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parvint, avec la grâce de Dieu, vers une plateforme, et il poussa la barque contre la plateforme, laquelle s'appelle encore aujourd'hui la plateforme de Guillaume Tell, et il saisit son arbalète qui était à l'arrière de la barque. puis il sauta sur la plateforme, lâcha son coup et tua le bailli. Et ils ne purent, à cause de la grande agitation. ramener la barque vers la plateforme, ni vers la terre. Alors il reparut de nouveau dans les vallées et fit entendre de plus grandes plaintes qu'auparavant; ce qui eut pour effet d'amener un grand conflit entre les seigneurs et les vallées. >>

On voit que ce complément de la légende de Tell, qui fait de lui le promoteur exclusif du soulèvement des Waldstätten, correspond exactement aux prétentions exprimées dans la première ballade, et qu'il doit, en conséquence, être très-probablement rapporté à la même origine. Ce qui est certain, c'est qu'il achève de donner à la tradition d'Uri une physionomie particulière, qui la distingue nettement de ce qu'on peut nommer, par opposition, la tradition commune des Waldstätten.

2. LA LÉGENDE COMMUNE.

Cette seconde branche de la légende nationale apparaît en même temps que l'autre, sans que l'on puisse dire, si, dans les croyances populaires, elles se sont simultanément ou successivement formées; mais, qu'elles soient nées et se soient développées sous des influences différentes, le contraste qui les sépare ne permet guère d'en douter. La divergence est complète entre ces deux versions d'une même histoire, soit qu'il s'agisse de l'ensemble du sujet, ou du détail

des incidents communs à toutes deux. Les origines de la Confédération, comme les aventures de Guillaume Tell, y sont représentées sous des aspects entièrement différents. Nous sommes en face de cette première période de l'élaboration légendaire, où le champ reste encore libre pour les inventions capricieuses et les embellissements fantastiques. En d'autres termes : nous sommes en face, non pas de faits historiques qui auraient trouvé dès l'origine, dans une affirmation constante, leur indiscutable et identique consécration, mais de créations factices qui, sur le même sujet, se contredisent et s'excluent, parce qu'elles ont pour fondement l'imagination et non la réalité.

L'ouvrage où se trouve renfermée pour la première fois, et sous sa forme définitive, sinon complète, la seconde branche de la tradition nationale sur l'affranchissement des Waldstätten, est une chronique anonyme qui a été écrite vers l'an 1470, et qui se trouve déposée dans les archives de Sarnen 23. Elle n'y a été découverte qu'il y a peu d'années, mais son texte ayant passé, presque sans aucun changement, dans le premier livre imprimé où ait été racontée l'histoire de la Confédération, il a pris possession de l'opinion, et la narration qu'il contient s'est rapidement propagée. Elle est ainsi devenue la tradition régnante. Seulement, au lieu de l'étudier de seconde main dans la chronique du Lucernois P. Etterlin, publiée à Bâle en 1507, nous pouvons la prendre à sa source, dans le manuscrit même où elle fut transcrite en 1470. Est-ce alors aussi qu'elle fut composée, ou bien le texte qui se trouve dans les archives d'Obwald n'est-il que la copie d'un plus ancien original? Certains indices autorisent cette dernière supposition, sans permettre toutefois de rien préciser sur la date,

antérieure à 1470, où l'on peut placer la rédaction première de cette chronique; mais nous verrons bientôt que, sur un point tout au moins, elle a conservé la trace d'une forme de la légende qui a dû exister avant le moment où s'introduisit, dans la tradition d'Uri, le nom de Guillaume Tell.

Disons d'abord que cette chronique de Sarnen, qui est, sinon la source première, du moins le plus ancien témoin de la tradition commune, débute par les plus étranges travestissements historiques qu'on puisse imaginer. Elle n'a retenu de l'histoire réelle qu'un seul souvenir, celui du roi Rodolphe de Habsbourg, et elle groupe autour de son nom tout le passé des Waldstätten. Ce roi élève les comtes du Tyrol à la dignité de ducs d'Autriche; ce roi persuade aux gens des Waldstätten de reconnaître la suzeraineté de l'Empire, en s'engageant à respecter lui-même leurs franchises immémoriales. Il tient parole sa vie durant; mais, après sa mort, les baillis qu'il a placés dans les vallées abusent de leur position pour en opprimer les habitants. La famille du roi s'éteint, et les comtes du Tyrol héritent de ses domaines en Thurgovie, en Argovie et dans le comté de Zurich. Les seigneurs du pays obtiennent des héritiers des Habsbourg l'inféodation des baillages des Waldstätten. Alors «< un Gesler devient pour l'Empire bailli d'Uri et de Schwyz, et un de Landenberg bailli d'Unterwalden. » Se conduisant plus tyranniquement encore que les baillis précédents, ils commirent toutes sortes d'iniquités et d'actes de violence et de libertinage.

C'est ici que la chronique intercale le récit de quelquesuns de ces méfaits, et qu'elle devient aussi prolixe et aussi précise qu'elle était auparavant empreinte d'une vague con

cision. Son auteur qui, sur le terrain de l'histoire, marchait comme un homme perdu dans les ténèbres, retrouve son assurance lorsqu'il aborde le domaine de la fiction; l'invention lui est plus facile à manier que la réalité. Que cette invention provienne de son propre cru, ou qu'il ne fasse que mettre par écrit une tradition déjà répandue, on dirait que sa narration imaginaire a été composée suivant un procédé méthodique. Voulant donner des exemples de la conduite criminelle des baillis, il classe ces exemples systématiquement, d'après une combinaison où il semble qu'on a cherché, d'une part, à tenir compte des subdivisions politiques des Waldstätten, et, de l'autre, à se conformer aux catégories entre lesquelles le dixième commandement du Décalogue répartit les diverses formes de la convoitise. Le pays d'Uri ayant dans la personne de Tell son représentant, il fallait pourvoir Schwyz et les deux Unterwalden. C'était trois anecdotes à imaginer, et, comme la loi divine interdit de convoiter la maison, la femme et le bœuf du prochain. le thème de chacune de ces anecdotes était tout trouvé.

La série de ces petites narrations fictives s'ouvre par l'aventure des boeufs ravis dans le Melchthal, sur l'ordre de Landenberg, bailli de Sarnen, à un paysan dont le fils s'oppose à cette spoliation, blesse l'estafier qui veut la commettre, et prend la fuite par crainte de la vengeance du bailli. Celui-ci, pour se dédommager, donne l'ordre d'aveugler le père et de confisquer ses biens. Voilà pour ce qui touche le Haut-Unterwalden et pour ce qui concerne la convoitise relative au boeuf du prochain. Passant à la partie inférieure de la même vallée, le chroniqueur (c'est le romancier qu'il faut dire) place la scène à Altzellen, où «<le seigneur de l'endroit, » vivement épris de la femme d'un

paysan, se fait, en l'absence de celui-ci, préparer un bain où il veut la faire entrer avec lui (fantaisie qui s'explique mieux par l'association d'idées qu'éveillait, chez le narrateur, le souvenir des histoires de Bathsèbah et de la chaste Susanne, que par la possibilité pour le hobereau de réaliser son licencieux projet dans une rustique chaumière); mais le libertin est surpris encore seul dans la baignoire par le mari, qui le tue d'un coup de hache, avant que la pudeur de son épouse ait reçu la moindre atteinte. Le Nidwald et la convoitise pour la femme du prochain ainsi défrayés, restent Schwyz et la convoitise de la maison d'autrui:

<«< Or, dans le même temps, il y avait à Schwyz un homme qui s'appelait Stoupacher, et il habitait à Steinen de ce côté-ci du pont. Il avait construit une jolie maison de pierre. Alors un Gesler était bailli pour l'Empire. Il vint un jour à passer à cheval, et il appela Stoupacher et il lui demanda à qui appartenait la jolie demeure. » Cette question, où il voit percer l'intention de s'emparer de son bien, jette le trouble dans l'âme de Stoupacher; sa femme s'en aperçoit, et jouant auprès de lui (comme Porcia auprès du second Brutus) le rôle d'une digne épouse, elle lui conseille de faire part de ses inquiétudes à ses amis d'Uri et d'Unterwalden. Stoupacher suit son conseil, et, recherchant des auxiliaires, il rencontre « un des Fürsten d'Uri et celui du Melchthal qui s'était enfui de l'Unterwalden. » Ils s'engagent tous trois par serment; puis ils cherchent et ils réussissent à s'adjoindre (pour compléter le quadrille) un citoyen du Nidwald. Peu à peu leur société grossit, et ayant formé une ligue « afin de se défendre contre les seigneurs, ils se rassemblaient, de nuit et en secret, près du Myten Stein, dans un endroit qui s'appelle au Rüdli. »

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