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débite ne portaient pas déjà en elles-mêmes les traces évidentes de la fiction, les mensonges historiques, au milieu desquels il les a placées, suffiraient à les reléguer sans conteste au rang des fables.

C'est pourtant de cette source plus que suspecte, qu'est sortie et que découle encore la tradition généralement accréditée. Seulement elle a subi avec le cours du temps une élaboration constante qui, sans rien changer au fond de la rédaction originale, a eu pour but comme pour effet de donner plus de précision, et par cela même plus de vraisemblance, à tout l'ensemble de la légende. Chez le chroniqueur de Sarnen, comme dans la ballade de Tell, cette légende flotte encore, pour ainsi dire, en l'air; nulle date ne la fixe dans un moment précis de l'histoire; les personnages mis en scène sont, pour la plupart, anonymes ou imparfaitement désignés; les divers incidents sont mal liés les uns aux autres, et plusieurs détails manquent de netteté et de physionomie. C'est à remplir ces lacunes, à réparer ces imperfections, à donner au dessin plus de fermeté et au coloris plus de vie, que vont pendant trois siècles s'appliquer des historiens, des artistes et des poëtes, grâce auxquels cette tradition a poussé dans l'opinion des racines trop profondes, pour que jamais peut-être la vérité historique réussisse à prévaloir contre elle.

Il ne sera pas sans intérêt d'examiner comment ce résultat a été obtenu et de signaler rapidement les transformations successives qu'a subies la légende depuis sa première appa

rition.

V

LES LÉGENDES ANECDOTIQUES

LEUR DÉVELOPPEMENT

Le premier ouvrage, dans l'ordre des dates, qui reproduise le récit romanesque et mélodramatique de l'anonyme de Sarnen, est la chronique du Lucernois Petermann Etterlin, imprimée à Bâle en 150726. Quoique cet auteur ait copié, presque mot à mot, l'œuvre de son devancier, il introduit ici et là des variantes qui peuvent servir à indiquer, soit le manque de fixité de la légende, soit le genre de développement dont on l'enrichissait. Ainsi, chez Etterlin, Gessler s'appelle Grissler; le Rütli s'appelle le Betlin; Swandow est changé en Schwanow, et le Rötzberg devient le Rogenberg. La tour bâtie par Gessler « au-dessous de Steg sur une colline et qu'il voulait nommer Twing-Uren, » se change, sous la plume d'Etterlin, en une tour «< construite sur la colline de Solenturn, et que le bailli voulait nommer Zwing Ury under die Stegen. » La saillie de rocher dont la chronique de Sarnen parle comme de « la plate-forme au Tell» (die ze Tellen blatten), sans établir aucun rapport entre ce nom de lieu et celui du Thall, est dans Etterlin, comme chez Rüss, « une grande plateforme que, dès lors, on a toujours nommée et qu'on nomme encore aujourd'hui la plateforme de Tell » (des Tellen blatten). Comme chez Rüss, également, le nom seul de Guillaume Tell, ou de Tell, est employé d'un bout à l'autre du récit.

Divers détails, que ne renfermait point la chronique de Sarnen, sont introduits par Etterlin dans l'histoire de l'archer d'Uri. Gessler l'interroge sur ses enfants et lui demande lequel d'entre eux il aime le mieux : « Je les aime tous également, » répond le père. Puis, quand l'ordre lui est donné d'abattre la pomme, Tell résiste et s'écrie que c'est une chose contre nature. » Ce qui l'inquiète, lorsque le bailli le presse de s'expliquer sur la destination de la seconde flèche, c'est de ne voir près de lui « aucun de ses compagnons qui pût venir à son secours. » Enfin le meurtre de Gessler, que la chronique anonyme mentionne sèchement, n'a lieu, suivant Etterlin, qu'après que l'archer, caché dans son embuscade, a entendu le bailli «< machiner contre lui toutes sortes de projets. »>

Dans l'épisode d'Altzellen, le seigneur qui, d'après la chronique d'Obwald, n'est pas le même que Landenberg. est, au contraire, identifié avec celui-ci par Etterlin, qui. lorsqu'il raconte la prise du château de Sarnen, parle du << nouveau seigneur qui n'a pas su s'instruire par ce qui était arrivé à son prédécesseur, tué à Altzellen. » Il met, en outre, dans la bouche du mari qui venge l'honneur conjugal, des paroles ignorées de la première chronique. Dans le conciliabule tenu par Stauffach à Altorf, où, parmi les représentants des trois vallées, le chroniqueur anonyme place « un des Fürsten d'Uri, » Etterlin met seulement « un d'Uri; » mais il ajoute que « le serment qu'ils prêtèrent fut le premier serment, le commencement des alliances, par lequel ils s'engagèrent à faire prospérer le droit, à réprimer l'injustice, à punir les méchants. » Le citoyen du Bas-Unterwalden qui se joint aux trois premiers confédérés et que la chronique de Sarnen appelle « un du Nidwald, » est dési

gné par Etterlin comme « celui qui avait tué le seigneur dans le bain, à cause de sa femme. >>

Plus de précision et plus de vraisemblance dans certains détails, des modifications arbitraires et sans motifs pour d'autres points du récit, voilà ce que quelques exemples. choisis entre plusieurs autres du même genre, nous permettent de constater dans cette première élaboration de la tradition commune. Mais les corrections n'ont pas, aux yeux de l'histoire, plus de valeur que le thème auquel elles s'appliquent, et Petermann Etterlin se montre à tous égards, dans sa chronique, un trop crédule et trop inexact écrivain, pour qu'il mérite plus de créance quand il accorde à la tradition l'autorité de son témoignage, que lorsqu'il atteste tout aussi sérieusement la mise au monde, par des femmes, d'un lion, d'un petit cochon et d'un monstre à corps d'homme et de chien ". Si, depuis le milieu du quatorzième siècle, son récit acquiert un peu plus de poids. tout ce qui précède cette époque dans sa narration est sans nulle valeur historique. Il reproduit les légendes telles qu'il les trouve, mais il ne saurait leur conférer aucun caractère de crédibilité.

Tandis qu'Etterlin propageait ainsi, avec quelques variantes, la branche de la tradition nationale, telle que l'avait donnée la chronique d'Obwald, tout à côté de lui et de son livre, on rencontre d'autres auteurs et d'autres ouvrages, chez lesquels c'est, au contraire, la tradition sous la forme qu'elle avait prise à Uri, qui est mise en lumière. C'est ainsi que, en 1512, Diebold Schilling de Lucerne rattache l'origine de l'alliance des trois vallées à l'aventure de Guillaume Tell; seulement il attribue à un prétendu comte de Seedorf l'ordre donné à l'archer d'abattre la pomme,

et il place cet événement en 1334 28! C'est ainsi que, en 1315, le poëte Lorit de Glaris (Glareanus), dans son Panégyrique de la Suisse, désigne la vallée d'Uri, comme «< ayant osé la première s'attaquer aux tyrans » (prima tyrannos corripere est ausa), et Guillaume Tell, comme « le défenseur de la patrie et l'auteur de la Confédération » (Quis sit quoque foederis autor.... | Brutus erat nobis Uro Guilielmus in arvo, | Assertor patriæ, vindex ultorque tyrannum); tandis que Schwyz et Unterwalden n'ont fait que suivre l'exemple donné par Uri 29.

C'est ainsi, surtout, que, vers 1525, on voit un écrivain inconnu se faire, dans un drame populaire, l'organe des prétentions d'Uri. Ce drame versifié, et qui a été souvent remanié dès lors, a pour titre : « Une jolie pièce représentée à Uri, dans la Confédération, sur Guillaume Thell, leur concitoyen et le premier confédéré 30. » Dans cette pièce, le principal personnage est, en effet, l'archer d'Uri. C'est lui qui, le premier, avant même d'avoir eu à souffrir pour son compte, conçoit l'idée de l'alliance entre les habitants des trois vallées; c'est lui qui fait prêter le premier serment à Stauffach de Schwyz et à Erny du Melchthal, victimes l'un et l'autre de la malfaisante tyrannie des baillis; c'est lui qui, après être sorti sain et sauf des embûches qui lui ont été tendues, invite à prendre part au serment fédéral le peuple tout entier. D'un bout à l'autre il a la haute main.

Le drame populaire a bien retenu, pour le rôle de Tell, la plupart des traits que renferme la chronique de Sarnen, mais il fait tenir à l'archer un langage dont la fierté et la finesse se seraient mal conciliées avec le caractère que lui prête l'autre forme de la légende, quand, pour mettre son imprudence sous le couvert de sa bêtise, elle lui fait dire:

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