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qu'Einsiedeln, devait se sentir elle-même libre et maîtresse de ses faits et gestes.

Le monastère de bénédictins, fondé dans la solitude, où saint Meinrad avait, en 831, bâti son ermitage, jouissait. en effet, d'immunités et de priviléges proportionnés à sa renommée. Il s'était vu l'objet des faveurs et de la prédilection des chefs de l'Empire; il avait comme avoués et protecteurs d'importants seigneurs du voisinage; il pouvait lui-même, dans cette société féodale si morcelée, passer pour une puissance. En s'attaquant à lui, le petit peuple de Schwyz se faisait presque son égal. Cette égalité même ne semble pas contestée par les arrêts impériaux qui, tout en donnant tort aux pâtres contre les moines, ne refusent cependant pas de reconnaître aux premiers, dans les débats où ils se trouvent engagés, une position indépendante.

A la suite de longs conflits pour la possession de ces páturages alpestres, qui forment l'objet essentiel des convoitises et des querelles de voisinage dans les hautes et stériles régions du centre de la Suisse, était intervenue une sentence royale. L'empereur Henri IV, assisté du duc d'Allémanie ou de Souabe, et d'autres seigneurs formant sa cour, avait en 1114 prononcé à Bâle, d'après les règles que fixait « la loi des Allémans » (sicut docet lex Allemannorum), un jugement solennel sur les prétentions rivales des religieux d'Einsiedeln, d'une part, et des comtes de Lenzbourg et des citoyens de la vallée de Schwyz (cives de valle Suites), de l'autre. Rendu en faveur du couvent, ce jugement ne suspendit point le cours des hostilités, et il fallut que, trente ans plus tard (1144), une décision nouvelle, prise de même «en conformité de la loi allémanique (lege et judicio

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Suevorum qui et Allemanni dicuntur), par l'empereur Conrad II, vint encore donner raison aux moines contre les comtes de Lenzbourg et les gens de Schwyz. Ces derniers sont appelés, dans le texte du décret, « ceux qui habitent et possèdent le village de Schwyz » (qui in villa Suites habitant et ejusdem villæ possessores). Dans les deux cas, chacun des Empereurs s'autorisait, pour justifier son verdict, du droit inhérent à l'autorité impériale de disposer, selon son gré, de toutes les terres en friche, des forêts non exploitées et des territoires déserts 17.

De quelque côté que, dans cette querelle, fût la bonne cause, et quels que fussent, des religieux ou des laïques, les vrais coupables du délit d'empiétement, ce n'est pas là qu'est pour nous l'intérêt du débat. Cet intérêt résulte du rôle indépendant que jouent les citoyens ou les possesseurs de Schwyz et de la position qu'ils occupent à côté des comtes de Lenzbourg, comme parties au procès. C'est, en effet, à titre d'associés (competitores), et non de subordonnés de ces puissants seigneurs, qu'ils sont mentionnés dans les actes impériaux; ils ont, les uns et les autres, indûment cherché à arrondir leurs propriétés aux dépens de celles du couvent, et c'est cette faute commune qui les rapproche et leur vaut une égale censure. Encore faut-il observer que l'un des Lenzbourg, Rodolphe, étant accusé d'avoir été plus loin que les autres envahisseurs (maxime Rudolfus comes infringere conatus est), est puni, pour son propre compte, d'une manière particulière. Les hommes de Schwyz semblent donc être sur le pied d'une certaine égalité, soit avec le couvent impérial d'Einsiedeln, soit avec les principaux seigneurs laïques du voisinage.

Cette situation était pour eux un motif de ne point se

soumettre à un arrangement territorial qui, dans leur opinion, lésait des droits de propriété que leur avaient légués leurs ancêtres. Les documents historiques nous font, il est vrai, défaut pendant près de quatre-vingts ans; mais le premier acte écrit qui, dans l'ordre successif des dates, nous reparle des Schwyzois, les montre encore aux prises avec leur voisins d'Einsiedeln. Ce perpétuel antagonisme dénote chez les gens de Schwyz, comme chez ceux d'Uri, une persistance frappante dans le sentiment de leurs droits, et une disposition marquée à les faire prévaloir par l'emploi de la force. Les lieux qui étaient le théâtre, comme l'objet, de ces luttes violentes répondaient bien, par leur âpre nature et leur caractère sauvage, à la rudesse et à l'obstination des Schwyzois. On se battait, pour des forêts et des alpages, dans la montueuse région où prennent leur source l'Alpbach et la Sihl, et qui s'étend derrière les Mythen entre Schwyz et Einsiedeln. Souvent les seigneurs de Raperschwyl, avoués du couvent, usèrent contre les libres paysans de représailles sanglantes. Enfin, après une guerre de trois années, où il y eut, des deux parts, beaucoup de pertes subies et de méfaits commis, les adversaires s'entendirent pour remettre l'arbitrage de leurs différends au comte de Habsbourg, Rodolphe le Vieux, celui-là même auquel, comme nous l'avons vu, l'empereur Frédéric II avait inféodé et le roi Henri (VII) avait racheté la vallée d'Uri. Ce commun arbitre rendit, le 11 juin 1217, une sentence plus favorable aux prétentions des gens de Schwyz (Lantlüte von Schwitz), que ne l'avaient été les pré. cédentes décisions des empereurs Henri IV et Conrad II 18.

Mais cette sentence même n'eut pas le privilége de mettre un terme à des querelles que nous retrouverons encore

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sur notre chemin, et c'est moins le dispositif que les considérants du jugement arbitral qui doivent attirer notre attention. Le dispositif, en effet, n'a pour conséquence que de régler provisoirement le côté matériel du débat, tandis que les considérants contiennent, sur les motifs qui ont fait choisir pour arbitre le comte de Habsbourg, des informations qu'il nous importe de recueillir et d'examiner. Nous nous trouvons ici en présence d'une question qui touche de près à l'origine de la liberté politique des habitants de Schwyz, et qui, durant tout un siècle, reste indécise entre eux et la maison de Habsbourg. Elle mérite bien de nous arrêter quelques instants.

D'après le document que nous venons de citer et qui fut rédigé au nom du comte Rodolphe, nous apprenons que, si ce prince s'est trouvé appelé à intervenir dans la querelle entre Einsiedeln et les Schwyzois, c'est que les deux partis l'ont choisi pour arbitre, « parce que je suis, dit-il, en vertu d'une légitime transmission héréditaire, avoué et protecteur légal des gens de Schwyz. » Il s'exprime ailleurs dans les mêmes termes lorsqu'il dit : « Les gens de Schwyz sont venus se plaindre à moi en pleurant, comme à leur avoué et protecteur légal, de ce qu'on portait atteinte à leurs droits héréditaires et à leur liberté. » Que signifient donc ces expressions deux fois réitérées, et à quel genre de rapports entre le comte de Habsbourg et les hommes de Schwyz font-elles allusion?

S'agit-il d'une souveraineté particulière, comme celle que Rodolphe devait momentanément exercer, ainsi que nous l'avons vu, sur le pays d'Uri, et que ses auteurs lui auraient transmise sur celui de Schwyz ? S'agit-il des obligations attachées à l'office du comte du Zurichgau, dont

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Rodolphe était héréditairement investi et qui plaçait les Schwyzois sous sa juridiction et sous sa garde? S'agit-il simplement, comme c'est le cas pour les expressions identiques employées dans le même document afin de désigner la position des seigneurs de Raperschwyl à l'égard d'Einsiedeln, - s'agit-il simplement d'un rôle de défense et de tutelle pris par le comte de Habsbourg, à l'exemple de ses prédécesseurs, sur l'expresse demande des intéressés ?

De ces trois suppositions, les seules entre lesquelles on puisse choisir, nous croyons qu'on doit préférer la dernière. En effet, les Schwyzois sollicitent Rodolphe de protéger leurs biens et leur liberté qui sont en péril, et ils sont représentés au débat par des témoins qui tiennent leur place, ce qui ne s'expliquerait guère si, selon la première hypothèse, ils avaient agi comme sujets du comte, ou, selon la seconde, comme ses administrés. Dans l'un et l'autre cas, c'eût été à lui d'intervenir spontanément, et il ne pouvait accepter le rôle d'arbitre entre ses subordonnés et leur partie adverse. Or, d'après ses propres paroles, on est venu des deux parts librement solliciter son intervention, à laquelle on s'est ensuite librement soumis. Il ne s'est point imposé lui-même et rien ne trahit, en ce qui le concerne, l'exercice d'une autorité officielle. Aussi ne se désigne-t-il point par le nom de son comté, comme il l'aurait fait, sans doute, si c'était en qualité de chef de cette circonscription politique qu'il fût intervenu dans le procès. Il dit expressément, au contraire, qu'il intervient à titre de « protecteur, et il n'y a aucun motif de s'écarter du sens naturel qu'éveille ce mot.

De même que plus d'une ville réclamait alors, dans des conjonctures difficiles, la protection momentanée d'un sei

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