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ouvrage. Mais il suffit que son utilité soit reconnue par ceux qui veulent avoir une sûre connaissance des événements. Il méritera ainsi d'être envisagé comme un trésor durable, plutôt que comme un prix remporté dans l'arène littéraire par la victoire d'un moment 37. >>

Les contemporains qu'il fallait contenter, et les idées courantes qu'il fallait satisfaire étaient, à l'inverse des préceptes de l'illustre Athénien, les préoccupations dominantes de Tschudi. C'est ce qui enlève à son livre, aux yeux de la postérité mieux informée, une bonne partie du crédit que lui auraient valu les grands labeurs, l'abondante et inestimable collection de documents, les qualités éminentes de cœur et d'esprit, qui font l'incontestable mérite de l'ouvrage et de son auteur. En voulant plaire au présent, Tschudi s'est compromis devant l'avenir.

Disons toutefois, à sa décharge, que la route qu'il a suivie était celle où marchaient tous les historiens de son temps, et il n'est même pas sûr qu'elle ne soit pas, encore aujourd'hui, foulée par plus d'un faiseur de récits historiques. L'esprit de scrupule, de rigueur et d'exactitude, qui reste aussi étranger aux suggestions du patriotisme, qu'aux intérêts d'une secte ou d'un parti, qui ne veut rien affirmer sans preuves, ni rien contredire sans raisons, cet esprit, qui est pour l'étude et la composition de l'histoire, ce que la conscience est pour la règle et la conduite de la vie, cet esprit n'exerce pas encore un empire tellement incontesté, que nous ayons le droit de rendre, au nom des principes de la saine critique, un verdict trop sévère contre ceux qui, il y a trois siècles, étaient excusables de ne les pas connaître, tandis que, de nos jours, il est impardonnable de les oublier.

Mais, ces circonstances atténuantes admises, il n'en reste

pas moins vrai que Tschudi a cédé, plus qu'il n'aurait dû, à des considérations peu dignes d'un historien sérieux. Les fables qu'excluait sévèrement Thucydide, il les a retenues, embellies, consacrées; les opinions populaires, dont le grand historien grec appréciait l'autorité à sa juste valeur, quand il les récusait en matière historique, ont pesé de tout leur poids sur le patriotisme, plus respectable qu'éclairé, de l'écrivain suisse. Comment en douter, quand il nous le dit lui-même :

<«< Les Waldstätten, écrit-il à l'un de ses amis, m'ont instamment prié de raconter avant tout l'origine de la Confédération, telle qu'ils l'ont fondée. Ils ont particulièrement insisté pour que je m'étendisse sur leurs premières luttes avec l'Autriche, ce que je n'ai pu leur refuser. Aussi ai-je dû beaucoup modifier mon précédent travail et y insérer bien des histoires que j'ai apprises d'eux. Si Dieu le permet, ce que je dirai servira à avancer l'honneur de la Confédération et de chaque canton en particulier, et ne leur causera aucun dommage 38

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C'est donc sous l'influence et à l'instigation de ses confédérés de Schwyz, d'Uri et d'Unterwalden, que Tschudi a composé la portion de sa Chronique relative à la naissance de la Confédération, et nous n'avons nous-mêmes à tenir compte, dans l'œuvre de l'historien glaronnais, que de ce qui concerne les origines de l'alliance des Waldstätten. Son point de vue étant bien constaté, il nous reste à montrer de quelle manière Tschudi, en achevant de donner à la tradition le caractère de netteté, d'enchaînement, de vraisemblance qu'elle tendait de plus en plus à revêtir, a réussi, par cela même, à la fixer. Nous connaissons le but

qu'il se proposait, voyons comment il s'y est pris pour l'atteindre.

Les circonstances, les dates, les personnes, sont les trois éléments de la légende nationale, qui ont reçu de Tschudi un degré de précision auquel ils n'étaient pas encore parvenus. L'assurance même avec laquelle il procède, la confiance sans réserve qu'il accorde à tout ce qu'il dit, l'aplomb avec lequel il parle d'événements purement imaginaires, comme s'il les connaissait de science certaine, ne contribuèrent pas peu à concilier à son récit l'autorité qu'il suffit souvent de savoir prendre pour la posséder. Il impose tout à la fois et il en impose à son lecteur; on ne peut croire qu'un homme si bien au fait de tant de minutieux détails, ne soit pas le témoin le plus digne de foi: comme si ce n'étaient pas les détails les plus vraisemblables et les plus naturels qui font l'essence, le charme et la puissance des romans.

On sait d'ailleurs que Tschudi s'y est pris à plus d'une fois pour arrêter son choix sur tel ou tel de ces points précis qui semblent le moins de nature à être le produit artificiel de l'imagination. On possède encore la minute de sa rédaction première, et l'on peut y saisir sur le fait les tâtonnements auxquels il se livrait pour arranger le mieux possible, selon la vraisemblance, l'époque et les combinaisons des événements. Il a ainsi laissé un irréfragable témoignage du peu de scrupule qu'il apportait dans la rédaction de son récit, car ce qu'il a sacrifié, comme ce qu'il a retenu, trahit le même artifice de composition. Dans les deux cas, l'écrivain s'applique à simuler l'histoire sincère en mêlant, à doses inégales, le vrai avec le faux, en attribuant des actions purement fictives à des personnages his

toriques très-réels, en donnant des dates précises à des événements controuvés, et en prêtant des motifs fort plausibles à des actes imaginaires. C'est par cette sorte de fantaisie calculée, si l'on peut ainsi dire, qu'il est arrivé à donner à la légende sa forme incommutable et son dernier fini. A peine Jean de Müller et Schiller ont-ils fait sur sa toile quelques retouches avec leur magistral pinceau.

Une fois que Tschudi s'était volontairement placé sur le terrain de la tradition, et qu'il cherchait, par conséquent, à lui imprimer un cachet toujours plus marqué de vraisemblance, il n'y a pas lieu de s'étonner que, plus qu'aucun de ses devanciers, il se soit plu à développer et à préciser les détails de la légende. Il n'y a rien d'étonnant, en particulier, qu'il ait, plus expressément qu'on ne l'avait encore fait, avant lui, imputé au roi Albert (qui, le premier, avait porté le titre de duc d'Autriche), l'origine des excès et de la tyrannie que la légende avait mis à la charge de cette maison détestée. Tschudi est l'historien qui a le plus contribué à rendre le souvenir de l'affranchissement des Waldstätten inséparable de la personne du roi Albert, dont les baillis n'auraient été, dans les trois vallées, que les fidèles instruments d'une politique systématiquement oppressive et despotique. Il n'a pas craint, pour mieux établir sa thèse, de noircir et de calomnier ce prince, et s'il a, de cette manière, grossièrement altéré la vérité, il n'en a pas moins réussi à assurer à la tradition, par ce spécieux mensonger, une plus forte prise sur l'opinion.

Voici, en résumé, la thèse de Tschudi 39:

<«< Issue d'une race du Nord, probablement des Cimbres, la population des Waldstätten a joui de temps immémorial d'une pleine liberté politique, sous la protection de l'Em

pire. Des pactes d'alliance, renouvelés tous les dix ans, liaient l'une à l'autre les trois vallées, qui possédaient chacune une égale indépendance. Au commencement du treizième siècle, ayant à se plaindre de l'Empire, elles s'en sont momentanément détachées, pour se replacer bientôt sous son aile, lorsque l'empereur Frédéric II, en 1240, leur donna l'assurance d'un perpétuel appui. Près de soixante ans se passèrent, durant lesquels leur indépendance, de temps à autre menacée, ne reçut néanmoins aucune durable atteinte.

«< Mais, à peine le roi Albert d'Autriche fût-il monté sur le trône, qu'il voulut les assujettir à sa maison. Les Waldstätten lui envoyèrent, en 1298 et 1299, deux députations successives pour le détourner de ce projet; mais il refusa de les recevoir et il envoya, de son côté, les barons de Lichtenberg et d'Ochsenstein dans les vallées, pour les engager à faire leur soumission. Nouvelle députation au roi, dont on charge, en avril 1301, Werner d'Attinghausen, sans obtenir un meilleur résultat. .Trois ans s'écoulent, au bout desquels Albert, irrité de n'avoir pu vaincre l'obstination des Waldstätten, leur déclare qu'il va leur envoyer deux baillis impériaux à résidence, tandis qu'auparavant, dit Tschudi, un seul gouverneur commun aux trois vallées ne faisait de loin en loin, au milieu d'elles, que de rares apparitions.

<< Le roi Albert met Uri et Schwyz sous le commandement du chevalier Gessler, qui possédait le château de Kussnacht, mais qui prend pour demeure, à Altorf, la tour des intendants. A la tête de l'Unterwalden est placé Beringer de Landenberg, noble thurgovien, qui habitera le château de Sarnen et aura, dans celui de Rotzberg, un

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