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LES LUTTES DE SCHWYZ

Nous avons laissé les hommes de Schwyz placés, vis-àvis du comte Rodolphe de Habsbourg, dit le Vieux, grandpère du roi du même nom, dans une situation mal définie, et qui, par cela même, était de nature à faciliter, de la part du comte, les tentatives d'usurpation dynastique et à inspirer aux Schwyzois, d'un autre côté, le désir de se mettre en possession de l'indépendance à laquelle il leur était permis d'aspirer. On ignore laquelle de ces deux tendances prédominait alors dans le pays de Schwyz. On sait seulement qu'au moment de la mort du comte Rodolphe (10 avril 1232), son fils cadet, portant le même nom que lui et surnommé le Taciturne, fit avec son frère Albert un partage de famille, dans lequel lui échurent en propre les biens paternels situés dans les Waldstätten, tandis qu'il retint indivisément avec son frère le landgraviat d'Alsace et la charge de comte du Zurichgau 12. Il possédait ainsi, dans la vallée de Schwyz, des droits de propriété et de juridiction semblables à ceux de son père, et qui menaçaient par conséquent de rendre de plus en plus imprescriptible au sein de cette vallée la domination de sa maison.

Le 13 décembre 1239, Albert de Habsbourg mourut, laissant trois fils dont l'un était entré dans l'Église et dont les deux autres, Rodolphe, futur roi, et Hartmann, avaient reçu de lui, au moment où il partait pour la croisade, la donation de ses dignités et de ses biens (duobus dignitatem dominiumque commisit). Mais, au bout de peu d'années,

Hartmann étant mort sans laisser d'enfants, Rodolphe demeura seul possesseur de l'héritage paternel et seul représentant de la branche aînée 13. Son oncle, Rodolphe de Habsbourg-Laufenbourg, dit le Taciturne, dont nous parlions tout à l'heure, à propos de Schwyz, se montra d'abord, comme son père et comme son neveu, un partisan prononcé de l'Empereur Frédéric II. Ce monarque avait depuis 1235 complétement rétabli son ascendant en Allemagne, après la rébellion vite étouffée de son fils Henri (VII); mais, bientôt frappé lui-même, par le pape Grégoire IX, des foudres de l'excommunication (24 mars 1239), il voyait à des discordes de famille succéder la scission bien plus redoutable entre l'Empire et l'Eglise.

C'est dans ce moment que les gens de Schwyz reparaissent sur la scène de l'histoire. L'esprit de liberté, qui forme le trait saillant de leur caractère national et comme le fil conducteur de leurs annales, devait les tenir toujours aux aguets pour saisir l'occasion de conquérir leur émancipation politique, surtout depuis que l'exemple de leurs voisins d'Uri rendait à leurs yeux ce bienfait tout à la fois plus facile à obtenir et plus désirable à posséder. Cette occasion leur parut venue, et ils crurent qu'en prenant ouvertement parti pour l'Empereur, ils pouvaient espérer de recevoir de lui, par réciprocité, un diplôme d'affranchissement semblable à celui qu'avaient obtenu les gens d'Uri. En rattachant ainsi à la rupture entre Frédéric II et le pape Grégoire IX le motif de la démarche que les chefs de la communauté de Schwyz jugèrent opportun de tenter, nous ne pensons point hasarder une conjecture téméraire. Nous ne faisons que redire ce que disait, quelques années plus tard, l'homme qui devait le mieux savoir à quoi s'en

tenir sur ce sujet, nous voulons parler du comte Rodolphe le Taciturne lui-même. Il déclare que les Schwyzois, « s'affranchissant audacieusement de l'obéissance qu'ils lui devaient comme à leur seigneur, se sont méchamment attachés à l'ex-empereur Frédéric, dès qu'il eut été excommunié 14. >>

Nous nous placerons sur un terrain un peu moins solide, en complétant ce témoignage précis, par la supposition que, de son côté, le comte de Habsbourg avait déjà manifesté, contre l'empereur et en faveur du pape, les sentiments qu'il laissa éclater irrévocablement peu d'années après. On ne le voit point, en effet, de 1239 à 1242, à la cour de Frédéric, tandis qu'on y constate sa présence avant cette époque, et qu'il y reparaît ensuite jusqu'en 1245, où il s'y rencontre pour la dernière fois 15. A ces oscillations dans sa politique, correspond exactement la conduite des Schwyzois: ils vont du comte à l'empereur et reviennent de celui-ci à celui-là, selon que se gâtent ou que se rétablissent les bons rapports entre eux. Une fois résolus, comme ils devaient l'être, à profiter des circonstances pour s'émanciper, rien ne pouvait leur être plus favorable qu'une rupture entre Rodolphe le Taciturne et Frédéric II. Ils se décidèrent donc, dans l'été de 1240, pendant que ce monarque était en Toscane, occupé à faire le siége de Faenza, à lui envoyer des députés, les premiers diplomates suisses dont il soit fait mention, pour lui présenter le témoignage de leur dévouement (devotio), lui offrir probablement un contingent militaire (servicia), et lui exprimer le vœu d'être placés sous sa protection immédiate et celle de l'Empire (sub alas Imperii). Frédéric qui, loin d'avoir aucun motif de ménager le comte de Habsbourg,

en avait au contraire de très-pressants pour punir sa défection, s'empressa d'accueillir la requête qui lui était présentée, et il adressa à tous les hommes de la vallée de Schwyz (universis hominibus vallis in Swites) un rescrit qui forme le pendant de celui que son fils Henri (VII) avait accordé, neuf ans plus tôt, aux gens d'Uri 16.

Dans ce rescrit, l'Empereur applaudit à la résolution qu'ont prise et que devaient prendre les Schwyzois en leur qualité d'hommes libres (tamquam homines liberi tenebamini), d'embrasser sa cause et celle de l'Empire (solum ad nos et Imperii respectum debebatis habere). En conséquence de cet acte spontané de leur part (sponte dominium nostrum elegistis), le monarque les reçoit sous sa protection spéciale et leur promet qu'ils ne seront jamais soustraits à son autorité immédiate, ni à la suzeraineté impériale (a nostris et Imperii dominio et manibus alienari vel extrahi). Les expressions de cette charte impliquent clairement l'existence, à Schwyz, d'une population placée dans des conditions d'indépendance analogues à celles que nous avions déjà constatées à propos des luttes entre les Schwyzois et Einsiedeln. Ce sont des hommes libres, sur lesquels le comte du Zurichgau exerçait, comme fonctionnaire de l'Empire, la haute juridiction, et qui, ayant à choisir entre l'obéissance envers ce comte devenu rebelle à son souverain et l'obéissance envers le souverain lui-même, n'hésitent pas à préférer le gouvernement direct de l'Empereur à celui d'un délégué qui tendait de plus en plus à se considérer comme leur maître. En leur accordant de relever immédiatement de l'Empire, Frédéric les enlevait donc à la juridiction comtale du Zurichgau, spécialement exercée à Schwyz par la branche cadette de la famille de

Habsbourg; mais il demeurait, en agissant de la sorte, dans les limites de son pouvoir, et il ne portait atteinte à aucun droit légal.

Il supprime en effet, dans cette partie du comté, l'exercice de fonctions dont il est lui-même le premier dispensateur, et qu'il a par conséquent le droit de reprendre à lui sans compensation. Ce ne sont pas des sujets du comte de Habsbourg, mais des sujets de l'Empire placés sous l'administration du comte, qu'il enlève à la juridiction de celui-ci pour les placer sous une administration qui les rattache plus directement à l'Empire. Aussi, à la différence de ce qui s'était passé à Uri, où Henri (VII) avait racheté au comte Rodolphe l'ancien une possession que celui-ci avait probablement reçue à titre de dédommagement, il n'est nullement question dans le diplôme de Frédéric de droits pareils dont aurait joui le comte Rodolphe le Taciturne et que supprimerait le décret impérial. Cet acte envisage les Schwyzois comme de simples administrés de condition libre, qui peuvent toujours, en cette qualité, faire légitimement retour à l'Empire.

Il est vrai que, de son côté, le comte de Habsbourg n'entendait pas renoncer à exercer sur Schwyz un pouvoir qui avait en sa faveur, sinon la consécration de la légalité, du moins celle de l'hérédité et du temps. Alors, en effet, on se trouvait, répétons-le, précisément sur la limite qui sépare le moment où la transformation des fonctionnaires en souverains devient un fait accompli, et l'époque où cette transformation était encore en voie de s'opérer et, par conséquent, pouvait toujours être contestée. En plaçant les Schwyzois sous sa souveraineté immédiate, l'Empereur était dans son droit; le comte était dans son rôle en refusant de re

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