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C.

LES RÉCITS DE TSCHUDI.

Cette même année, au commencement de l'automne, Wolfenschiessen, le bailli du roi, qui résidait au château de Rotzberg, dans le Bas-Unterwalden, s'en fut à cheval au couvent d'Engelberg, et, le lendemain, comme il en revenait, il rencontra dans une prairie, où elle travaillait, la femme d'un brave paysan appelé Conrad de Boumgarten qui demeurait à Altzelen. Altzelen est situé dans le Bas-Unterwalden, sur la route qui conduit de Stans à Engelberg, peu de distance du village de Wolfenschiessen, sur une colline. Cette femme était extrêmement belle, et le bailli, à la vue de sa beauté, s'enflamma d'une mauvaise passion. Il lui demanda où était son mari? La femme répondit qu'il était parti et ne se trouvait pas à la maison. Il lui demanda quand il devait revenir. La femme, ne soupçonnant pas qu'elle eùt rien à craindre pour ellemême, mais redoutant que son mari n'eût commis quelque délit pour lequel le bailli voulait le punir, puisqu'il tenait si fort à savoir où il était (car elle connaissait son caractère impitoyable), la femme répliqua qu'elle croyait que son mari resterait quelques jours absent, mais qu'elle ignorait combien de temps. Elle savait pourtant bien qu'il était au bois et qu'il reviendrait chez lui à midi. Sur sa réponse, le bailli lui dit : « Femme, je veux entrer avec vous dans votre maison, j'ai quelque chose à vous dire. » La femme eut peur, mais elle n'osa cependant le contredire et elle entra avec lui dans la maison. Alors il lui commanda de lui préparer un bain parce qu'il était fatigué de son voyage et tout en sueur. La femme commença à comprendre qu'il ne s'agissait de rien de bon, et elle se prit en

son cœur à désirer ardemment que son mari revînt promptement. du bois, et elle se mit à préparer le bain malgré elle.

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L'an du Seigneur 1307, il y avait, dans le Haut-Unterwalden, un brave homme, nommé Henri de Melchthal, qui demeurait dans la vallée du même nom; c'était un homme sage, prudent, honorable et riche; il était très-considéré de ses concitoyens et il faisait tous ses efforts pour que les libertés du pays fussent respectées et qu'on ne fût point séparé de l'empire. C'est pourquoi Beringer de Landenberg, qui était gouverneur de tout l'Unterwalden, avait contre lui beaucoup d'inimitié. Ce Melchthal possédait de beaux bœufs, et, pour un motif sans importance il s'agissait de son fils, Arnold de Melchthal, qui avait encouru une peine pour un délit dont il ne convenait même pas et qui, s'il eût été réel, n'aurait pas emporté une amende de 5 schillings sous ce prétexte donc, le gouverneur envoya un estafier avec l'ordre de saisir, par manière de châtiment, la plus belle paire de bœufs, et si le vieux Henri de Melchthal voulait s'y opposer, l'estafier devait lui dire que c'était l'opinion du gouverneur que les paysans devaient tirer euxmêmes la charrue, et en même temps s'emparer des bœufs et les emmener. L'estafier se comporta selon les ordres qu'il avait reçus, et, comme il attachait les bœufs, le fils du brave paysan, Arnold, qui était encore jeune, s'emporta et frappant d'un bâton la main de l'estafier, il lui cassa un doigt, et s'enfuit immédiatement dans le pays d'Uri...

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Stauffacher était un homme de sens, et il avait aussi une femme pleine de sagesse et de sagacité, qui s'aperçut vite qu'il avait quelque chagrin dont il ne voulait pas lui faire part. Elle aurait pourtant vivement désiré connaître quelle était la cause de sa peine, et elle s'y prit si bien qu'il s'ouvrit à elle sur ce que le bailli lui avait dit, et sur la perspective de le voir bientôt lui enlever sa maison et tout son bien. Quand elle eut appris cela, elle lui dit :

<< Mon cher mari, tu sais qu'il y a dans le pays plus d'un brave citoyen qui se plaint des exactions du bailli; crois-moi, il y a aussi à Uri et dans l'Unterwalden beaucoup de gens de bien auxquels pèse ce joug tyrannique; car tous les jours nous entendons parler des plaintes que leur arrache l'oppression. Ce serait donc une bonne chose que quelques-uns de vous qui auraient confiance les uns dans les autres, se réunissent en secret pour s'entendre sur les moyens de se débarrasser de ce malfaisant pouvoir, en se promettant une assistance réciproque et une protection conforme à ce qui est juste; Dieu ne vous abandonnera certainement pas et il vous aidera à mettre un frein à l'injustice, si vous l'invoquez du fond du

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Ces trois hommes, Walter Fürst d'Uri, Wernher de Stouffacher de Schwitz et Arnold de Melchthal d'Unterwalden, tombèrent d'accord de réclamer le secours de Dieu et de risquer l'entreprise. Se liant alors par un serment prêté devant Dieu et les Saints, ils prirent entre eux l'engagement suivant: « Chacun recrutera secrètement dans sa vallée ses parents, ses amis et d'autres hommes de confiance, pour avoir leur aide et leur appui, en les associant à l'alliance et au serment, afin qu'ils coopèrent à reconquérir l'ancienne liberté, à renverser la tyrannie des baillis et leur mauvais gouvernement, à se protéger mutuellement devant la justice et à risquer leur vie pour l'oeuvre commune. Toutefois chaque vallée n'en continuera pas moins de rendre au saint empire romain l'obéissance qui lui est due, et chacun remplira les obligations auxquelles il est tenu, soit envers des couvents, soit envers des seigneurs, envers des nobles ou des roturiers, envers des gens du pays ou des étrangers, selon l'ancien usage, pour autant que ceux à qui ils doivent ces services n'entreprendront point de les priver de leurs libertés contre le droit..... Il est aussi entendu que, s'il arrive quelque chose qui rende une conférence nécessaire, les trois se convoqueront réciproquement et se réuniront de nuit près

du Mytenstein, qui est dans le lac, au-dessous du Seelisberg, dans un endroit qui s'appelle au Rüdlin, et que, si Dieu leur accorde la grâce de voir leur association s'accroître, chacun d'eux amènera avec lui, au dit Rüdlin, deux ou trois compagnons, ou davantage, choisis parmi les hommes sages et prudents qui seraient entrés dans l'alliance. Il est également entendu qu'on s'engage par serment à tenir l'affaire secrète jusqu'au moment où l'on pourra révéler aux trois Waldstetten l'existence de la confédération, et qu'aucun des trois Waldstetten ne devra rien entreprendre pour son propre compte, sans la volonté unanime et la délibération des confédérés, mais qu'on devra supporter tout ce qui arrive, jusqu'à ce qu'avec le secours de Dieu on se soit suffisamment fortifié, et qu'alors on tiendra conseil en commun, sur le moment et la manière d'agir tous ensemble et le même jour dans les trois vallées afin qu'aucune de celles-ci n'ait à souffrir du fait, soit d'individus, soit de l'un des trois pays, agissant isolément. Cette alliance fut, pour la première fois, conclue et jurée dans le pays d'Uri par les trois braves citoyens sus-nommés, et c'est de là qu'est sortie la confédération.

Les nobles d'Uri et ceux d'Unterwalden (excepté le seul Wolfenschissen qui avait été tué à Altzelen) supportaient aussi impatiemment que les autres habitants des vallées la domination et la tyrannie des baillis. Aussi étaient-ils également haïs du roi et des baillis, parce qu'ils faisaient commune avec les gens du pays et ne voulaient pas non plus se soumettre à la suzeraineté de l'Autriche, mais prétendaient, comme des hommes libres, demeurer ainsi que leurs ancêtres sous la mouvance de l'empire romain et dans la jouissance des libertés nationales.... Cela irritait fort le roi et ses fils les ducs d'Autriche aussi bien que les baillis, car ils estimaient que les nobles auraient dû obéir à de meilleurs sentiments et se soumettre à la suprématie autrichienne, comme tant d'autres comtes, seigneurs et chevaliers de la haute Allemagne; que c'était leur devoir de

préférer l'alliance de princes héroïques à une alliance avec des paysans dont ils faisaient leurs égaux. Aussi les baillis cherchaient-ils à les vexer de toute manière, surtout en ce qui concernait les fiefs qu'ils tenaient de l'Empire et qui leur avaient été inféodés héréditairement. Les baillis tâchaient de les leur enlever pour les remettre entre les mains du roi. Les nobles voisins leur témoignaient aussi beaucoup de mépris et lenr reprochaient de n'être qu'une noblesse de paysans, et de n'appartenir qu'à la classe des rustres. Les vexatious dont ils avaient à souffrir étaient telles que le baron Wernher d'Attinghausen, alors Lant-Ammann d'Uri, déclara à maintes reprises devant le peuple qu'on ne pouvait tolérer davantage une puissance si malfaisante. Il faisait aussi part de ses plaintes à Stouffacher, quand il le voyait à Uri, car ils étaient très-liés ensemble, et il se plaignait en particulier de la vexation qu'on leur imposait de saluer le chapeau suspendu au haut de la perche. Cependant Stouffacher n'osait point encore lui parler de la secrète alliance, et il pensait que Walther Fürst le ferait quand il le jugerait bon, ce qui eut lieu effectivement.....

Tell se tenait caché, mais il informa immédiatement Walther Fürst et d'autres confédérés qu'il avait tué le bailli, ce qui fut aussi promptement et secrètement communiqué aux confédérés d'Unterwalden. Il y avait à Uri, parmi les confédérés secrets et parmi les citoyens qui ne savaient rien de l'alliance, beaucoup de gens qui étaient irrités de la conduite inhumaine tenue par le bailli envers Tell, lorsqu'il l'avait forcé d'abattre la pomme de dessus la tête de l'enfant et qu'ensuite il l'avait emmené prisonnier hors du pays. Les confédérés, en particulier, ne prenaient pas leur parti de ne pouvoir venir au secours de Tell qui était un des leurs, mais ils le blâmaient en même temps de ne s'être pas soumis pour le moment à l'ordre du bailli relatif au chapeau, et de n'avoir pas pris patience jusqu'à l'époque adoptée entre eux d'un commun accord, puisqu'ils étaient convenus de ne rien entreprendre isolément, de

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