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entre lesquelles nous avons vu qu'elle s'est partagée dès l'origine. Nous ne voulons point relever ici toutes ces variantes, ni faire l'analyse des diverses narrations que des auteurs d'histoires générales, comme Sébastien Frank et Sébastien Münster 32, consacrent dans leurs ouvrages aux origines politiques des Waldstätten, en se faisant presque complétement les copistes d'Etterlin. Il suffit de nous en tenir aux écrivains, qui, plus particulièrement occupés de raconter les destinées de la Suisse, ont repris et développé, à leur manière, le thème de la légende.

Le premier que nous rencontrons, dans l'ordre des dates, est le Zuricois Stumpff, auteur d'une Chronique qui a pour objet spécial l'histoire de la Confédération, et dont la première édition parut en 1548. Cet écrivain, qui montre plus de savoir et plus d'indépendance qu'aucun de ceux qui, avant lui, ont traité ce sujet, réussira-t-il mieux que ses devanciers à faire envisager le témoignage qu'il rend à la tradition, comme un argument de quelque poids en faveur de celle-ci? On en va juger.

S'il suffisait, pour transformer une légende en histoire, de lui donner les apparences de la probabilité, de prêter aux actes des personnages qu'elle met en scène des motifs plausibles, d'imprimer aux incidents dont elle se compose une physionomie vraisemblable et d'en disposer les éléments dans une succession chronologique rationnelle, Stumpff, qui s'est précisément proposé de traiter ainsi les origines des ligues suisses, aurait, jusqu'à un certain point, réussi dans cette transfiguration. Il emprunte à tout le monde et ne copie personne. Il ne suit exclusivement aucun de ses prédécesseurs, mais il combine, avec indépendance, les renseignements qu'il tire de chacun d'eux. La liste est

longue des auteurs qu'il dit avoir consultés et dont il discute souvent les assertions contraires, avant de présenter la sienne.

La distribution des matières de son ouvrage reposant sur la division topographique de la Suisse, Stumpff revient, chaque fois qu'il s'occupe de l'une des trois vallées d'Uri, de Schwyz ou d'Unterwalden, sur leur primitive histoire, et, dans ce qu'il en dit, il n'est pas toujours d'accord avec lui-même. Nous en verrons tout à l'heure des exemples. Tandis qu'il reproduit, sur les origines gothiques et suédoises des Waldstätten, les rêveries de Püntiner et de Fründ, qu'avait également copiées Etterlin, c'est à Justinger que Stumpff emprunte, en la développant, l'idée d'une lutte engagée vers 1260 entre les habitants des trois vallées et les baillis impériaux, auxquels, pendant la vacance de l'Empire, était remis, à ce qu'il s'imagine, le gouvernement de ces petits pays.

<«< A la suite de cette lutte qui dura douze ans, les baillis, dit-il, et la noblesse qui leur prêtait son appui, furent battus et chassés du pays. C'est alors que l'on construisit, comme moyens de défense, une tour à Sattel et une tour à Stanzstadt. Le roi Rodolphe de Habsbourg étant monté sur le trône en 1272 (1273) chercha à réconcilier les nobles et les Waldstätten, et il plaça ceux-ci sous la dépendance de la maison d'Autriche. Mais cet état d'assujettissement ne fut pas de longue durée; des actes authentiques attestent que les trois vallées rentrèrent bientôt, pour n'en plus sortir, sous la mouvance directe de l'Empire et sous le gouvernement de baillis impériaux. Le roi Albert fut luimême forcé, malgré le désir qu'il avait eu d'annexer les Waldstätten au patrimoine de sa famille, de respecter leur

indépendance. Celle-ci fut de nouveau menacée pendant l'interrègne qui suivit la mort du roi Henri VII, et après lequel intervint la double élection de Louis de Bavière et de Frédéric d'Autriche. La noblesse voulut saisir cette occasion de se venger des paysans qui jadis l'avaient expulsée, et elle trouva, dans les princes autrichiens et dans le bailli impérial de Schwyz et d'Uri, Gesszler leur client, de zélés auxiliaires. »

<< Les Waldstätten, continue Stumpff, se prononcèrent tout naturellement en faveur de Louis de Bavière, et de là surgit, entre eux et les baillis qui tenaient pour l'Autriche un dissentiment à l'occasion duquel ces derniers tentèrent d'empiéter sur les libertés des trois vallées. Une ligue secrète fut donc conclue entre quelques citoyens, dans une prairie dite au Rütle, et la noblesse en conçut de vives inquiétudes. Aussi, pour savoir à quoi s'en tenir sur cette conspiration, suggéra-t-elle au bailli Gesszler l'idée de faire placer au bout d'une perche érigée sur la place d'Altorf, un chapeau, auquel chacun serait tenu de rendre les mêmes hommages qu'au bailli lui-même. En prenant note de ceux qui s'y refuseraient, on serait mis sur la trace des auteurs du complot. >>

Gessler fait ce qu'on lui demande; Guillaume Tell contrevient à ses ordres; interrogé sur la conjuration, il déclare ne rien savoir. Pour en obtenir de plus explicites aveux, Gessler lui offre l'alternative, ou de tout confesser, ou d'avoir à abattre avec son arbalète une pomme placée sur la tête de « son plus jeune fils. » Guillaume Tell préfère ce dernier parti. Ici Stumpff reproduit le reste des aventures de Guillaume Tell d'après la version d'Etterlin; il place seulement le meurtre de Gessler « quelques jours »

après l'aventure du lac. Ensuite il indique sommairement, parce qu'il y revient ailleurs, les méfaits et la mort du bailli d'Unterwalden, « né de Landenberg, » et l'entrevue de Gessler et de Stauffach. « Ce fut là-dessus, dit-il, que trois hommes, à savoir Guillaume Tell d'Uri, Stouffacher de Schwyz, et un d'Unterwalden, s'engagèrent par serment à délivrer le pays de la tyrannie des baillis; leur nombre s'étant accru et le peuple s'étant soulevé, la noblesse fut de nouveau expulsée, quelques-uns de ses membres furent tués, et tous les châteaux furent détruits. Cela se passa dans l'été de l'année 1314. »

Stumpff reprenant ailleurs cette même date, à propos de Schwyz, dit: « Alors Gesszler et sa séquelle se livraient à toutes sortes d'excès envers les pauvres gens, dont ils jetaient les uns en prison, tandis qu'ils enlevaient aux autres leurs femmes et leurs enfants pour les déshonorer. » Le chroniqueur cite, à l'appui de son dire, Tell et Stauffach. C'est celui-ci qui, inquiet des paroles équivoques de Gessler, se rend à Uri sur le conseil de sa femme, et s'y engage par serment, avec Guillaume Tell et un d'Unterwalden, à affranchir le pays. Là-dessus, ajoute Stumpff, Gessler fit saisir Guillaume Tell, qui lui échappa et le tua. « C'est alors que les Schwyzois ont rasé le château de Rogkenberg et détruit la bonne forteresse de Schwanow, dans le petit lac de Schwyz, qu'on appelle le lac Lowerz. »

Quant à l'Unterwalden: « Dans une vallée qui, du nom de la Melch qui l'arrose, est appelée Melchthal, du temps du roi Louis (1314), un bailli qui résidait au château de Landenberg, voulut, sans motif, enlever à un paysan une paire de bœufs, disant que les paysans devaient eux-mêmes tirer la charrue, les traîneaux et les chariots. » Bientôt après le

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même tyranneau voulut contraindre la femme d'un paysan « d'Atzelen, » en l'absence de son mari, à lui préparer un bain et à y entrer avec lui. La femme prépare le bain, envoie secrètement un messager à son mari, qui revient en toute hâte et tue d'un coup de hache le bailli dans le bain. « Ceci doit avoir été une des causes du soulèvement, et ce paysan doit avoir été le troisième confédéré qui s'allia avec Guillaume Tell d'Uri et Stouffacher de Schwyz. » A Sarnen il existait un château fort, « où quelques-uns prétendent que résidaient ceux de Landenberg; » il fut pris par ruse, le jour de Noël 1314, par les paysans, pendant que le seigneur était à l'église; celui-ci vida immédiatement le pays avec son monde et tout ce qui fut trouvé dans le château fut égorgé 34.

Nous avons donné avec quelque étendue le récit dispersé de Stumpff, parce que l'on peut y voir combien la tradition était chose encore incomplétement admise et mal affermie dans l'opinion, puisque le savant historien ne se trouve d'accord, en la rapportant, ni avec ses prédécesseurs, ni avec lui-même. Il attribue aux événements de la légende une date toute nouvelle, celle de 1314, qui, pour être plus plausible que celles de 1296, de 1298 ou de 1300, n'est cependant pas plus historique. Il flotte entre la version d'Uri et celle d'Obwald, sans suivre ni l'une ni l'autre.

Tantôt il place Tell à la tête du trio des confédérés, qui se serait formé à la suite du meurtre de Gessler; tantôt il attribue à Stauffach l'initiative de la confédération, qui aurait précédé, au contraire, les aventures et la vengeance du citoyen d'Uri. Il ne sait pas mieux à quoi s'en tenir sur l'origine de l'alliance. Tantôt il la fait sortir de la conjuration secrètement formée par des conspirateurs

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