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cas, de maladresses qui justifient les doutes au lieu de les dissiper. Du reste, de tous les noms de confédérés, introduits peu à peu dans la légende, ceux d'Attinghausen, de Stauffach et de Fürst sont les seuls dont on puisse authentiquement constater l'existence à Schwyz et à Uri. Tous les autres, s'ils ne sont pas purement imaginaires, sont attribués du moins à des individus dont pas un ne se retrouve parmi les personnages du temps. Ce n'est pas un des moindres signes du caractère fictif de la tradition, que de n'avoir pas pu, dès l'origine, désigner nominativement des patriotes, dont jamais leurs concitoyens n'auraient oublié les noms, si le souvenir qui s'attachait à leur personne eût reposé sur un fonds réel; car ce sont précisément les noms propres que la mémoire populaire retient le plus volontiers et transmet le plus aisément.

Chez Tschudi l'entrevue entre Gessler et Stauffach est narrée selon la forme reçue même insolence dans la bouche de l'un, même inquiétude dans le cœur de l'autre, mêmes bons conseils donnés par l'épouse, même empressement du mari à les suivre en se rendant à Uri où il s'abouche avec « un sage, considéré et respectable citoyen, nommé Walther Fürst. » Projet formé d'une réunion des trois vallées pour secouer l'oppression commune, et Arnold de Melchthal mis dans le secret. Les trois conjurés s'engagent par un serment, dont Tschudi ne craint pas de forger le texte, à recruter, chacun dans sa vallée, des auxiliaires pour reconquérir l'ancienne liberté et pour chasser les baillis, en y risquant leur propre vie s'il le faut. Ce serment sera aussi prêté par tous ceux qui s'associeront aux trois premiers confédérés, et, si de nouvelles conférences sont nécessaires, elles se tiendront « devant le Mytenstein,

sous le Selisberg, au Rüdlin. » Là-dessus Arnold de Melchthal s'associe Conrad de Boumgarten d'Alzellen, pour sou-` lever, de concert avec lui, les deux parties de l'Unterwalden. « Tout cela se passait en automne (1307). »

Cependant la conspiration mûrissait: on croyait pouvoir compter sur le baron Werner d'Attinghausen, landammann d'Uri, et « sur le chevalier de Rudenz, gendre de Stauffach; » la plupart des autres nobles se montraient également favorables; le nombre des confédérés allait croissant à chaque réunion au Rüdlin, en sorte que, dans celle qui fut tenue « le mercredi avant la S1-Martin » (8 novembre 1307), on résolut de fixer au 1er janvier suivant l'exécution du complot. Les baillis devaient être simultanément expulsés ce jour-là du pays, « sans qu'il leur fût fait aucun mal, afin de ne pas trop encourir la colère du roi. »

Mais voici que « le dimanche après la S'-Othmar, qui était le 18 novembre » (ici encore Tschudi invente mal, car en 1307 ce dimanche tombait le 19 novembre), le dimanche donc après la S-Othmar, un brave citoyen d'Uri. nommé Guillaume Tell, qui était du nombre des conjurés, vint à passer devant la perche au chapeau dressée sur la place d'Altorf, sans lui rendre l'hommage voulu. « Le lendemain, » Gessler le fait comparaître, lui enjoint, malgré ses cxcuses et ses résistances, d'abattre une pomme posée sur la tête de son fils, « lequel n'avait pas plus de six ans, et le menace, s'il ne s'y soumet pas, de le mettre à mort « avec son enfant. » Suit le récit ordinaire du succès de Tell, de son arrestation, et de son évasion à l'endroit qui, dès lors, a conservé le nom de plateforme de Tell. L'archer franchit rapidement la montagne, « car il n'était pas encore tombé de neige, » et il va s'embusquer dans le

chemin creux de Küssnacht, où il se tient prêt, « sou arbalète tendue, » à tuer le bailli. En cet endroit, comme à la Tellenplatte, on a élevé, dit Tschudi qui est le premier qui en fasse mention, de petites chapelles (heilig Hüssli) qui subsistent encore. Après avoir commis son meurtre, Tell repasse à Schwyz, « raconte à Stauffach ce qu'il vient de faire, » et regagne « dans un batelet conduit par un des conjurés » le pays d'Uri où il arrive «nuitamment, car c'était le moment de l'année où les nuits sont les plus longues. >>

Il est inutile d'insister sur les additions purement imaginaires dont Tschudi a enrichi cet épisode et que nous avons signalées par des guillemets. Nous ne pourrions que répéter ce que nous avons déjà dit à propos des autres parties de la tradition soumises par lui au même procédé d'élaboration. Achevons son récit.

L'acte imprévu de Guillaume Tell causa un assez vif déplaisir aux confédérés, dont il dérangeait les plans, mais il ne changea cependant rien à leur résolution de ne les mettre à exécution que le 1er janvier suivant. Ce jour-là, le château de Rotzberg fut pris par une troupe de jeunes gens, qui se hissèrent le long des murailles au moyen d'une corde lancée par une jeune fille à son amant. A Sarnen, le bailli lui-même, ne se doutant de rien, laissa entrer dans sa demeure les paysans qui lui apportaient des cadeaux, et il s'en alla de sa personne à l'église. Pendant son absence, des renforts arrivèrent aux conjurés, le château fut pillé et rasé, et il en fut de même de celui de Rotzberg. On ne fit aucun mal, ni au bailli, ni à son lieutenant, ni à leurs satellites, et l'on se contenta de les chasser de la vallée.

Le même jour, « lundi 1er janvier, » on détruisait à Uri les forteresses commencées, et à Schwyz le château de Lowerz. «Le dimanche suivant (7 janvier 1308) les trois Waldstätten concluaient entre eux, pour dix ans, un pacte semblable à celui qu'avaient juré Walther Fürst d'Uri, Wernher de Stouffach de Schwyz, et Arnold de Melchthal d'Unterwalden. » Le roi Albert, informé de tout cela, voulut en tirer vengeance, et, vers le milieu d'avril, il arriva à Baden pour entreprendre une expédition militaire contre les vallées. Sa mort violente fit avorter ce projet, que, plus tard, reprirent ses fils et qui eut pour conséquence la défaite du duc Léopold à Morgarten.

Il faut remarquer que dans tout ce récit Tschudi n'a pu citer, à l'appui de ses dires, aucun document, aucun témoignage; ce qu'il ne manque jamais de faire quand il en a. Cela n'empêche pas qu'il n'ait fixé la tradition, parce que tout ce qui, chez les précédents narrateurs, était encore incohérent et décousu a disparu sous sa plume, pour faire place à un enchaînement bien suivi et fortement motivé. Il sait même, dans l'exécution de ce dessein, tirer parti de ce qui le gêne, en attribuant à ce qui n'est que la soudure mal réussie de deux légendes originairement distinctes le caractère d'un incident inattendu, qui vient momentanément déranger l'unité du mouvement général. Nous voulons parler de la manière dont il introduit l'épisode de Tell, qui n'est, dans la tradition commune, qu'un hors-d'œuvre emprunté par esprit de conciliation ou de largeur à la tradition particulière d'Uri, et que Tschudi explique historiquement en en faisant un coup de tête personnel et inopiné, de sorte que cet incident occupe tout naturellement une place à part dans le développement des faits, de même

qu'il a eu une origine spéciale dans le travail de la fiction.

En prêtant ainsi à chaque détail une physionomie naturelle et une raison plausible, en s'appliquant, avec une précision trompeuse, à encadrer les événements dans une chronologie positive, en employant, pour caractériser la condition, le rôle, le langage des personnes, un habile mélange d'éléments réels et d'éléments imaginaires, Tschudi a donné à la légende ce degré de vraisemblance qui met l'esprit du lecteur en repos et le fait acquiescer sans soupçon à tout ce qu'on lui raconte. Tout se déroule sous sa plume avec tant d'abondance, de simplicité et de bonhomie, que l'on s'y laisse prendre, et que, plus il invente, mieux on le croit.

Il est au fond le vrai père de la légende nationale, bien que ce ne soit pas sa Chronique, publiée seulement cent soixante-deux ans après sa mort, qui ait servi à la populariser. Mais, dès 1576, Josias Simler de Zurich, son ami, faisait paraître en latin sa République des Suisses qui, la même année, fut traduite en français et en allemand, et qui, résumant avec une heureuse concision l'œuvre de Tschudi, a propagé la tradition des Waldstätten non-seulement auprès du public suisse, mais dans le monde entier. Les nombreuses éditions de cet ouvrage, qui fit tout de suite autorité, et les histoires non moins nombreuses qui l'ont copié, ont servi, jusqu'à ce que la Chronique helvétique fut imprimée, à mettre la thèse qu'elle soutient à la portée d'un beaucoup plus grand nombre de lecteurs que ce gros livre n'en a probablement jamais eu 1.

Mais cette thèse et la légende qui en fait partie ont dû surtout leur succès à un historien de grand crédit qui, en ajoutant à l'autorité de Tschudi le poids de la sienne,

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