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SECONDE ÉPOQUE

LA CONSTITUTION INTÉRIEURE DES WALDSTÆTTEN

JUSQU'AU COMMENCEMENT DU TREIZIÈME SIÈCLE

Ι

LA VALLÉE D'URI

Nous avons vu que c'est vers le milieu du huitième siècle, que l'on peut fixer l'origine probable de l'installation sur le sol des Waldstätten d'une population sédentaire. Mais nous avons constaté que ce n'est qu'un siècle plus tard qu'apparaissent, pour la première fois, les noms géographiques qui en attestent réellement l'existence. Jusque-là nous ne pouvions obtenir, dans notre enquête sur les destinées des petites peuplades qui se sont établies en ces lieux reculés, que des résultats négatifs, puisqu'un pays n'a point d'histoire quand il n'a pas d'habitants. Mais, si les documents historiques que nous possédons nous permettent de fixer, à la dernière date dont nous venons de parler, le début des annales de la vallée d'Uri, ils sont de peu de valeur pour éclairer les destinées de la vallée d'Unterwalden, et ils ont moins d'importance encore pour celles de Schwyz, dont le

nom n'apparaît pour la première fois, et encore de la manière la plus insignifiante, que cent vingt ans plus tard.

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C'est donc Uri qui, dans l'ordre chronologique, se présente le premier sur la scène de l'histoire, non toutefois pour y jouer un grand rôle, mais comme servant d'appoint aux largesses d'un prince. En 853, le roi Louis le Germanique, petit-fils de Charlemagne, voulant donner une marque de sa royale faveur au monastère de femmes qui existait « dans le bourg de Zurich, là où reposent les corps de saint Félix et de sainte Régula, martyrs de Christ, » et dont sa fille, la princesse Hildegarde, était abbesse, lui fait donation de son domaine « situé au dit Zurich, dans le duché d'Alémanie, dans le comté (pagus) de la Thur ou Thurgau, avec toutes ses appartenances et dépendances. » C'est dans celles-ci que se trouve compris le district ou « petit canton» d'Uri (pagellus Uronia), avec les églises, les maisons, les serfs des deux sexes, les terres de toutes espèces, les impôts et redevances, en un mot, « tout ce qui, dit le monarque, nous appartient, ou paraît maintenant appartenir à notre usage (ad opus nostrum pertinere videtur). » Cette donation n'était cependant pas tellement absolue, qu'elle dépouillât le souverain du droit de disposer au besoin, selon son gré, des biens qui avaient été concédés au monastère, comme le fit effectivement Louis le Germanique lui-même.

Le roi ajoute dans son diplôme « que sa très-chère fille Hildegarde doit donner tous ses soins à améliorer et à accroître les propriétés qui lui sont remises. » Il ordonne enfin « que nul juge public, ni comte, ni aucun fonctionnaire quelconque, ne s'arrogent dans les lieux susnommés, et au sujet d'aucune des choses qui s'y rapportent, la moindre

juridiction sur les hommes, tant libres que serfs, qui y habitent, et qu'ils s'abstiennent d'exiger d'eux des cautions, des tributs, ou des amendes, et d'exercer contre eux quelque violence, attendu qu'en ces lieux tout doit demeurer à perpétuité sous la protection royale et l'administration des avoués qui y sont établis1. »

L'abbaye impériale, dont cet acte de munificence forme la charte de fondation, a disparu depuis plus de trois siècles, tandis que le petit territoire, dont il lui était fait cadeau, a dû à cette libéralité même l'origine d'une indépendance qui dure encore.

Le document que nous venons de citer plaçait, en effet, ceux des gens de la vallée d'Uri qui relevaient de l'abbaye de Zurich dans une situation privilégiée, dont le bénéfice devait peu à peu s'étendre aux habitants de toute condition qui vivaient là à côté d'eux. La suite de cette histoire démontre effectivement qu'en donnant aux religieuses de St-Félix et Ste-Regula « le petit canton d'Uri, » Louis le Germanique ne lui avait transmis que les biens, les redevances et les individus appartenant au domaine royal. Il existait dans la vallée d'autres terres, d'autres propriétés, d'autres personnes, que celles dont les lois carolingiennes attribuaient au roi la légitime possession. Autrement, comment le diplôme de fondation aurait-il engagé l'abbesse à agrandir les terres mêmes qui lui étaient concédées (loca ipsa augmentando provehat)? Mais il est permis de penser, et la succession des faits le démontre également, que la portion de territoire octroyée à l'abbaye de Zurich formait la partie principale du pays d'Uri. Dès lors, le régime auquel elle était soumise devait tendre tout naturellement à s'établir dans le reste de la contrée. Or ce

régime, nous l'avons dit, était un régime de privilége, seule origine alors possible d'un régime de liberté.

Tandis que les populations soumises au droit commun, dans l'empire germanique, étaient astreintes envers les fonctionnaires publics à des obligations, que l'esprit d'usurpation de ces derniers rendit toujours plus onéreuses, jusqu'au moment où elles se transformèrent, par l'hérédité des charges, en un véritable état de sujétion politique, les ressortissants des couvents royaux jouissaient de prérogatives et d'immunités qui les enlevaient à ce péril et qui leur assuraient, à côté des souverainetés séculières, une existence indépendante.

C'était pour jouir également des bénéfices de cette indépendance que les hommes libres vivant dans les mêmes lieux se décidaient le plus souvent à abdiquer leur liberté personnelle et à devenir les ressortissants et les vassaux du monastère privilégié, en lui faisant hommage de leurs biens, qu'ils recevaient ensuite de lui pour les posséder en précaire. Entre eux et le couvent s'établissaient alors ces rapports mutuels de services et de protection qui formaient, à tous les degrés, l'essence du système féodal. S'ils se plaçaient ainsi dans un état de dépendance personnelle, cette dépendance entraînait pour eux moins d'inconvénients que l'isolement dans la liberté, et, dans tous les cas, les abus de pouvoir étaient bien moins à craindre de la part d'une abbaye, surtout d'une abbaye de femmes, que de la part de seigneurs laïques. Ce qui était vrai pour les tenanciers libres, l'était également pour les serfs attachés à la glèbe. Le servage n'entraînait point, pour les paysans des monastères royaux, les mêmes conséquences que pour les serfs des couvents non privilégiés, ni surtout que pour

ceux des grands propriétaires laïcs. Il leur assurait, au contraire, des avantages et des garanties, dont l'organisation si facilement oppressive de la société féodale rehaussait encore l'importance. Ce qui se passait ailleurs, se passa de même dans le pays d'Uri.

D'après le diplôme qui en inféodait la majeure partie à l'abbaye de Zurich, et qui, de siècle en siècle, fut confirmé par les successeurs de Louis le Germanique, les habitants, tant de condition libre que de condition serve, établis sur les terres du dit couvent, relevaient,- quant à la possession et à l'exploitation de ces terres, de l'abbesse de Zurich; quant à l'administration publique et à la juridiction civile et criminelle, — des avoués de l'abbaye; quant à la dépendance politique, de la souveraineté impériale. Le couvent de Zurich exerçait, comme grand propriétaire, ses droits seigneuriaux par l'entremise d'intendants de son choix (Meyer), chargés de percevoir les revenus de ses domaines, d'exiger les dîmes, corvées, prestations et redevances d'usage, et de rendre la justice lorsqu'il s'agissait de quelqu'un des cas qui rentraient alors dans la compétence de tout seigneur terrien. Dans les assises domaniales, où l'on jugeait d'après les us et coutumes en vigueur dans chaque localité, tous les « hommes du couvent » (Gotteshausleute), tant libres que serfs, intervenaient pour attester les précédents de cette tradition juridique. Les serfs possédaient en outre des droits civils et personnels, celui, entre autres, d'acquérir et de vendre, qui les élevaient fort au-dessus des conditions du servage ordinaire, et qui tendaient encore à les rapprocher des hommes libres, ce qui ne contribuait pas peu à faire des éléments divers de la population un tout compact et bien uni3.

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