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la haine, et cette fable doit provenir de l'expression reçue qui, pour faire l'éloge d'un archer, dit de lui qu'il peut abattre une pomme de dessus la tête de son enfant, sans lui faire de mal. Les gens d'Uri ne sont pas d'accord entre eux sur l'endroit où résidait Tell; ils ne peuvent donner aucun renseignement ni sur sa famille, ni sur ses descendants, quoique plusieurs autres familles qui remontent à la même époque subsistent encore. J'aurais bien d'autres raisons à alléguer. Mais à quoi bon vous retenir plus longtemps sur ce sujet ?>>

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Guillimann ne s'était pas même contenté, ainsi qu'il le dit, de suivre la tradition vulgaire, il l'avait accrue de son chef, en indiquant Bürglen comme le lieu de naissance de Guillaume Tell, bien que, suivant lui, l'opinion locale ne se fût pas encore mise d'accord sur ce point. Mais, tandis que son adhésion à la croyance générale était publique, son scepticisme demeura caché dans le secret d'une correspondance, et ce ne fut qu'en 1688, lorsque les lettres adressées à Goldast furent imprimées, que l'incrédulité de Guillimann reçut quelque publicité. Reproduits dans une des notes dont Rod. Iselin avait accompagné la Chronique de Tschudi, quand il la fit paraître en 1734, les arguments de Guillimann y étaient en même temps combattus et ils ne paraissent pas avoir ému personne. Il en fut de même des objections que deux savants bâlois, Christian et Isaac Iselin avaient, dans la première moitié du dix-huitième siècle, dirigées contre la tradition courante; elles étaient aussi renfermées dans des ouvrages où le public ne les alla point chercher . Une phrase de Voltaire qui disait : « L'histoire de la pomme est bien suspecte et tout ce qui l'accompagne ne l'est pas moins, » aurait dû avoir plus de reten

tissement. Mais il est peu probable qu'elle eût pénétré jusque dans les lieux où l'on devait bientôt traiter comme un crime public la tentative d'effacer des annales helvétiques l'histoire de Guillaume Tell.

Le moment, en effet, allait venir où la négation se montrant au grand jour, ouverte et provocante, la réprobation publique ferait explosion. Conduite de longue main, l'attaque, avant d'éclater, avait laissé à la défense le temps de préparer ses armes. Vers l'année 1752, Emmanuel de Haller, le savant bibliographe de l'histoire suisse, avait fait part à son ami, Uriel Freudenberger, pasteur de Gléresse au canton de Berne, des doutes qu'il avait conçus sur l'authenticité des incidents groupés autour du nom de Guillaume Tell, et il l'avait engagé à examiner lui-même de plus près cette question. Freudenberger, s'étant mis à l'œuvre, consigna dans un opuscule écrit en allemand et intitulé: La fable de Guillaume Tell, le résultat de son étude. Ce travail demeuré inédit porte la date du mois de septembre 1752 50.

Communiqué par Haller au baron de Zurlauben et à M. Félix de Balthasar, très-versés tous les deux dans la connaissance de l'histoire nationale, le mémoire de Frendenberger arriva par leur intermédiaire entre les mains de Jean Imhoff, vicaire de Schaddorf au canton d'Uri, qui devait rechercher s'il n'existait point de documents propres à mettre à néant les objections élevées par le pasteur de Gléresse. Au bout d'un temps assez long, Imhoff fit parvenir, le 30. mai 1759, à ses correspondants le dossier des pièces qu'on lui avait demandées. Jamais avocat n'a recueilli, pour plaider la cause qu'il a prise en mains, de plus chétifs moyens de défense. Les pièces transmises par

Imhoff étaient, en effet, ou parfaitement insignifiantes ou manifestement apocryphes. Il faut bien en parler toutefois, puisque ce sont, avec deux autres documents que nous mentionnerons plus loin, les seules autorités que les défenseurs de la tradition aient jamais invoquées en sa faveur 51.

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C'est d'abord un récit sur Guillaume Tell, tiré d'un prétendu manuscrit fort ancier, mais qui n'est que la copie de la narration d'Etterlin avec quelques modifications puisées dans Tschudi. Ce sont ensuite des « extraits de documents de 1385, 1408, 1414, 1553, » qu'on ne donne pas, mais desquels il résulte qu'il y avait à Altorf une place où se tenaient les assises et la landsgemeinde. » C'est encore l'extrait d'une pièce du 29 septembre 1568, dans laquelle il est dit que, sur cette place d'Altorf, il y « avait un tilleul, près duquel Grissler avait suspendu le chapeau et qui fut abattu en 1567 pour être remplacé par une fontaine. » On peut également placer dans la catégorie des documents sans valeur, d'abord, une attestation postérieure à 1644, dans laquelle un médecin de Küssnacht déclare que « la chapelle du chemin creux a été bâtie quelque temps après celle de la Tellenplatte; » -puis, un témoignage qui paraît daté de 1460 et d'après lequel Jean de Brunnen prétend « avoir trouvé dans un ancien écrit que la chapelle érigée à l'endroit du saut de Tell sur le lac d'Uri a été construite en vertu d'un décret rendu dans une landsgemeinde, tenue en 1388, où se trouvaient plus de cent quatorze personnes qui avaient connu le Tell; » --enfin, la décision prise en 1582 par les autorités ecclésiastiques d'Uri de faire célébrer à Altorf, quand le temps ne permettrait pas d'aborder à cette chapelle, le service religieux en mémoire de Guillaume Tell qui s'y faisait tous les ans.

Comme si de l'existence d'une place, d'un arbre, d'une chapelle, voire même d'un office religieux, on avait le droit de conclure à la réalité des incidents que la tradition s'est plu à y rattacher! Comme si des témoignages de troisième main, qui par leur contenu même éveillent les plus légitimes soupçons, pouvaient tenir lieu du document dont ils ont la prétention d'attester l'existence! Comme si la présence d'une chapelle élevée dès 1388 sur la plate-forme de Tell, eût été jusqu'à Tschudi, qui en parle pour la première fois, passée sous silence par tous les chroniqueurs, qui ont cependant pris soin d'attribuer à l'évasion du prisonnier de Gessler le nom donné dès lors à cette localité ! Faut-il attacher plus d'importance à un acte, authentique assure-t-on, quoique l'original ne se trouve plus dans les papiers de la cure de Bürglen, et duquel il résulte qu'en 1582 une chapelle fut construite dans cette paroisse, « en l'honneur de Guillaume Tell, le premier confédéré, qui avait sa maison à l'endroit où est érigée la chapelle et qui y a vécu avec sa femme et ses enfants. » Et cependant, s'il faut en croire Guillimann, les gens d'Uri n'étaient pas encore à cette époque d'accord entre eux sur le lieu d'origine de leur héros, que sans doute se disputaient les diverses paroisses de la vallée. Quant à cette chapelle et à toutes les autres qu'on élevait à sa mémoire, leur érection prouve simplement que, depuis le milieu du seizième siècle, la légende avait obtenu dans les Waldstätten une créance assez universelle pour que la religion même se prêtât à la consacrer. Mais la foi qu'inspire une tradition et les monuments qui l'attestent, ont-ils jamais pu servir à en établir l'authenticité? Il faudrait alors prêter créance à toute la mythologie.

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Après les témoignages qui ne prouvent rien, viennent dans le dossier d'Imhoff ceux qui prouveraient quelque chose, s'ils étaient vrais. Ce sont des extraits tirés des registres paroissiaux du canton d'Uri, mais qu'on a falsifiés pour leur faire dire ce qu'ils ne disaient pas. Dans le nécrologe de la paroisse de Schaddorf, on lirait : « Guillaume Tell, Walter, son plus jeune fils; Walter de Tello, Cuni son fils; » et, dans le nécrologe de la paroisse d'Attinghausen: «En 1675 est décédée Anne-Marguerite Tell et Anne-Marie Tell.-En 1684 est décédé Jean-Martin Tell, le dernier de sa lignée (ultimus stemmatis). » Examiné de plus près, le nécrologe de Schaddorf, qui existe encore, n'a laissé découvrir nulle part le nom de Guillaume Tell, et, quant à celui de « Walter de Tello, » il ne doit son origine qu'à l'altération des mots : « Walter de Trullo. » Les registres d'Attinghausen mentionnent en 1661 le mariage de « Jean-Martin Näll, » et ils indiquent la naissance de ses filles qui portent le même nom de famille que lui, tandis que dans les tables mortuaires de la paroisse, ce nom été changé pour les mêmes personnes en celui de « Täll, » sans qu'on y retrouve, en ce qui concerne le père, les mots qui, d'après Imhoff, l'auraient signalé comme « le dernier de sa race 52. »

La fraude est ici patente, mais elle ne s'est pas arrêtée là; deux nouveaux documents fabriqués cette fois d'un bout à l'autre, et dont nous parlerons tout à l'heure, sont venus se joindre à ceux qu'Imhoff avait introduits dans le débat. Mais c'est seulement des pièces produites par le vicaire d'Uri, que Freudenberger avait connaissance lorsqu'il se décida à porter la question devant le public, et ce fut la faiblesse des preuves fournies par le défenseur de

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