et en grands hommes; il fut le contemporain et l'ami de Cicéron, d'Atticus, de Catulle, et de Memmius, homme d'état célèbre à qui il dédia son poëme. On croit que

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Lucrèce descendait de l'illustre famille qui eut pour chef reconnu Spurius Lucretius Tricipitinus, créé interrex après la funeste aventure de sa fille, la belle et infortunée Lucrétia.

Si la naissance du poète lui ouvrait le chemin des grandeurs, sa philosophie les dédaigna: adversaire de tous les préjugés, il ne rechercha que les distinctions de la vertu et des talens; il pensait, sans doute, que la plus noble prérogative de l'homme de lettres, est l'indépendance, et que l'esprit même le plus puissant, embarrassé dans les entraves de l'étiquette et des grandeurs, ne s'élève qu'à une hauteur médiocre : l'âme qui s'est une fois courbée sous les préjugés, conserve les plis ineffaçables de la servitude. Si la retraite où Lucrèce paraît avoir constamment vécu, nous a ravi les détails de sa vie privée, son ouvrage supplée à ce silence : l'homme de génie se peint dans ses œuvres. La pureté de sa morale, son enthousiasme pour la vertu, ses maximes de sagesse et de modération suffisent à son éloge aux yeux de la postérité. Il n'est pas inutile de remarquer que le surnom de Carus donné au poète philosophe, dépose encore en sa faveur. Ses amis lui avaient décerné ce titre : l'acceptant, il se jugeait donc digne de le porter. Lucrèce, ami des hommes, les suivant de son œil investigateur dans la route de la vie, ne voulut jamais descendre parmi la foule; il fait allusion à son sort, quand il retrace si poétiquement le tranquille bonheur du philosophe qui, du haut du temple de la sagesse, contemple le naufrage des ambitieux, et goûte le plaisir d'échapper à leurs tourmens :

Quand l'Océan s'irrite, agité par l'orage,

Il est doux, sans péril, d'observer du rivage

Les efforts douloureux des tremblans matelots*
Luttant contre la mort sur le gouffre des flots;
Et quoiqu'à la pitié leur destin nous invite,
On jouit en secret des malheurs qu'on évite.
Il est doux, Memmius, à l'abri des combats,
De contempler le choc des farouches soldats.
Mais viens, il est encor de plus douces images:
Viens, porte un vol hardi jusqu'au temple des sage.
Là, jetant sur le monde un regard dédaigneux,
Vois ramper fièrement les mortels orgueilleux.
Ils briguent de vains droits, s'arrachent la victoire,
Les titres fastueux, les palmes de la gloire,
Usurpent d'un haut rang l'infructueux honneur,
Et trouvent le remords en cherchant le bonheur.

On a prétendu qu'il y avait de l'égoïsme et même de l'insensibilité dans cette réflexion : l'un des plus nobles et des plus zélés admirateurs de Lucrèce, Voltaire, lui adresse ce reproche. Il me semble que Voltaire a jugé ici Lucrèce sur l'expression plutôt que sur le fond de la pensée, que le poète explique dans le passage suivant, en peignant avec une chaleur si vraie les charmes de sa retraite philosophique :

Hommes infortunés, quelle aveugle inconstance

Transforme en longs tourmens votre courte existence !

Eh! quel bien conduit donc à la félicité?

Labsence de l'erreur et la douce santé.

Nos besoins sont bornés, et la terre féconde

Accorde à nos besoins les biens dont elle abonde.
D'un prestige éclatant, ah! loin de s'éblouir,
N'est-il pas riche assez, celui qui sait jouir?

O toi, mortel heureux dans ta noble indigence,
Si du luxe trompeur la magique élégance
N'a point, pour soutenir tes superbes flambeaux,
En statue avec art transformé les métaux;

Si l'or, resplendissant du feu qui le colore,
Ne rend point à tes nuits la clarté de l'aurore;
De la lyre pour toi, si les sons mesurés,
Ne retentissent pas sous des lambris dorés;
Dédaignant des plaisirs la frivole imposture,
Sitôt que le printemps rajeunit la nature,
Étendu mollement au bord des frais ruisseaux,
Tu reposes convert de rians arbrisseaux ;
A tes yeux enchantés la terre est refleurie;
La vapeur du matin, les forêts, la prairie,
La voûte d'un beau ciel, le zéphir caressant,
Tout porte le bonheur dans ton cœur innocent.

Lucrèce, selon l'usage des jeunes Romains destinés à s'instruire, avait voyagé dans la Grèce, accompagné, dit-on, du célèbre grammairien Nicétas. C'est sans doute sous le ciel d'Athènes que le poète romain voua son admiration au scrutateur de la nature; c'est sans doute sur cette terre magique que, se remplissant du génie d'Épicure, il résolut de l'immortaliser dans ses vers. En effet, les doctes écrits du philosophe de Gargette n'existeraient plus pour nous; les vers de son interprète les ont en quelque sorte sauvés du naufrage des temps.

Lucrèce rendit le domaine de la poésie immense, comme la nature dont il est le peintre hardi. Les poètes avant lui avaient employé les ressources du génie et du talent à diviniser chaque partie de la nature, à célébrer les passions et les vices, à les faire aimer pour ainsi dire en leur prêtant le charme magique de la poésie. Lucrèce, ardent ami de la vérité, adversaire inflexible de l'erreur et du crime, consacra son art sublime au triomphe de la morale, à laquelle il crut qu'il était possible d'attacher les hommes par le seul attrait de la vertu et la seule puissance de la raison. S'il s'est privé des ressources ordi

naires aux poètes, en dédaignant les vaines fictions, il a reproduit le plus grand des prodiges, l'ordre immuable de l'univers. Chacun de ses raisonnemeus est un tableau; ou plutôt il ne raisonne pas, il peint. Cette longue série d'images, dont l'ensemble forme un tout si harmonieux, exigeait et suppose dans leur auteur le développement de la plus grande puissance de l'esprit humain. Aucun écrivain ne s'éleva plus haut que Lucrèce; il joint à la vigueur poétique la logique puissante de la philosophie. La raison accompagne toujours l'essor de sa muse; lors même qu'il aborde un terrain mouvant, si quelquefois il le parcourt avec peine, du moins il ne s'égare jamais. Comment donc a-t-on pu supposer que son vaste ouvrage, qu'un seul défaut de raisonnement, un seul mot impropre aurait entièrement bouleversé, ait été créé dans les intervalles lucides qu'une altération mentale laissait à l'auteur? On ne concevrait pas cette étrange assertion, si de trop nombreux exemples ne prouvaient à quel point l'erreur et l'absurdité se mêlent à l'opinion des hommes. Aucun fait, aucun document n'appuie d'ailleurs cette supposition; les conjectures à cet égard n'ont même aucune source connue. La force, la véhémence du génie de Lucrèce fut qualifiée de fureur par Stace: Docti furor arduus Lucreti. Cette expression du poète, détournée de sa véritable acception, a peut-être donné lieu à cette singulière imputation. Plus d'une absurdité s'est propagée avec une autorité non moins douteuse. On a aussi prétendu que Lucrèce s'était donné la mort, afin de ne point survivre à la disgrâce de son ami Memmius; mais le poète philosophe pouvait-il regarder comme un malheur la retraite où rentrait son noble ami, à qui il avait

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