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aurait irrévocablement consacré la tradition, si jamais les droits de la vérité pouvaient se prescrire, même en faveur du patriotisme et du talent. Jean de Müller, quelque supérieur qu'il fût à Tschudi, comme critique et comme écrivain, n'en a pas moins cédé, ainsi que son devancier, à un sentiment qui les poussait, sans qu'ils s'en doutassent peut-être, à tenir trop de compte de l'opinion et de l'influence que leurs narrations devaient exercer sur l'esprit national. Pour eux l'histoire n'était pas une branche de la critique qui, indifférente aux résultats de ses recherches, ne tient qu'à leur exactitude. C'était une branche de l'éloquence et un instrument de persuasion. Chez Jean de Müller, comme chez Tschudi, l'histoire tourne à l'apologie et au panégyrique, et, ce point de vue étant donné, ils ne pouvaient ni l'un ni l'autre, sans s'aliéner leurs lecteurs et manquer leur effet, rejeter dans le monde des fables une tradition qui était devenue l'un des articles de foi du credo national.

On trouve donc, dans l'Histoire de la Confédération suisse, très-différemment racontés quant au style, mais très-fidèlement reproduits quant à la forme, tous les incidents légendaires, tels que Tschudi les avait groupés et décrits. On y trouve même quelques détails de plus, que la tradition toujours active avait introduits depuis le seizième siècle. Ces détails se rapportent principalement à Guillaume Tell et au Grütli, c'est-à-dire aux deux noms de la légende qui, plus que tous les autres, ont obtenu une notoriété universelle.

Interprète fidèle de la tradition antérieure, Tschudi s'était contenté de signaler le Grütli comme le rendezvous général des conjurés déjà entrés dans l'alliance, mais non comme le théâtre d'un engagement solennel qui aurait

été le principe de leur confédération. François Guillimann de Fribourg, dans son Histoire des Suisses** publiée en latin en 1598, semble, au contraire, faire de la « Ruttelismatten» le lieu qui fut témoin de l'union des trois premiers confédérés. Mais, c'est à Jean de Müller que le serment du Grütli doit la grande place qu'il a prise dans la légende nationale. C'est lui qui, refaisant à sa manière le récit traditionnel, nous montre « dans la nuit du mercredi avant la St-Martin, au mois de novembre, Fürst, Melchthal et Stauffacher, amenant au Grütli chacun dix hommes de bien de son pays. Lorsque ces trente-trois hommes courageux, pleins du sentiment de leur liberté héréditaire et de leur éternelle alliance, unis de l'amitié la plus intime par les périls du temps, se trouvèrent ensemble, ils n'eurent peur ni du roi Albert, ni de la puissance des Habsbourg. Dans la pensée que de leur succès dépendait la destinée de toute leur postérité, chacun d'eux regardait son ami avec un visage confiant et lui serrait cordialement la main. Alors Walther Fürst, Werner Stauffacher et Arnold an der Halden du Melchthal, levant leurs mains vers le ciel, jurèrent, au nom du Dieu qui a créé les empereurs et les paysans de la même race et avec tous les droits inaliénables de l'humamité, de défendre ensemble la liberté en hommes. Les trente entendant cela levèrent aussi les mains, et prêtèrent, au nom de Dieu et des Saints, le même serment 45. »

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C'est ainsi que la petite prairie du Grütli est devenue, aux yeux de l'opinion, le berceau de la liberté suisse, et il faut convenir qu'on a rarement choisi, pour y placer une scène imaginaire, un lieu mieux fait pour en être le théâtre, si elle s'y était réellement passée. Aux idées de mâle vertu, de farouche indépendance, de sentiments énergiques et

tenaces qu'éveille le souvenir des premiers confédérés, répondent ces hautes cimes, ces neiges éternelles, ces grands rochers, qui entourent et dominent de leur imposante masse l'étroite esplanade où se rencontrent les limites des trois vallées, et ce lac aux rives abruptes et aux eaux profondes qui en défend tout à la fois et en permet l'abord. La nature conspire ici avec l'imagination pour déconcerter la vérité.

Jean de Müller a été moins heureux dans l'épisode de Guillaume Tell. Adoptant aveuglément les ornements nouveaux et purement arbitraires dont la tradition l'avait embelli, il place à Bürglen le lieu de naissance de l'archer d'Uri, il lui donne Walther Fürst pour beau-père, il lui attribue deux fils, Guillaume et Walter, et il fait durer

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descendance mâle jusqu'à la fin du dix-septième siècle. Il reproduit également des détails imaginaires, quand il attribue à Gessler le prénom de « Hermann, » au jeune homme du Melchthal le nom de « an der Halden, » et qu'il appelle la femme de Stauffach « Madame Marguerite Herlobig "". » Dans le récit des aventures de Tell, il commet pour son compte d'étranges bévues. C'est ainsi que, faisant arriver Gessler à Küssnacht par le lac, il place entre le rivage et le château le chemin creux où le bailli fut tué, tandis que, d'après la tradition et la configuration du pays, ce n'est qu'au delà du village du côté de Schwyz qu'on peut trouver cette route encaissée. De même il raconte que, lorsque la barque où se trouvait Guillaume Tell « fut parvenue un peu au delà du Grütli, le föhn s'élança des gorges du St-Gothard avec sa violence ordinaire; le lac étroit soulevait ses ondes furieuses et s'entr'ouvrait; l'abîme grondait; l'écho des montagnes répétait sa voix effrayante. On rama dans l'angoisse, en longeant les effroya

bles rochers du rivage, jusqu'à l'Axenberg, sur la droite quand on sort d'Uri. » Cet émouvant tableau n'a d'autre tort que de supposer une disposition des lieux exactement contraire à la réalité. Quand le föhn balaye le lac, une barque qui a dépassé le Grütli ne remonte pas contre le vent vers la Tellenplatte, elle se laisse aisément diriger sur Brunnen. Malgré tout le respect qui est dû à l'illustre historien, on ne peut s'empêcher de sourire de descriptions qui sont aussi peu conformes à la topographie vraie, que les formules de philosophie politique dont il a fait le texte du serment du Grütli, sont peu semblables aux stipulations des pactes d'alliance de 1291 et de 1315.

En voyant avec quelle facilité la rhétorique vient se glisser sous la plume de Jean de Müller, on se sent moins disposé à attacher beaucoup d'importance au témoignage qu'il accorde à la tradition. Elle se prêtait trop bien à l'espèce d'exaltation patriotique sous l'influence de laquelle il écrivait son histoire, pour qu'il l'ait soumise à un examen sévère, quoiqu'il ait fait preuve, en d'autres occasions, d'une critique devant laquelle cette tradition n'aurait pas tenu. Mais on faisait alors de la légende nationale en général, et de l'existence de Guillaume Tell en particulier, une arche sainte sur laquelle on ne pouvait impunément porter la main. Bien loin de se rendre coupable d'un tel sacrilége, qui aurait irrévocablement compromis son caractère d'historien national, Jean de Müller se déclara, au contraire, ainsi que nous le verrons tout à l'heure, le défenseur prononcé de la tradition. Mais on ne défend que ce qui est attaqué, et ceci nous amène, pour terminer notre étude sur la légende, à dire quelques mots des attaques, en effet, auxquelles celle-ci avait commencé à se trouver en butte.

VII

LA TRADITION CONTESTÉE

Jusqu'à l'époque où Jean de Müller vint sanctionner de nouveau par son crédit la tradition nationale, elle n'avait été mise en doute que sur un point. La personne et les aventures de Guillaume Tell avaient seules rencontré des incrédules. Pendant longtemps ce scepticisme ne produisit pas d'éclat, soit qu'on prit soin de le dissimuler, soit qu'on ne le laissât percer que dans des ouvrages où il ne risquait pas de heurter l'opinion. Ce qui est étrange, c'est qu'on en rencontre pour la première fois l'expression sous la plume d'un écrivain qui venait de reproduire lui-même, comme autant de faits avérés, tous les détails de l'histoire traditionnelle. En 1598 Guillimann, dans son Histoire suisse, raconte, sans témoigner le moindre soupçon, l'épisode de Guillaume Tell; en 1607 le même auteur écrit à Goldast, l'un de ses amis :

« Quant à ce que vous me demandez au sujet de Tell, quoique dans mon livre sur l'ancienne histoire de la Suisse je me sois conformé, en ce qui le concerne, à la tradition vulgaire, je dois dire, après y avoir mûrement réfléchi, que je tiens le tout pour une pure fable, d'autant plus que je n'ai pas encore pu découvrir un écrivain ou une chronique, anciens de plus d'un siècle, qui en fassent mention. Tout cela semble avoir été inventé pour donner plus d'aliment à

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