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Tell qui le détermina à faire paraître son pamphlet. Il le publia, en français, au mois de février 1760 sous le titre de: Guillaume Tell, fable danoise.

Le scandale fut aussi grand que l'auteur semble l'avoir désiré. Écrite avec plus de malice que de talent, cette brochure de trente pages blessa au vif le sentiment patriotique des confédérés. L'authenticité de la tradition et l'existence même de Tell ne pouvaient pas être niées d'une manière plus incisive, et une ironie souvent déplacée aggravait les torts de l'écrivain auprès de l'opinion. Immédiatement le gouvernement d'Uri fit livrer aux flammes l'irrévérencieux opuscule, et il demanda aux divers cantons suisses de le flétrir par une réprobation solennelle. Sévérité mal entendue, car on ne réfute ni les bonnes, ni les mauvaises raisons avec un bûcher ou des arrêts.

Cependant le public fut presque unanime pour applaudir à cette condamnation, et l'on vit même l'inspirateur de Freudenberger, Emmanuel de Haller, après qu'il eut été témoin de l'éclat causé par son ami, se déclarer le défenseur officiel de la tradition. Est-ce un sentiment de résipiscence qui, plus tard, lui faisait écrire à propos du châtiment infligé au pamphlet de Freudenberger: « Une relation contemporaine de l'époque à laquelle Guillaume Tell a vécu, ou un document authentique eût sans doute mieux démontré l'existence de sa personne, que n'a pu le faire la sentence prononcée du haut d'un tribunal 33? » Et pourtant (sans nous arrêter au recueil d'Imhoff que Haller condamne implicitement par ces paroles), le document contemporain qu'il réclame avait paru et le document authentique qu'il sollicite devait paraître plus tard. Mais il tenait sans doute, et avec raison, le premier pour apocryphe; il ne vécut pas

assez pour en penser autant du second. Revenons à la querelle.

En même temps que sévissait le gouvernement d'Uri, M. de Balthasar, mieux inspiré, acceptait la discussion avec l'auteur du pamphlet, et il cherchait à réfuter les arguments de Freudenberger en publiant la Défense de Guillaume Tell. C'est dans cet écrit que se trouve citée une chronique censée fort ancienne et qui aurait renfermé sur l'archer d'Uri le témoignage le plus explicite qu'on eût encore découvert. Voici comment s'exprime Balthasar : « Feu M. le landammann Püntener a fouillé avec soin dans différentes archives pour trouver des preuves de l'existence de Tell, et il trouva entre autres dans une ancienne chronique de Klingenberg les mots qui suivent (vient un texte latin que nous traduisons mot à mot): « Wilhelm Tell, défenseur de la liberté d'Uri, avec son fils Guillaume et Gualter le plus jeune, a vécu en l'année 1307; sa lignée (stemma) n'est pas encore éteinte; il a été après le repos de la guerre intendant à Burgla pour l'église de Zurich et gendre illustre de Walter Fürst d'Attingkusa son chef de file (antesignani); l'un et l'autre ont pris part à la guerre du Morgarten en 1315 54. >>>

Il a été démontré, d'une part, que la chronique de laquelle aurait été tiré ce passage est un pur fantôme littéraire qui n'a jamais existé, et, de l'autre, que le passage lui-même n'est qu'une fabrication des plus maladroites, qui renferme presque autant de bévues historiques et d'invraisemblances que de lignes 55. Cela n'a pas empêché qu'on ne l'ait envisagé pendant longtemps comme une démonstration sans réplique de l'existence de Guillaume Tell. Mais une fois la fourberie démasquée, elle devient contre la

cause qu'elle devait servir un argument d'autant plus fort. Le succès momentané du faux Klingenberg fit entrer bientôt dans l'arsenal de la défense une autre arme du même genre, et le « document authentique, » que demandait Haller, vint se joindre au « témoignage contemporain » de la vieille chronique du landammann Püntener.

C'est un décret qui aurait été rendu par une landsgemeinde réunie à Altorf, le dimanche 7 mai 1387, et qui est relatif à une contribution publique pour un pèlerinage entre Bürglen et Steinen, en l'honneur d'une sainte image également vénérée en ces deux endroits. Ce pèlerinage, dont la coutume existait réellement, aurait été, d'après le décret, établi par les gens d'Uri et par ceux de Schwyz « à propos de leurs circonstances si difficiles en l'année du seigneur 1307. » Le même acte ordonne de plus qu'une prédication se fera désormais à Bürglen, « à l'endroit où se trouve la maison de notre cher concitoyen, le premier restaurateur de la liberté, Guillaume Tell. » Ce décret est promulgué par le landammann Conrad d'Unteroyen 56.

Comment une pièce qui devait reposer depuis quatre siècles dans les archives d'Uri, avait-elle échappé, jusqu'à ce que Schmid l'eût publiée en 1788 dans son Histoire d'Uri, à la connaissance de tous ceux qui étaient intéressés à recueillir les moindres preuves de l'existence de Tell? Comment, en particulier, Tschudi, qui comptait dans ce canton des parents et de nombreux amis et qui avait eu un libre accès dans les dépôts des documents officiels, en a-t-il ignoré l'existence? Car tout ce qu'il a recueilli en ce genre, il l'a publié, et cette pièce aurait été pour lui une inestimable trouvaille. Comment, si l'on savait en 1387, que Tell avait résidé à Bürglen, n'était-on pas encore d'accord à

Uri, deux cent vingt ans plus tard, sur le lieu de sa demeure? Comment expliquer, si la prédication de Bürglen date de 1387, que la chapelle où elle devait se faire n'eût été construite pour la première fois qu'en 1582? Mais pourquoi discuter sérieusement la crédibilité d'un document dont le texte fourmille d'invraisemblances, dont la date est fausse et le promulgateur imaginaire? En 1387, le sept mai ne tombait pas sur un dimanche, mais sur un mardi; ni cette année-là, ni aucune autre, on ne voit figurer un Unteroyen quelconque, ni parmi les landammanns, ni parmi les citoyens d'Uri, et l'on sait en particulier qu'en 1387 et en 1388 cette charge était remplie par Walter d'Erstfeld 57.

Le décret de la landsgemeinde de 1387 rentre donc, comme le faux Klingenberg, dans la catégorie de ces écrits fabriqués pour le besoin de la cause, auxquels on donne, quand on regarde celle-ci comme sacrée, le nom de fraudes pieuses. Les supercheries de ce genre ont rarement, porté bonheur à la thèse qu'elles devaient servir. Pour tout esprit éclairé, l'histoire de Guillaume Tell défendue par de tels moyens aurait dû irrévocablement prendre place parmi les chimères. Il n'en fut rien, et elle demeura pendant un demi-siècle si solidement affermie dans l'opinion, que non-seulement Jean de Müller déclare solennellement <«< qu'il est hors de doute que ce héros a vécu en 1307, et que, dans les lieux où on remercie Dieu pour le succès de ses actions, il a exécuté contre les oppresseurs des Waldstätten des entreprises utiles à sa patrie et mérité de cette manière la reconnaissance de la postérité; » mais encore qu'en 1837 le savant traducteur de l'Histoire de la Confédération suisse, accordant aux paroles de Müller sa propre adhésion, ajoute: « Ce que M. Kopp a jeté en passant dans ses Documents

n'affaiblira sûrement la croyance de personne à l'authenticité de l'histoire de Tell 58. »

C'était exactement le contraire qui devait arriver. M. Kopp a porté « à l'authenticité de l'histoire de Tell » des coups dont elle ne s'est pas relevée et qui ont entraîné peu à peu dans une commune ruine tout l'édifice successivement construit par la tradition. Cet auteur, dont les travaux sur l'histoire suisse pendant le treizième siècle et une partie du suivant ont renouvelé la connaissance de cette période des annales helvétiques, doit être considéré comme le chef de l'école qui, sur ses traces, a inauguré parmi nous la renaissance des études historiques. Il est regrettable qu'à la sûreté de sa méthode et à son érudition aussi solide qu'étendue, M. Kopp n'ait pas uni les talents de l'écrivain et l'art de la composition. Les cinq volumes de sa grande Histoire des alliances fédérales, lui auraient assuré une place parmi les historiens du premier ordre. On trouve tout dans son vaste chantier, tout, sauf le monument que les matériaux rassemblés devaient servir à construire. Si ses vues personnelles sont empreintes de quelque partialité et de trop d'humeur contre les travestissements qu'avait subis l'histoire nationale; si parfois il prend trop le contre-pied de ce qui avait été admis avant lui, il n'en a pas moins eu le bonheur, après avoir fait crouler l'édifice que Tschudi et Jean de Müller couvraient de leur égide, d'avoir pu donner de quoi en reconstruire un autre moins pittoresque sans doute, mais plus solidement fondé 5.

Par une conséquence nécessaire, en refaisant l'histoire, il a fait la légende; celle-ci n'est, en effet, qu'un occupant délogé dont la vérité vient prendre la place. Les traditions fabuleuses ont toutes, une fois, passé pour de l'histoire;

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